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Vers l'UNIPRIX pédagogique

Novembre 1961

La démocratisation de l'enseignement est la revendication majeure d'une période historique où les peuples s’essaient à prendre en mains leur propre destin.

Cette démocratisation s'opère pour l'instant en France dans le formalisme et l’impuissance, dans une sorte de nivellement par la base qui risque d’handicaper dangereusement la culture et donc l’évolution sociale et politique de notre pays.

L’Ecole, en théorie du moins, restait naguère l'artisanat traditionnel, avec sa rudesse parfois, mais aussi avec ses fournitures à la demande, plus ou moins sur mesure, avec ses employés et ses commis qui prenaient contact avec les clients pour les conseiller et les guider dans une atmosphère de familiarité — on dirait aujourd'hui d’affectivité —. Il y avait bien sûr le sur mesure destiné aux riches — qui avait ses vices — et celui des pauvres, maladroit et incertain. Mais l'Ecole n'avait pas encore basculé dans l'anonymat et l'UNIPRIX.

Les grands ensembles scolaires, les écoles-casernes ont été la première étape de l'évolution ; la surcharge des classes en a marqué la seconde. On rode la troisième avec des méthodes pédagogiques calquées sur l'UNIPRIX.

Tout le monde évidemment peut pénétrer dans l'UNIPRIX.

Les articles y sont étalés, brillants et chatoyants dans leurs étuis de matière plastique. Le néon vous saoule de lumière et la musique vous enivre de sons et de bruits. Aucun contact humain : la caissière n'a rien à vous dire : elle vous donne ce que vous désirez et vous payez. Quand vous sortez de là, le cabas bien garni mais la poche vide, vous poussez un ouf de soulagement et vous respirez enfin, délivrés d'une mécanique moderne obsédante et trompeuse.

L'Ecole est en train de devenir cet Uniprix. On y pénètre en foule : on y défile anonymement sous les yeux résignés de maîtres qui, comme les vendeuses d'Uniprix, n'auront bientôt plus pour rôle que de surveiller leur trop nombreuse clientèle. Nous aurons de l'étalage moderne — en couleurs — de manuels, de tableaux muraux et de jeux avec les techniques audio-visuelles, disques et cinéma. Mais plus de sur mesure. L'enfant n'aura plus le loisir de s'arrêter longuement près d'un maître sympathique qui lui parle, l'interroge, le secoue è l'occasion, l'aide parfois... il faudra défiler ! Il ne s'agit plus là d'essayer, de manipuler, de choisir. Vous regardez comme les autres et vous prenez ce qu'on vous offre...

Mais il fallait, à cet Uniprix pédagogique une méthode autre que celle de l'affectivité et du sur mesure. L'Uniprix ne travaille pas sur les principes de l'artisanat. Il fallait, pour l'imiter, trouver un système simple, valable pour tout le monde, qui ne nécessite ni contacts humains, ni explications, ni leçons, qui puisse être assuré éventuellement par des machines servies seulement par des opérateurs.

On a édicté le par cœur, la nouvelle théorie pédagogique de la France 1961. Dépassées les leçons de choses, les enquêtes, les expériences, la vie coopérative. C'était plus ou moins du sur mesure et il nous faut de l'automatique, qu'on baptise pompeusement réflexes conditionnés — ô mânes de Pavlov ! — répétitions assurant les bases, comme si les assises n'étaient pas, dons une construction, la fonction primordiale.

Il suffit aujourd'hui d'apprendre par cœur et on supprime d'un trait de plume les enseignements qui ne s'accommodent point de ce par coeur : histoire, géographie, sciences, travaux artistiques.

Il reste à dresser un inventaire complet de ce qui doit être acquis par coeur. C'est déjà fait pour la grammaire puisque les récentes instructions donnent le détail, classe par classe, de tout ce que l'enfant doit savoir par coeur (à aucun moment la circulaire ne se préoccupe d'inviter les éducateurs à une compréhension qu'on considère comme inutile è ce degré).

On établira ensuite le même inventaire méthodique pour le vocabulaire, le calcul, la géométrie, l'histoire, la géographie et les sciences. Tous les éléments seront alors en place comme les blocs standards des IBM. La machine UNIPRIX pourra fonctionner avec des commis capables tout juste de faire circuler les clients et d'appuyer sur les boutons des machines automatiques.

