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Novembre 1961

Nous nous plaignons que nos élèves, sauf exception, ne sachent plus se plier à un travail comme nous le faisions autrefois, qu'ils ne soient plus en mesure de concentrer leur attention sur des thèmes parfois rébarbatifs, toutes réalités qui posent à la pédagogie contemporaine un certain nombre de problèmes graves, apparemment insolubles

Nous avons dénoncé les causes de cet état de fait : la détérioration du milieu dans lequel vivent les enfants, la mécanisation croissante et le bruit, les solutions de facilité pour une fausse culture à base d'illustrés, de cinéma et de télévision, l'inadaptation aussi de l'Ecole à ce monde nouveau que l'enfant aura à affronter malgré nous et parfois contre nous.

Mais il y a peut-être un élément de cette évolution maléfique dont nous n'avons pas suffisamment fait état, et qui met en cause non seulement les maîtres et les parents, mais toute la conception des nouveaux rapports enfants-adultes et enfants-éducateurs : la substitution du Jeu devenu souverain à l'éducation du travail

Pour bien mesurer la portée de cette carence, comparons l'éducation des enfants de 1961 à ce que fut notre éducation au début du siècle. Non pas que le passé nous apparaisse, à distance, supérieur au présent et que soient à suspecter les mesures sociales qui font à l'enfant une vie plus humaine. Mais il serait bon d'examiner si des erreurs déterminantes n’ont pas été commises au cours de cette évolution et si certains comportements ne devraient pas être aujourd'hui reconsidérés.

De notre temps, nous étions intégrés, dès le plus jeune âge, au travail du milieu. Nous allions, avant l'entrée en classe, donner aux bêtes en hiver, ou, en été, garder les brebis ou les bœufs. A midi, il fallait porter le dîner aux parents qui étaient aux champs. A la sortie des classes le soir, nous avions notre besogne tracée d'avance. Seuls, les enfants de l'instituteur n'avaient rien à faire. Pour se distraire, ils nous accompagnaient aux champs. Nous les enviions parfois : ils n'étaient pas plus heureux que nous, et ils n'ont pas mieux réussi dans la vie.

A la ville même les enfants ne couraient pas forcément les rues. Ils allaient aider les paysans de banlieue pour ramener le soir une utile provision de légumes et de fruits. Ou bien on les voyait traîner sur les routes une carriole de leur fabrication chargée de bois pour la cuisine et la veillée.

Il ne s’agissait pas là d'ailleurs d'un quelconque travail forcé mais d'une activité profondément intégrée à la vie. Nous aurions parfois, certes, préféré jouer aux billes plutôt que d'aller garder les chèvres, mais la vie avait pour nous déjà ses nécessités que nous sentions naturelles.

Il en résultait que le travail se trouvait, en fait, au centre de notre vie, le jeu n'en était que l'accessoire, et que cette réalité avait inévitablement sa résonance sur le travail scolaire lui-même.

La transformation a été totale au cours de ces vingt ou trente années.

On ne risque plus de demander aux enfants quelque service avant le départ en classe. On leur a préparé les tartines : on les fait même manger hâtivement. On les habille ; on leur passe le manteau et les parents les conduisent parfois à l'école en auto. Quand ils sortiront, ils n'auront pas d'autre souci que de jouer, en attendant que le repas soit servi. Même dans des familles peu aisées on ne demande pas toujours aux enfants d'aider à la vaisselle et nous rencontrons souvent des jeunes filles qui n’ont jamais préparé une soupe, repassé du linge ou cousu un bouton.

Il est exact que les enfants d'aujourd'hui sont plus surmenés qu'autrefois, qu'il faut les bousculer le matin parce que l'heure est là qui harcèle les parents, et que la famille peut rarement mêler l'enfant à ses activités professionnelles. Mais il y a eu aussi d'autres transformations dans l'état d'esprit des parents qui touchent les allocations familiales et croiraient déchoir s'ils demandaient aux enfants de participer un tant soit peu à leur entretien et à leur vie. On paye pour eux ; il faut donc les servir.

