Raccourci vers le contenu principal de la page

Si la grammaire était inutile

Décembre 1961

Au moment où le Ministère publie des Instructions Impératives pour l'étude systématique et par coeur des règles de grammaire, nous poursuivons ici notre opposition en reprenant notre mot d'ordre d'il y a vingt-cinq ans ; « Si la grammaire était inutile », qui a toujours paru aux professionnels comme une outrance et un blasphème.

Qu'elle soit inutile, cela ne fait aucun doute pour quiconque examine la question sans parti pris scolastique, avec seulement les vertus de l'expérience loyale et du bon sens.

Jamais personne — pas même les Instituteurs et les professeurs — ne se réfère aux règles et aux définitions lorsqu'il s'agit d'écrire correctement et sans faute. Nul étudiant n'utilise les règles de grammaire dans ses rédactions, dans ses dictées ou ses thèses. On apprend à écrire, par la méthode naturelle, comme on apprend à parler, par un lent tâtonnement expérimental qui nous donne l'usage infaillible des notions les plus subtiles de l'enseignement du français, de l'emploi des pronoms à la conjugaison du plus-que-parfait ou du subjonctif.

Nous sommes certainement nombreux — car tel est mon cas — à confondre attribut et épithète, à ne savoir point distinguer les formes de complément ou les divers genres de subordonnées d'une phrase, et à manier cependant la langue avec efficience sinon avec talent. Alors que sont fréquents dans nos classes les élèves qui ont appris les règles è la perfection et répondent mieux que nous aux questions des dictées du C.E.P.E., mais sont incapables d'écrire le moindre texte, comme si la forme même de cet apprentissage avait paralysé l'expression et le sens du langage écrit. Ils ont étudié les règles mais font une faute presque à chaque mot parce que l'apprentissage mécanique et par coeur est absolument sans relation avec la pratique intelligente de la langue.

Il y a, en scolastique, d'une part l'étude systématique des règles qui se fait selon une fausse science tout juste capable de préparer aux examens, et d'autre part la formation et la culture. Les deux voies qui devraient normalement se confondre sont nettement séparées et distinctes. Ce qui en fait la stérilité.

Je sais que la masse du personnel — un certain nombre de nos adhérents compris — pensera que j’exagère et qu'on ne saurait écrire correctement et élégamment en français sans connaître les règles qui régissent et ordonnent la langue.

Et c'est pourquoi je crois utile ici de citer en renfort de ma démonstration un témoignage que les officiels eux-mêmes ne sauront mettre en doute. Il émane d'un philosophe et d'un moraliste, d'un homme honnête et courageux qui fut Inspecteur Général puis Recteur de l'Académie d'Aix-Marseille, et qui, de ce fait, avait une profonde expérience en la matière. Il s'agit de Jules Payot, l'auteur de L'Education de la Volonté.

Dans un livre qui reste hélas ! d'actualité : « La faillite de l'Enseignement », Jules Payot dénonce les erreurs des pratiques scolastiques dont on ne dira jamais assez la malfaisance.

« L'enseignement de la grammaire théorique et abstraite tel que je l'ai vu pratiquer pendant plus d'un quart de siècle dans des centaines de classes m'a toujours paru constituer un supplice pour les enfants et un supplice inutile et abêtissant ».

Pourtant, dit-on, il faut bien connaître les règles pour écrire. « Dans une lettre Combarieu, IA de Paris me signalait combien l'enseignement abstrait de la grammaire était vain, et il ajoutait : les Grecs ont eu quatre ou cinq siècles de grands produits littéraires avant de savoir distinguer un substantif et un adjectif et de savoir ce qu'est un mode.

« II n’y avait pas de grammaire du temps de Pascal et de Racine. Nicole élaborait ta grammaire de Port Royal lorsque Pascal écrivait ».

Voilà donc qui nous met en digne compagnie, avec Pascal « t Racine qui ne connaissaient pas la grammaire.

Et Jules Payot ajoute :

« Noël et Chapsal crurent fixer l'usage qui est changeant. Anatole France appelle leur grammaire une monstruosité. Les Jeunes filles, dit Jules Simon, sauront par coeur vos termes de grammaire. Elles en seront encombrées ; elles n'en feront Jamais rien, parce qu'on n'en fit jamais rien ».

Voilà qui est définitif.

Georges Elliot dit plaisamment, parlant d'un grammairien : « On a mis une goutte de son sang sous le microscope : on n'y a trouvé que des virgules et des parenthèses ».

