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Y a-t-il des pratiques éducatives abêtissantes ?

Février 1962

Actualités de L’Ecole Moderne

Y a-t-il des pratiques éducatives abêtissantes ?

Au cours d'une récente interview télévisée, j'avais osé dire que les méthodes traditionnelles sont abêtissantes et que nous sommes constamment à la recherche de pratiques de travail et de techniques de vie plus formatives et plus intelligentes.

Il faut reconnaître qu'accuser une pédagogie d’être abêtissante est excessivement grave et il est bon de nous expliquer. D'autant plus qu'on n'a pas manqué de nous reprocher la formule un peu trop il est vrai, à l'emporte-pièce : les uns, en haut, ont prétendu que j’attentais à l'honneur de l'Ecole et, à la base, de nombreux instituteurs se sont sentis atteints directement par cette offense.

 

 

Nous tenons à nous disculper de ce double crime.

 

L'Ecole remplit certes honorablement sa fonction essentielle de préparation aux examens. Ce n'est donc pas l'Ecole elle-même qu'il nous faut incriminer, mais la fonction qui lui est dévolue : préparation aux examens, et non formation intelligente des individus.

Nous avons souvent comparé l’Ecole à une entreprise qui fabrique des casseroles en fer blanc. A l’origine le travail semble bénéfique. Mais le milieu et les techniques évoluant, la fabrication traditionnelle devient démodée devant la concurrence victorieuse des ustensiles en aluminium puis en matière plastique. Il arrive un moment où l'entreprise loin de progresser, régresse, atteinte dans ses forces vives de production.

Du moment que la machine ne fonctionne plus, ou qu‘elle produit des objets sans efficience, elle est contraire au progrès.

L'exclusive préparation à des examens de plus en plus exigeants est aujourd'hui dépassée. La vie a besoin d'autres critères, qui susciteront de nouvelles initiatives. Une pédagogie qui s'obstine dans des votes sans issue risque fort d’aller contre les intérêts vitaux — intellectuels, culturels, psychiques et aussi sociaux — des individus à éduquer.

Tel est le sens de notre accusation.

Cette accusation est-elle justifiée, ou au contraire excessive et injuste ?

Le doute est parfois permis parce que l'Ecole bénéficie dans ce domaine d'une illusion qu'on se garde bien d'interroger.

L'Ecole — heureusement pour nous ! — ne règle pas toute la vie. Elle ne garde les enfants que quatre à cinq heures par jour, ce qui veut dire que l’influence bonne ou mauvaise de l'Ecole est gravement affectée par l'expérience bénéfique ou maléfique, qui se poursuit naturellement hors de l'Ecole, selon des méthodes vivantes, adaptées au milieu, et souvent d'ailleurs plus intelligentes.

Pour juger sainement de la portée de l'Ecole nous devrions nous poser la question : « Que deviendraient nos enfants si l'Ecole les gardait sous sa coupe, et avec ses mêmes méthodes pendant douze à quatorze heures par jour, durant les 365 jours de l’année ? »

La réponse de bon sens est évidemment que ce serait catastrophique.

S’il en est ainsi, l'Ecole remplit peut-être à la satisfaction du milieu une certaine fonction : la préparation aux examens, mais elle le fait par des procédés et des méthodes qui sont contraires à la vraie formation des individus.

Elle abêtit au lieu d’éduquer. On ne s’en aperçoit que difficilement parce qu’en tous domaines sauf le scolaire, le milieu corrige ordinairement les déficiences de l'Ecole.

Il résulterait de ces considérations que serait pleinement justifiée la recherche de méthodes, de techniques de travail et de modes de vie qui, tout en satisfaisant certains besoins de connaissances ou de succès aux examens, ne s'en exercent pas moins dans le sens de la vie, en harmonie avec l'action formative du milieu, qui seraient donc intelligents.

Pour convaincre les collègues que nous avons offensés, il ne faudrait pas nous contenter de parler dans le général, ce qui, dira-t-on est toujours facile, mais il serait nécessaire d'entrer dans le détail, avec enquêtes, mesures, éléments de synthèse démonstratifs.

A deux reprises dans nos Congrès, on a posé ta question de l’étude méthodique de la valeur des techniques, et il serait peut-être temps de nous mettre à la besogne.

