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La dyslexie est-elle une maladie ?

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Janvier 1962

Actualites de l’Ecole Moderne

 
La dyslexie est-elle une maladie ?
 
C’est déjà, malgré nous, une maladie à la mode pour laquelle la Sécurité Sociale ouvre des maisons spécialisées, tout comme pour la tuberculose ou la polio. Il faut croire que nombreux sont les enfants qui en sont atteints et pour lesquels on n’a pas encore trouvé le sérum préventif qui pourrait enrayer l’épidémie.
 
L’enfant intervertit automatiquement les lettres dans les mots jusqu’à les rendre méconnaissables. Il écrira cra pour car, lion pour loin, talbe pour table. Et il est excessivement difficile de lutter contre cette défaillance quand elle est devenue technique d’écriture et de vie.
 
Nous avons déjà donné à diverses reprises notre opinion, assise maintenant sur des milliers d’expériences de classes travaillant selon les Techniques Freinet : nous n’avons pas de dyslexiques dans nos classes quand l’apprentissage de la lecture et de l’écriture a été fait, dès l’origine, avec notre méthode naturelle. Nous déclinons évidemment notre responsabilité pour les cas d’enfants qui, mal initiés par les méthodes traditionnelles nous arrivent marqués déjà par le mal mystérieux. Et même dans ces cas-là nous pouvons affirmer que les méthodes naturelles de l’Ecole Moderne sont le meilleur remède à la dyslexie.
 
Notons cependant avant d’aller plus loin, qu’il existe effectivement quelques dyslexiques congénitaux comme il y a des enfants absolument rebelles au nombre. Nous laissons les spécialistes étudier ces cas, qui ne datent pas d’aujourd’hui mais dont on ne rencontre qu’accidentellement un échantillon dans les classes. C’est l’extension de cette dyslexie qui nous préoccupe parce qu’elle ne devrait pas atteindre des individus normalement équilibrés, qui liraient et écriraient comme vous et moi si certaines erreurs à détecter et à corriger n’avaient été commises.
 
D’où vient cette dyslexie que nous dirons accidentelle pour la distinguer de la dyslexie congénitale excessivement rare ?
 
C’est parce que nous avons réalisé une méthode d’apprentissage de la langue plus vivante et plus humaine que nous pouvons en dire aujourd’hui les bienfaits dans le domaine de la dyslexie.
 
C’est d’ailleurs tout à la fois par l’expérience et le bon sens que nous expliquons l’origine de la maladie nouvelle et que nous en justifions le traitement.
 
Par les méthodes traditionnelles, les enfants apprennent à lire mécaniquement, sans que cet acte d’apprendre soit lié à la compréhension intelligente et à la vie. Il se peut fort bien d’ailleurs qu’il existe chez certains individus un défaut de latéralité, tout à fait comparable à la tendance de la gaucherie, et probablement liée à elle. L’enfant est, de ce fait porté à lire de droite à gauche, et non de gauche à droite, ce qui risque effectivement de fausser à l’origine les données de la lecture et de l’écriture.
 
Seulement, par nos méthodes naturelles il se produit une correction naturelle de cette tendance, comme elle se produit, avec les gauchers dans tous les actes de la vie. Mais cette correction, ce n’est point la leçon ou la recommandation, ou même l’exercice mort qui la procurent, mais seulement l’expérience naturelle et vivante à même les exigences du milieu.
 
Cette correction naturelle ne se fait pas avec les méthodes traditionnelles. L’enfant a appris à lire et à écrire mécaniquement. Pour lui, il n’y a aucune différence entre cra et car, entre lion et loin, talbe ou table.
 
Le correctif intelligence ne joue pas. L’enfant lira le mot comme il croit le voir et l’expérience, une fois entrée dans son automatisme sera indélébile.
 
J’apporte alors à l’appui de cette explication une justification de bon sens. Avez-vous entendu des enfants, gauches ou non, atteints ou non d’un défaut de latéralité, prononcer en. parlant cra pour car, lion pour loin ? S’illeur arrive d’être tentés de commettre l’erreur, ils se pincent aussitôt les lèvres car ils se sont trompés :
 
« Je vais me coucher car j’ai sommeil », ne peut absolument pas se dire ; « Je vais me coucher cra j’ai sommeil ». Là le correctif joue automatiquement. Et c’est un correctif de compréhension et d’intelligence.
 
Si on nous faisait copier un texte anglais que nous ne comprendrions pas, il nous arriverait certainement de commettre aussi des erreurs dyslexiques, parce que le correctif intelligence ne remplirait pas sa fonction.
 
La dyslexie est donc selon nous le résultat d’un enseignement dévitalisé d’une langue qu’on enseigne comme une langue morte où l’élément compréhension intime ne peut jouer son rôle essentiel.
 
C’est parce que nous rétablissons ce correctif intelligent dès le premier apprentissage que nous supprimons tous les risques de dyslexie accidentelle. Une telle affirmation mériterait au moins d’être contrôlée par les divers organismes qui s’occupent de cette maladie nouvelle pour laquelle on est à la recherche d’une thérapeutique valable.
 
