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Texte libre : Quand le ON devient JE pour accueillir le NOUS

 

 

 

 

Quand le ON devient JE pour accueillir le NOUS
 
« Deux n'est pas le double mais le contraire de un, de sa solitude.
   Deux est alliance, fil double qui n'est pas cassé. »
                                     Erri de Luca
 
 Le thème du Congrès venait d'être choisi: premier invariant proposé par le fondateur du mouvement, son UN évoquait l'ordre et suggérait déjà par sa formulation l'unique en cet enfant qui paraît et grandit avec, dès sa naissance, une personnalité et une histoire à nulle autre pareille. Une des premières missions affichées par l'école est sa socialisation, l'accès au NOUS, trop souvent remplacé dans les habitudes langagières modernes par un ON indéfini dont NOUS et JE ont du mal à se sentir solidaires. Avec les enfants de ma classe de CE1, nous avons alors commencé à réfléchir à qui était JE et où il nichait, comment il se représentait, à quoi ressemblaient ses rêves de lui et ses multiples déguisements. Puis, la Ligue des Droits de l'Homme nous a sollicités pour réfléchir à ce qui construisait le NOUS social dans une Liberté, une Egalité et une Fraternité qui ne soient pas que de façade et nous nous sommes mis à imaginer
                  « Un toit pour toi, un toit pour eux, un toit pour nous »...
NOUS, devint alors une communauté tâtonnante d'enfants et d'adultes enrichie de toutes ses différences et de toutes ses complémentarités,
capable de partager l'aventure qu'est toujours une année scolaire.
 
 
 
 
Je vous propose un jeu, qui de case en case vous amène au ciel et vous met au défi de revenir sur Terre,
sans trébucher, en ramenant dans votre main le précieux caillou voyageur ramassé sur le chemin,
celui qui vous a permis d'avancer.
 
Je vous propose un jeu d'enfants, un que vous observez désormais de votre hauteur d'adulte, un auquel vous ne vous risquez plus souvent...sauf si, comme moi, vous continuez à suivre les cailloux où qu'ils aillent, à les écouter vous appeler sur les plages et dans les allées forestières, à les collectionner sans trop savoir pourquoi, comme ça, comme ça....
 
Il reste peut-être en vous un Petit Poucet, une Petite Poucette, un enfant qui sommeille et qui parfois pleure dans sa prison de temps. Il regarde encore le monde avec vos yeux, à travers eux, mais sans toujours avoir le droit à la parole.
Sa parole, il y a parfois longtemps qu'elle a été muselée et que vous vous êtes faits ventriloques d'adultes qui vous toisaient de haut. Longtemps qu'à votre tour, peut-être, vous avez appris à toiser au lieu de vous accroupir ou vous agenouiller à la hauteur de cet enfant qui vous ressemble.
 
« L'enfant est de la même nature que nous. »écrivait un jour Célestin, descendu de son estrade.
Qui est ce NOUS dont-il parle? Existe-t-il vraiment? Il suppose une communauté adulte, pas un peuple de « grands » survivant sans mémoire à son enfance perdue.
Il suppose que nous soyons devenus non pas le double en taille de l'enfant de jadis, mais son complémentaire, son LUI devenu grand sans tuer son petit, sans le nier, le refouler ou le mépriser.
L'enfant est de la même nature que nous parce qu'il vient à travers nous mais aussi parce que nous venons de lui, qu'il est notre germe, notre espoir vivant, notre être en devenir.
L'invariant numéro un ne peut se lire seul, sans celui qui le suit immédiatement:
 
« Être plus grand ne signifie pas forcément être au-dessus des autres. » poursuit le maître venu s'asseoir à côté des enfants, ayant compris qu'ainsi il était mieux à même de se souvenir, de suivre leur tâtonnement et d'accompagner cette puissance de vie qui ne demande qu'à agir.
A l'école d'aujourd'hui, comme à celle d'hier, il y a des moments magiques sans baguette, des chemins de traverse pris par tous ceux qui, refusant tout catéchisme, tout dictat, pensent et agissent en leur âme et conscience, en refusant de suivre à la lettre des instructions paradoxales, en risquant la désobéissance civique lorsque, sur le terrain, celles-ci nourrissent l'échec et portent plus leur attention sur l'erreur devenue faute que sur la réussite.
 
Mais il y a aussi , comme en magie, la pédagogie noire, celle qui oppose, jauge, juge, évalue, quantifie sans répit, affamée de notes et d'items, de statistiques et de normes, celle qui ne commence pas à l'école, celle qui prolifère dans les familles bien avant que l'enfant, contraint de devenir élève, au lieu que d'être « élevé », porté, accompagné, ne soit considéré comme «un apprenant » par une institution incertaine d'elle-même donc péremptoire.
 
