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LA T.V. DU CHEWING-GUM POUR L’ŒIL ?

Mars 1962

TÉLÉVISION

 
Nous n’avons pas de rapport spécial ni de Commission et c’est une faiblesse de notre mouvement Il serait bon d’étudier les questions que pose l’envahissement accéléré d’une technique qui est tout à la fois la meilleure ou la pire des choses Nous croyons bien faire en donnant ici une étude d’Ueberschlag sur les problèmes de la T.V. internationale
 
LA T.V. DU CHEWING-GUM POUR L’ŒIL ?
 
Du 3 au 9 décembre derniers s’est tenu à Rome le Congrès international de la Radio et de la Télévision scolaires. 64 nations y ont confronté leur doctrine et leurs procédés, Mais alors que la radio scolaire a déjà une maturité de 40 ans, la télévision didactique en est encore au stade des essais.
 
Ces essais en Italie se concrétisent sous la forme de trois séries d’expériences, la Telescuola, vieille de 3 ans, les émissions de la Scuola media unificata (école moyenne unifiée, correspondant à notre tronc commun en gestation) en route depuis l’automne 1961 et enfin les programmes à l’intention des illettrés et semi-illettrès Non é mai troppo tardi (Il n’est jamais trop tard)
 
COUT DU BACHELIER T.V. 8 à 10 MILLIONS DE LIRES. - 400 à 500 bacheliers isolés et autodidactes doivent leur diplôme aux 3 années d’études faites avec l’aide de la Telescuola. Cinq cents sur 30 000 inscrits, cela met le diplôme au tarif de 8 à 10 millions de lires pour le Ministère prix de revient de la série d’émissions. C’est cher, objectent les adversaires de la T.V. scolaire. Cechiffre ne veut rien dire, répliquent les organisateurs car le bénéfice intellectuel qu’en a retiré la nation est inestimable Une masse de jeunes gens et d’adultes ont été stimulés dans leurs efforts pour élargir leur culture
 
Cette discussion autour de résultats incertains est vaine Ce qui est par contre d’une importance extrême, c’est la conception italienne de la télévision scolaire qui s’oppose totalement à la nôtre commeà celles d’ailleurs de la majorité des pays représentés au congrès. Pour s’en rendre compte, il n’est pas inutile de rappeler schématiquement les grandes catégories de T V scolaire actuellement à l’œuvre.
 
La T.V. des pays dits capitalistes a un caractère essentiellement commercial. Aux mains de groupes privés, une centaine de chaînes entre en concurrence et vit d abord de la publicité Les programmes à caractère scolaire ou culturel sont financés par des industries et des firmes de même que certaines écoles et universités sont patronnés par des mécènes du monde des affaires
 
A l’opposé dans les pays socialistes, la T.V. est organisme d’état. L’exploitation les programmes relèvent de son autorité. Il peut se permettre de diffuser des émissions réputées sévères non populaires, sans concession à la facilité.
 
Entre ces deux types extrêmes il existe des mixtes. En Angleterre et au Japon, la loi impose aux réseaux commerciaux une proportion quotidienne de programmes à caractère éducatif. En France, on le sait la T.V. est monopole d’Etat. En Italie la T.V. scolaire dépend du Ministère de l’Instruction Publique.
 
Or, il se trouve que l’essentiel de la discussion n’a pas porté sur le mode d exploitation de la T.V. scolaire mais sur les rapports entre celle-ci et les enseignants. Les services que l’on attend de la T.V. scolaire ne se rangent pas en deux catégories selon leur situation par rapport au « rideau de fer » mais selon les espoirs que la T.V. suscite dans les pays où la montée des professeurs ne correspond pas à 1 accroissement des élèves.
 
La T.V. des adultes et la presse se disputent ce qui permet à la première de prospérer et évite à la seconde de mourir la publicité. Sur le plan scolaire, rien de pareil. Aucun quotidien à grand tirage ne croit rentable de publier des cours Aussi est ce à la T.V. que l’on doit aux dires des transalpins la transformation en vedette du personnage le plus ignoré, le moins célébré de la vie sociale italienne le professeur de l’école moyenne qui au lieu de s’adresser à 30 élèves en enseigne maintenant des milliers.
 
SUPERMAITRE OU ASSISTANT ? Au Congrès de Rome l’Italie seule a défendu une opinion fortement combattue ailleurs, la TV scolaire ne doit pas se contenter d’être une simple auxiliaire du maître elle peut jouer un rôle de premier plan en se substituant à lui, en garantissant un enseignement de qualité que faute de moyens équivalents de préparation approfondie, un maître de province, un débutant sont incapables de donner. Deux taches nouvelles ont en effet été prises en charge par la TV pour des raisons majeures (le manque de maîtres et de crédits ) l’enseignement aux illettrés et plus récemment l’enseignement moyen dans les régions rurales à habitat dispersé. Dans les deux cas les émissions ne viennent pas en appoint d’un enseignement donné mais le constituent intégralement.
 