Selon l'habitude imitée du Code de la route, nous établirions trois séries de comportements éducatifs :

1° - Ceux qui, pour des raisons qu'il nous faudrait mettre en valeur, avec enquêtes et statistiques, sont admis comme nocifs et sur lesquels nous mettrons l'étiquette rouge : feu rouge — interdit — danger.

S‘il arrive que, pour des raisons indépendantes parfois de notre bonne volonté, nous sommes amenés à griller le feu rouge, nous savons que c'est à nos risques et périls, aux risques et périls de nos élèves.

Ne pensez-vous pas que ce serait déjà une entreprise éminemment bénéfique que d'établir ainsi, notamment à l'intention des débutants, la liste des pratiques interdites?

Je cite quelques-unes de celles que j'inscrirais personnellement dans cette série. Les discussions à mener pour l'établissement de cette liste seraient par elles-mêmes la meilleure des études de pédagogie et de psychologie. Elles trouveraient tout naturellement leur place dans notre revue Techniques de Vie.

Voici donc une amorce de la liste des pratiques dangereuses et abêtissantes :

— les punitions, et surtout les punitions corporelles ;

— les notes et les classements (nous verrons par quoi les remplacer) ;

— la discipline autoritaire ;

— l’étude par cœur de leçons non intégrées à la vie des individus ;

— les devoirs et exercices qui ne sont que des pensums ;

— l’appel de l'Ecole à la seule intelligence intellectuelle qui bloque dangereusement ceux qui n'en sont pas munis.

Nous en trouverons d'autres à l'usage. Je ne veux point d'avance en établir le relevé arbitraire.

2° - Et nous aurons ensuite des feux orange ; les pratiques dangereuses et abêtissantes qu'il y aura avantage à éviter, mais qu'il n'y a pas danger immédiat à employer accidentellement :

— les leçons ex cathedra ;

— la mémorisation ;

— l'éducation basée sur l'expérience adulte ;

— le travail collectif, etc.

3° - Et enfin les feux verts, les techniques dans lesquelles nous pouvons nous engager en sécurité, les yeux fermés — qu’elles soient anciennes ou nouvelles.

Ce n'est pas en effet cette nouvelle qualification qui devra nous guider dans notre travail, mais seulement le rendement éducatif, intelligent et humain :

— l’expression libre ;

— la coopération ;

— la confiance en l'enfant ;

— les enquêtes dans le milieu, etc.,.

Si nos lecteurs pensent que cette signalisation nous serait éminemment profitable, ils peuvent dès maintenant nous indiquer les pratiques qu'ils classent aux différents feux. Nous pourrions alors publier sans tarder une première enquête qui nous apporterait pour le Congrès, les éléments de base pour une étude large et profonde comme toute la pédagogie.

***

Et je maintiens que la pratique de méthodes, disons non intelligentes et non formatives affecte dangereusement le propre comportement des éducateurs.

Comment n'en serait-il pas autrement? Tous les sociologues et les directeurs d'usines eux-mêmes sont inquiets au spectacle des détériorations humaines dont sont victimes les travailleurs à la chaîne, à tel point qu'on parle de supprimer, ou du moins d'aménager cette technique de travail.

L'instituteur n'est-il pas victime de la même détérioration lorsque pendant des jours et des années il donne les mêmes explications, il fait réciter les mêmes leçons, lutte avec les mêmes procédés contre les élèves hostiles, rabâche et fait rabâcher les éléments traditionnels de son enseignement? Le paysan peut bêcher et labourer pendant des heures et des jours sans que soit affecté son sens de la vie et sa philosophie (que les tracteurs sont en train d'entamer). La personnalité de l'éducateur ne résisterait pas à un usage régulier et prolongé de techniques éducatives abêtissantes.

Qu'il ait l'avantage un jour d'employer des techniques de travail plus harmonieuses et plus vivantes, plus intelligentes, il pourra laisser s'épanouir en lui toutes les aptitudes et les qualités qui font le prix de la vie. Il en sera davantage un homme.

L'illustration de cette réalité, c'est que les éducateurs qui sont acquis à nos techniques travaillent souvent, avec leurs élèves, pendant les récréations, et dans les interclasses ; ils se donnent à 100 % pour nos expositions et nos Congrès, et sans fatigue, et au contraire avec une vitalité renouvelée qui contraste avec la passivité des instituteurs traditionnels.

Autant d'éléments dont nous parlerons dans les numéros à venir et à notre Congrès.