Arrivée là, il serait logique que je m'intéresse à l'invariant numéro 3 mais la marelle, dans ma tête est une création évolutive, elle a ses « hyperliens » qui, souvent, la font proposer un saut dans une autre dimension, un parcours hors piste, comme en abyme, tout en restant co-errante avec elle-même et avec cette école que Freinet voulait buissonnière.
 Alors je saute dans un livre posé là, sur la case. L'auteur s'appelle Henry BAUCHAU, il est mort en septembre dernier après une longue vie aussi créative et tournée vers les autres qu'introspective, écrivant son journal et le publiant comme un fil d'Ariane pour guider le lecteur dans son oeuvre labyrinthique. Le livre s'intitule « L'Enfant Bleu », il a été terminé en 2004, après cinq longues années de maturation. C'est un voyage à la découverte du monde refoulé dans les marges, celui des enfants différents. Orion, le guide, est une jeune psychotique qui parviendra à trouver sa place et à dire JE grâce à l'entêtement d'une psy atypique qui se sent elle-même appartenir à ceux qu'elle nomme « Le peuple du désastre ». L'art, la création artistique y sont omniprésents. Pas l'art en conserve, pas celui des galeries branchées, toutes ébahies d'elles-mêmes et aussi élitistes que les académies qu'elles réfutent.L'art brut qui mûrit et évolue au contact des autres, celui sur les chemins duquel Elise, la compagne de Célestin, et tant d'autres après elle ou avec elle, souvent des femmes, ont tenté d'accompagner les enfants sans s'accaparer leurs oeuvres, sans les détourner de leur quête, sans se faire, à peu de frais, briller par procuration.
 
Il faut beaucoup d'humilité pour s'effacer ainsi. Beaucoup d'entre elles, et même Elise, n'encombreront pas longtemps les présentoirs des librairies et leurs témoignages pourtant si précieux, ne seront accessibles qu'aux « archéologues » du mouvement.
 
Je sors du livre, reviens en surface avec une question dans la poche:
« Comment le ON devient JE pour accueillir le NOUS ? », j'en fais mon titre au passage.
 
Est-ce qu'il existe un JE, déjà, à l'âge des jeux? Est-ce que c'est la vie qui le modèle comme cet argile d'où, longtemps, on admit qu'un dieu hypothétique sortit l'homme, puis de sa côte pour lui tenir compagnie, la femme? Qui est le grand sculpteur qui nous ferait statue, puis, nous animerait de son souffle?
 
Cette version, pour artistique qu'elle fut, ne m'a jamais inspirée. J'ai grandi au ras-des-pâquerettes, comme Célestin, au milieu des herbes vagabondes et indisciplinées traversées par des sources qui, parfois, deviennent fleuves. Ma petite fille, à l'intérieur, n'a jamais pu se résoudre à renoncer au monde vert pour celui, poussiéreux souvent, des feuilles noircies d'encre. Elle ne supporte pas les enfermements, qu'ils soient idéologiques ou architecturaux, elle laisse germer des graines dans des lieux improbables et s'extasie du chardon qui crève le bitume. Ça réveille en elle un rire que l'école a souvent éteint mais sur lequel les enfants soufflent avec le leur. Ça la rapproche aussi de cette nouvelle lecture qu'il nous faut intégrer: celle des écrans et des tablettes, celle en trois dimensions.
 
Case 4, elle saute et atterrit d'un pied-cloche dans la tête psychiatre d'un américain né à Montréal, fondateur de l'analyse transactionnelle: Eric BERNE. Dans son livre « Des jeux et des hommes », il écrit:
« Chacun transporte à l'intérieur de soi ses parents. [...] Chacun possède un adulte. [...] Chacun transporte à l'intérieur de soi un petit garçon ou une petite fille. »
 
En me relisant, je constate que mon JE est devenu transitoirement ELLE, le temps d'un saut.
Ces mots qui pourraient, eux aussi, être considérés comme des invariants me rassurent: je ne souffre pas de démultiplication massive de la personnalité, je suis juste moi avec mon histoire. Et ces enfants que l'on disait il y a encore si peu de temps « inadaptés », ne sont peut-être que des enfants perdus, égarés dans la leur par l'incompréhension qu'ils ont, non pas du monde, mais d'une société normative et trop sûre d'elle en apparence qui ne cesse de se dédire sans pour autant faire, à l'âge où elle est si importante pour apprendre et se construire, une vraie place à la différence.
 
La marelle m'a essoufflée, pas vous? C'est un jeu qui n'apporte jamais de réponses toutes faites, il faut savoir s'en reposer pour méditer les questionnements surgis des cases ou dans l'envol, mais avant de reprendre, nous aussi le chemin d'école, je crois que c'est un exercice mental et physique indispensable pour ne pas, à l'automne venue, nous embourber dans les ornières du convenu et du simpliste sous quelque forme qu'il se présente.
 
                                                                   Pascale Borsi
                                                                   Ecole Marie CURIE
                                                                   14 LISIEUX
                                                                        - Août 2013-