Ces deux expériences méritent d’être suivies de près car elles annoncent une ère nouvelle, celle de la suppression de l’école de quartier qui suivrait la disparition du cinéma de quartier
 
MORT DU CINÉMA ET DE L’ECOLE DU QUARTIER ? La TV des adultes a entraîné la disparition de nombreuses salles de cinéma aux USA en Angleterre en Allemagne et maintenant en France. En tout premier lieu celles où les familles se rendaient par habitude, sans tenir compte du titre du film. Cette ration d images leur est fournie maintenant par la TV à domicile et les cinémas de quartier sont rachetés (en Allemagne notamment) par des chaînes de Supermarchés chaque fois que leur transformation est possible.
 
Supposons que l’habitude la fascination de la TV soit assez forte pour maintenir l’enfant près du poste (n’est-ce pas souvent le cas ?) et rien n’empêche de croire que la concentration d’esprit la docilité de celui-ci vaudra celle de l’élève à l’école et que par conséquent ce maître qui parle à des millions d enfants remplacera avantageusement l’instituteur du temps passé Deux objections surgissent alors inévitablement est-il possible de comparer ce professeur - démonstrateur anonyme - au maître, usant d une influence directe, rappelant à l’ordre les étourdis, adaptant son langage et son vocabulaire au niveau de la classe, interrogeant et contrôlant, revenant sur une notion incomprise ? D’autre part la TV peut capter l’attention, river le regard mais comment obligera-t-elle le sujet à écrire à travailler, à fournir un effort personnel ?
 
Les partisans de la TV scolaire intégrale n’envisagent ni l’élimination du maître ni le passage brutal de la classe à l’enseignement en salle audio-visuelle ou même à domicile La TV n a pas tué le cinéma font-ils remarquer, elle l’a spécialisé, les salles ont augmenté leur confort, amélioré leur équipement et programment ce qui n’est rendu que médiocrement par la TV domestique le film à grand spectacle et le film d’art. La TV, scolaire transformera les écoles en cliniques pédagogiques (pour les cas récalcitrants) en laboratoires d’application : le maître ne sera plus 1’homme en proie à 40 enfants mais le conseiller, le psychologue, le contrôleur du savoir Les élèves reviendront à l’école passer des tests, des stages de travaux pratiques.
 
L’ÉCOLE MODERNE EN BONNE POSITION - La difficulté est dans le passage d un enseignement de type traditionnel à un enseignement télévisé. Ce dernier suppose chez l’élève une aptitude au travail individualisé, personnel, volontaire que l’enseignement traditionnel ne cultive que rarement Ce qui caractérise en effet la vie de la classe, c’est le contrôle incessant du maître et la perturbation, le chahut dès que la prise en main est hésitante et maladroite. Il est rarement fait appel à l’initiative de l’élève, à ses possibilités de choix. Dans les classes pratiquant les techniques modernes, l’autonomie des écoliers est davantage sollicitée On y admet qu’un élève est fort capable de s’occuper une matinée sans intrusion du maître dans son travail On trouve normal également que certains exercices donnent lieu à des auto-corrections sans que l’enfant soit tenté d’abuser l’instituteur sur les capacités réelles. La TV scolaire intégrale exige donc des autodidactes précoces mais auxquels sont épargnés le tâtonnement, l’inefficace éclectisme des autodidactes adultes du début du siècle
 
Parmi les classes à enseignement traditionnel, ce sont les classes à plusieurs cours. les classes uniques qui paradoxalement sont psychologiquement le mieux préparées à recevoir un enseignement télévisé car elles ont l’habitude de travailler par groupes séparés, Encore faut-il donner au groupe téléenseigné un local où l’émission ne dérange pas le maître occupé par les autres sections. C’est cette expérience qui est tentée par les émissions de la Scuola media unificata Le Ministre Bosco a exprimé assez nettement ses intentions à ce sujet.
 
« Les émissions expérimentales de la TV pour l’enseignement moyen ont avant, tout pour but de faire pénétrer comme par capillarité (rendere capillare) l’instruction obligatoire jusqu à 14 ans (dans les régions pauvres, les enfants quittent l’école à 11 ans), dans les petites communes qui selon l’Institut Central de Statistiques ne peuvent espérer l’implantation d’une école moyenne complète ni bénéficier du transport, des élèves sans entraîner pour les usagers une absence de leur domicile de plus de dix heures ce qui est à déconseiller pour des raisons trop évidentes. »
 
Ces explications ont paru à beaucoup une dérobade. D’autant plus que l’enseignement télévisé suppose une pédagogie nouvelle et que celle-ci est encore dans les limbes. On commence à peine à reconnaître les problèmes quelle pose.
 