***

Cela ne signifie point que nous soyons radicalement contre toute grammaire. Là encore nous avons sans le savoir, suivi le conseil de Payot : « On apprend la grammaire par la langue et non la langue par la grammaire ».

Notre enseignement grammatical se fait à même la rédaction individuelle et collective : par le texte libre, l'enfant s'exprime comme il parle. Au cours de la mise au point du texte choisi, on ajuste les mots, les phrases et les expressions. Nous procédons comme Racine et Pascal : à même la vie, nous pétrissons et repétrissons notre pâte jusqu’à ce qu'elle ait noble allure et qu'elle exprime avec justesse, sensibilité, émotion et art, ce que nous voulons transmettre à ceux qui nous lisent. Ce n’est jamais une question de grammaire que nous avons à résoudre.

Pour l'orthographe, que nous voulons correcte, nous avons recours à quelques règles simples qui sont à la portée de quiconque sait parler. Je les avais résumées iI y a vingt ans déjà dans une petite brochure que j'avais Intitulée : Grammaire française en quatre pages par l'imprimerie à l'Ecole. Et là encore nous rencontrons les conseils concordants de Payot : « Aussi la grammaire devrait-elle être une très mince brochure contenant en latin les déclinaisons et en français les conjugaisons, l'emploi de soi, de lui, de y, de en; l'emploi du subjonctif, les régies de la corrélation des temps, etc... ».

Mais que deviendraient alors les manuels de grammaire bourrés de principes et d'exercices, et queferaient les instituteurs à qui on a négligé d'enseigner les verbes de la rédaction permanente et qui croient indispensables ces grammaires pédagogiquement absurdes où les régles sont noyées dans une masse d'exercices incohérents » ?

Pourquoi remuer aujourd'hui cette vieille querelle apparemment basée sur une boutade que nul encore ne veut admettre, sauf Jules Payot : « Si la grammaire était inutile ? »

C'est que la pédagogie évolue de plus en plus, non point vers la nécessité d'une culture mais vers une fausse conception du savoir et du travail ».

« Je compris, dit Payot, la remarque de Seguin, le plus profond des éducateurs français disant que l'Université n'a que des pratiques mnémoniques et qu’elle néglige l'éducation des fonctions, des aptitudes : elle frappe d'incapacité les facultés spontanés et rend impossible le travail productif et libre ».

On croit agir scientifiquement en prétendant construire par la base cette culture : on enseignera des mots et les règles qui les régissent et, avec ces éléments, les enfants bâtiront des textes expressifs : on leur apprendra par cœur les nombres et les opérations et, munis de ce viatique acquis par cœur, ils aborderont les problèmes complexes : on leur fera étudier les éléments des sciences tels qu’ils ont été établis par des siècles de scolastique et, sur ce marchepied ils s’élèveront jusqu'à l’esprit scientifique.

Et c’est la grande erreur de cette pédagogie mnémonique qui redevient l’A B C de notre période réactionnaire. On forme ainsi des bavards désormais inadaptés à s’élever jusqu’à la compréhension, à la création et à l’invention qui ouvrent seules les portes de la culture.

Est-il bien utile de continuer ainsi notre lutte opiniâtre contre un appareil, une entreprise, une conjonction dont nous ne viendrons jamais à bout ? Payot en avait conscience et ses convictions l'ont incité à crier ses mots d'ordre iconoclastes.

« Toute réforme profonde, dit-il, se heurte à des antagonistes Elle demande un effort de rénovation àdes hommes qui ont leur siège fait. Ensuite elle entre en collision avec cette passion si irritable qu’on appelle l’amour propre C'est un moment douloureux, de cruel désarroi, que celui où l'on découvre qu'on a fait fausse route une grande partie de sa vie... Comment, Je suis agrégé. Je professe depuis des années avec l’approbation de mes chefs et des parents d’élèves et vous prétendez que je suis dans une fausse voie ! Cela est intolérable ! »

Nous continuons la lutte. Face à l'immobilisme nous entraînons un nombre toujours croissant d'éducateurs et de parents d'élèves inquiets de l'inadaptation de l'Ecole et du sabotage inconscient de l'éducation de leurs enfants.

L’Ecolo Moderne devient aujourd'hui une nécessité.

« Si les petits Français, termine Payot, si vifs, si ingénieux, étaient élevés dès la tendre enfance à se développer dans le sens de leurs profondes tendances ; si on se contentait de leur fournir les moyens d'exercer leur corps et leur esprit et si tout était disposé autour d'eux pour leur permettre de donner libre carrière à leurs instincts créateurs en cordiale coopération avec leurs camarades, notre France bien-aimée deviendrait bientôt le modèle des autres nations ».