En attendant que la médecine s’en saisisse - et c’est une chose fort possible - c’est la psychologie qui se préoccupe du traitement de la maladie. Et elle le fait selon les procédés mêmes de la médecine qui analyse le mal avant de se préoccuper de le faire disparaître, car si le mal n’existait pas il n’y aurait pas lieu de l’étudier.
 
La psychologie considère donc la dyslexie comme un fait dont elle tend à prouver la permanence. Alors elle apporte des arguments qui sont nécessairement psychologiques. Si l’enfant écrit cra ou talbe, c’est qu’il situe mal la position des lettres dans le mot. Cette déficience viendrait, paraît-il, de ce que l’enfant n’a pas encore normalisé les rapports spaciaux, qu’il ne se situe pas lui-même avec justesse dans le complexe du milieu qui l’entoure et qu’il faut donc lui imposer des exercices spéciaux pour parvenir à une meilleure vision du monde. Après quoi, il sera guéri.
 
Nous ne nions pas que de tels exercices puissent avoir un certain effet, mais nous estimons que c’est aller chercher bien loin des solutions que nous avons à la portée de notre main.
 
Le cheval à qui on impose des oeillères perd lui aussi la notion exacte des rapports spaciaux. C’est d’ailleurs dans ce but qu’on l’affuble de deux grandes plaques de cuir qui l’empêchent de réagir aux influences latérales. Il n’a qu’à regarder devant lui. Mais quand on lui ôte la bride, il est un instant désaxé parce que ses yeux ne font plus jouer normalement leurs mouvements d’adaptation vers la droite ou vers la gauche. Il posera maladroitement ses pieds dans le fossé ou ne saura plus réagir aux menaces qui lui viennent de la haie voisine. Le cheval sera comme infirme et les charretiers le savent, mais c’est intentionnellement qu’ils l’ont rendu tel pour que, déraciné du milieu, il ne voie plus que la route devant lui.
 
Des psychologues de chevaux pourraient alors étudier aussi pourquoi le cheval ne réagit plus normalement aux excitations latérales. On jugerait à bon droit qu’il a mal réglé ses rapports spaciaux et on lui imposerait des exercices méthodiques pour lui redonner une conscience juste de ces rapports. Le bon sens voudrait qu’on commence d’abord par supprimer les oeillères et qu’on laisse les yeux et le corps se ressensibiliser aux influences extérieures auditives et tactiles.
 
La scolastique impose les œillères. L’enfant qui y est soumis ne voit plus que devant lui, dans le cadre étroit du manuel scolaire, du cahier ou du tableau. A droite et à gauche les murs et les vitres dépolies limitent et obstruent l’horizon. La pensée elle-même est refoulée et canalisée pour éviter la distraction. Aucun élément naturel ne contribue à normaliser les données spatiales et humaines. L’enfant devient comme le cheval, un infirme. Le cheval ne corrige partiellement au moins son infirmité que parce qu’il ne garde ses oeillères qu’une partie de la journée ; et l’enfant lui-même serait bien vite dangereusement marqué dans ses réactions vitales s’il était condamné à passer à l’école tout son temps de veille.
 
Je crois que l’aggravation des déficiences dans les rapports spaciaux est dûe au fait que nos élèves gardent aujourd’hui trop longtemps les œillères : dans le car de ramassage ou dans l’autobus, dans des écoles bétonnées où ne transparaît plus la nature, dans les HLM trop normalisés et sans horizon.
 
Et pendant ce temps ces rapports sont délibérément faussés par la profusion des images - illustrés, cinéma et télévision - qui substituent au milieu naturel les données fictives et truquées. Alors l’enfant nage, sans expérience ni direction, dans un milieu qui ne lui permet plus les prises de conscience indispensables.
 
Ce n’est même plus de détérioration du sens spatial qu’il faudrait parler, mais d’annihilation du bon sens tout court. Ce danger nécessite l’urgente adaptation de nos techniques aux impératifs de notre époque. Il ne suffit pas de traiter quelques individus d’un mal qui nous menace tous. C’est à l’origine qu’il faut aller chercher les vrais remèdes. Il faut reconsidérer et moderniser nos techniques d’enseignement.
 
En attendant, nous demandons aux spécialistes qui s’occupent de dyslexie :
- de considérer dans quelle mesure celle-ci est la conséquence directe ou indirecte d’un déséquilibre du sens spatial ;
 -de voir d’où vient cette déficience et si elle ne pourrait pas être corrigée par une pédagogie non scolastique, davantage liée aux processus naturels et à la vie ;
- d’expérimenter loyalement en vue de savoir si, comme nous le prétendons, la dyslexie est liée à une erreur de méthode dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ;
- de contrôler s’il est exact que les méthodes non scolastiques des Techniques Freinet empêchent la dyslexie ou la corrigent chez les enfants qui en sont atteints.
 
Les écoles travaillant selon nos techniques se prêteront très volontiers aux expérimentations et aux enquêtes qui pourraient être menées à cet effet.
 
C. FREINET.