0 + 20 = 0 On a cessé ainsi de donner la priorité à un sujet qui fut très longtemps le cheval de bataille de la TV scolaire et sans doute de la TV en général la valeur culturelle des programmes. On s’aperçoit qu’une bonne émission comme dernièrement la diffusion des tragédies de Sophocle, de Shakespeare et de Manzoni ou encore des poèmes de Dante ou de Leopardi ne haussait pas nécessairement le niveau culturel des téléspectateurs. Pour les giovani et les ragazze de Palerme ou de Naples, Hamlet peut n’être qu’un spectacle parmi d’autres, sans insertion dans le temps ni surtout dans l’histoire littéraire. Ils assisteront à un film historique sans pouvoir en conclure si Bonaparte a vécu avant ou après Garibaldi, ils ne sauront jamais si les Etats-Unis ont été d’abord une colonie de l’Angleterre ou vice-versa. Le pédagogue italien Lombardo Radice en conclut que « la cultura cresce solo sulla cultura » La culture ne peut croître que sur la culture. Ou plus exactement il n’y a pas de culture sans intégration des nouvelles informations dans un cadre de pensée, dans une organisation mentale. Une émission de haute valeur servie à un analphabète ne le tirera pas de sa condition d’illettré : 0 + 20 = 0. Des millions de travailleurs italiens gagnent leur pain à l’Etranger. Seuls ceux qui ont l’héroïsme d’apprendre la langue du pays d’accueil peuvent poursuivre leur culture, les autres non. Des centaines de milliers de soldats italiens sont allés il y a 20 ans, faire la conquête de la Grèce de la Croatie de la Russie. Ils en sont revenus l’esprit aussi vide qu’à l’aller ou augmenté du ridicule bagage de 5 ou 6 mots d’usage courant. Sans formation sans structure de l’esprit la télévision quelles que soient ses émissions reste selon la définition américaine rapportée par M Dieuzède du chewing-gum pour l’œil.
 
STRUCTURER LE SAVOIR La culture est une conquête, elle n est pas une consommation. Le petit écran, pour beaucoup, n’a qu’une promesse à tenir, offrir un bon spectacle qui permette dans un fauteuil de s’identifier aux vedettes. Grâce à la TV nous pouvons nous sentir héroïques géniaux, champions, beaux parleurs. Les mouvements de jeunesse ont un mal extrême à arracher les adolescents à cette quête de l’illusion qui leur fait faire le jeudi la navette entre la salle de cinéma et le poste de TV du café. A ce stade la réalisation enfantine la plus naïve, la récitation la plus hésitante le dessin le plus maladroit ont plus de valeur pour la culture du jeune que cette passiveté intellectuelle proche de la névrose.
 
Le rôle de l’école conclut Lombardo - Radice est de donner aux enfants non pas une somme de connaissances mais la capacité de s’approprier d’assimiler le patrimoine de la culture. Nous voici loin du « par cœur ». Cette naissance de la culture, nous savons, à l’Ecole Moderne, qu’elle va de pair avec la priorité donnée à l’expression qui seule garantit une assimilation authentique et personnelle de l’héritage culturel.
 
Les cadres de la vie mentale ne sont pas une conquête d’adolescent. C’est entre 5 et 7 ans que Lombardo - Radice souhaite voir remplacer l’antique syllabaire par une encyclopédie adaptée aux enfants.
 
Dès que la conversation la radio ou la télé lanceraient un terme géographique, parents ou maîtres le localiseraient sur cette mappemonde qui ne serait couverte que d’inscriptions importantes et très lisibles. L’encyclopédie pour enfants ne livrerait d’abord aux petits que ses images, puis ses explications avec l’aide des parents (Le succès des BT confirme d ailleurs la nécessité d’un tel ouvrage). Pas de TV éducative donc sans les livres c’est-à-dire sans la possibilité de voir et revoir des connaissances de les méditer, de les utiliser pour une synthèse personnelle (qui au niveau scolaire pourrait être la conférence d’enfant). Une T.V. qui ferait croire à la jeune génération qu’il suffit de connaître et qu’il n’est pas essentiel d’agir serait garante d’inculture. A coté des « analfabeti di ritorno » (les adultes retombés dans un état semi-illettré, faute d’alimentation intellectuelle) il y aurait les « desinteressati di ritorno » (les blasés de la TV par excès d’informations non utilisées et donc inassimilées) En faisant le point des émissions « Non é mai troppo tardi » (destinées aux illettrés) on s’est aperçu qu’elles avaient obtenu des résultats sur le plan de l’apprentissage de la lecture mais par contre que les échecs étaient sévères en ce qui concerne la technique de l’écriture. C’est ainsi qu’une nouvelle catégorie d’ex analphabètes vient de naître ceux qui savent lire mais sont incapables d’écrire.
 
Il faut reconnaître que la TV scolaire française essaye d’échapper au reproche de favoriser la passivité. Plusieurs émissions encouragent le bricolage intelligent (réalisations de montages expérimentaux) ou l’enquête. Le handicap existe plutôt du côté des maîtres qui ne savent incorporer ces propositions dans leurs horaires ou leurs répartitions rigides ni surtout les expérimenter dans des locaux sans matériel et surpeuplés. Nous en tirerons la conclusion que l’emploi efficace de la TV suppose une classe installée selon des normes et un auditoire entraîné au travail personnel tels que Freinet et l’Ecole Moderne les réclament depuis plus de 30 ans.
 
R.UEBERSCHLAG