En mémo temps s'est généralisée la fausse conception d’une pédagogie qui devrait être préparation è la vie et qui ne sera que distraction et jeux pour meubler les loisirs et masquer les sévérités sociales.

Et ces enfants qui ont été formés à jouer, qui ont désappris le travail au bénéfice d'une dangereuse et passive facilité, on exigera d'eux, dès que la porte de l'Ecole sera refermée, qu'ils travaillent à longueur de journée, sans savoir pourquoi se transforment ainsi, brusquement les principes de le vie dont ils avaient bénéficié. Comme ces bourgeois d'autrefois pour qui le travail semblait déshonorant et qui ne savaient vivre qu'en parasite.

Ecoutez les plaintes des professeurs du 2d degré : « Les enfants ne sont pas entraînés à travailler ; Ils sont incapables d'initiative et de décision ». Ils sont ce que les a faits une société et une Ecole qui ont désappris le travail.

Et qu'on ne croie pas que le mal n'est que relatif, que les enfants sont faits pour jouer et qu'ils apprendront assez tôt à travailler quand la vie leur en fera une obligation. L'habitude du travail — comme toutes les habitudes d'ailleurs — se prend jeune ou ne s'inscrira plus profondément dans le comportement. C’est avant 8, 9, 10 ans qu'il faut donner cette habitude dans les familles et à l'Ecole. Après il sera trop tard. Il nous faut parfois, à l'Ecole Freinet, un ou deux ans pour redonner le goût, le besoin du travail à des enfants de 10 ou 11 ans qui n'ont appris qu'à jouer ou à subir le travail forcé. Quand ils ont reconquis ce besoin, tous les progrès sont possibles et rapides. Et nos vieux élèves sont des travailleurs conscients, capables de prendre leurs responsabilités et de choisir leurs activités. Ils seront des hommes.

***

Il s'agit là d'un courant si général, et si bien assis sur de fausses théories psychologiques et sociales, que nous aurons du mal à le redresser.

Il y faudrait une campagne hardie auprès des parents pour les entraîner à mêler leurs enfants à leurs occupations et à leur travail : balayer, mettre le couvert, laver la vaisselle, bêcher le jardin, arroser, pourvoir à certains bricolages utiles, aider les voisins... les occasions ne manquent pas. Encore faut-il que les parents évitent de tomber dans le travers opposé et de prendre simplement leurs enfants pour leurs serviteurs, en ne leur laissant que les besognes sans intérêt : « Fais-moi passer les briques, arrache l'herbe... » alors que l'enfant veut monter le mur, pousser la brouette ou planter les salades.

Il faudrait faire mieux.

Organiser à l'Ecole la classe-atelier, avec une nouvelle pédagogie du travail, qui donnera à l'activité des enfants un sens et un but, une motivation intellectuelle, affective et humaine.

Prévoir dans la famille, sous un escalier, dans un grenier ou un garage, de véritables ateliers pour les enfants, avec les outils nécessaires pour du travail sérieux auquel les parents s'intéresseraient autrement que pour tourner en ridicule et pour gronder.

Et nous souhaiterions que les patronages divers, les clubs et les colonies de vacances accordent au travail la place éminente qui lui revient, et qui est la première, bien loin en avant du jeu qui n'en est que l'ersatz.

Quand les parents, les éducateurs, les moniteurs auront compris le sens de la révolution nécessaire et qu'ils se seront engagés eux-mêmes dans le travail formatif, il sera facile alors de demander à l'Etat que s'organisent dans tous les villages, dans tous les quartiers de ville, les clubs de travail dont nous avons dit déjà l'urgente nécessité.

Il n'y a aucune commune mesure entre la satisfaction essentielle que nous vaut la joie du travail créateur et le plaisir vulgaire et gratuit que procure la pédagogie de facilité et de jeu — cette pédagogie qui masque son échec derrière les réactions violentes et brutales d'une autorité désabusée.

L'éducation du travail apportera la solution souhaitable aux grands problèmes pédagogiques de l'heure. Nous sommes techniquement et spirituellement en mesure de la réaliser.