Nous n'exagérons rien, hélas ! Si nous ne réagissons pas vigoureusement, cet Uniprix pédagogique sera l'Ecole primaire de demain. Et pour en assurer le service on n'aura plus besoin de spécialistes mais seulement de commis et d’opérateurs sans qualification pédagogique.

Camarades instituteurs, si vous ne protestez dès maintenant, vous serez demain l'immense armée des robots pour préparer des robots. Au tarif où on vous paiera, pour la tâche passive qu'on vous demandera, la crise du personnel sera révolue. On n'aura même plus besoin d'Ecoles Normales : quelques stages techniques y suffiront. Et vous aurez naturellement le salaire réduit des vendeuses d’Uniprix, avec tous les ennuis d’un métier qui aura cessé d'être le plus beau des métiers.

Avons-nous tort de tirer ainsi le signal d'alarme ? Et sommes-nous seuls è nous inquiéter, sinon à crier très fort nos appréhensions et nos craintes ?

Au cours des récentes Conférences pédagogiques, un Inspecteur Primaire de notre connaissance — et il n'est certainement pas le seul — a dit l'inutilité de la discussion è laquelle on conviait aujourd'hui les instituteurs. D'abord la circulaire du 19 octobre 1960 donnait des ordres. On voit mal des chefs hiérarchiques venir contredire aujourd'hui les Instructions autoritaires de leurs chefs. « Si même, disait-il, j'exprimais plus ou moins vigoureusement mes réserves et les vôtres, mon rapport serait évidemment édulcoré à chacune des étapes de la hiérarchie et je sais bien qu'il n'en resterait rien dans le rapport définitif qui sera présenté au ministre ».

Nous avons déjà dénoncé le procédé antidémocratique qui consistait à donner un ordre autoritaire pour faire demander ensuite par la voie hiérarchique ce qu'en pensent les subordonnés. Nous en connaissons d’avance les résultats et nous regrettons que les syndicats ne se soient pas élevés contre cette pratique anormale et réactionnaire.

Et cet Inspecteur Primaire continuait : « D'ailleurs à quoi bon parler de pédagogie en l'occurrence puisqu'il s'agit tout simplement de l'aspect politique du problème. Je viens de faire passer des C.A P dans des écoles privées. Deux instituteurs munis du seul B.E. y ont été reçus. Comment voulez-vous qu'on ne juge pas naturel et normal d'admettre demain les B.C. dans l'enseignement public ?

Et comme le niveau des instituteurs sera bas, il faudra avoir recours à des pratiques adéquates Le par coeur devient une nécessité d’Etat».

C'est bien cela : l'UNIPRIX est en marche. On l'installe. Instituteurs et parents seront persuadés demain que, dans les circonstances actuelles — trop d'élèves à accueillir, manque de locaux, manque de personnel — il n'y a pas d'autre solution possible. C'est la démocratisation h l'envers, dans l'ignorance et l'abêtissement. C'est l'ombre obscurantiste — tant redoutée de nos pères au début du siècle — qui s'étendra è nouveau sur notre pays, entraînant avec elle le cléricalisme, la servitude et la guerre.

L'enjeu est d'importance, on le néglige scandaleusement. On espère encore que ces enfants qu'aura formés l’Uniprix sauront se dégager de cette emprise et bâtir la société nouvelle. Hélas ! Ils seront ce que nous en aurons fait : des hommes capables de former des hommes s'ils ont pris conscience dès maintenant de leurs responsabilités historiques, des suiveurs passifs préparés d'avance à l'exploitation si nous avons accepté pour l'Ecole des théories et des pratiques contre lesquelles ont lutté de tous temps les éducateurs clairvoyants et généreux de tous les pays.

Nous mènerons, nous menons la lutte et nous savons qu'elle a de la résonance. Mais nous faisons aujourd'hui un appel solennel à toutes les organisations laïques et démocratiques, aux associations de parents d'élèves, aux partis politiques qui se cherchent pour sauver la démocratie, au Syndicat National des Instituteurs tout particulièrement. Il y va de l'avenir et du rôle social et culturel de l'Ecole Publique ; il y va du sort moral et matériel des instituteurs eux-mêmes. Demain il sera trop tard.

Il faut dès aujourd'hui, en réponse aux directives officielles, s'engager résolument dans la Modernisation de notre enseignement.