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L’ECOLE FREINET pourra-t-elle continuer à jouer son rôle d’Ecole Expérimentale de l’Ecole Moderne

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Juillet 1962

Pratique et évolution des techniques Freinet

 
L’ECOLE FREINET
pourra-t-elle continuer à jouer son rôle
d’Ecole Expérimentale de l’Ecole Moderne
 
L’opinion de M. le Ministre de l’Education Nationale :
 
Comme nous l’avons annoncé, à la demande de nos amis de l’Ariège, M. Jean NAYROU, sénateur de l’Ariège avait posé au ministre de l’Education nationale une question écrite au sujet de nos revendications, telles que nous les avons exprimées dans notre numéro spécial de « Techniques de Vie ».
 
Dans la séance du 22 mai 1962, M. le ministre a répondu à cette question orale. Vu l’intérêt de ses déclarations nous croyons utile de donner la discussion in extinso, telle que nous la trouvons dans le Journal Officiel.
 
La parole est à M. le ministre de l’Education nationale.
 
M. Pierre SUDREAU, ministre de l’Education nationale. - Le ministre de l’Education nationale ne saurait avoir de préjugé à l’encontre d’initiatives telles que celle de M. Freinet. Il n’ignore pas que celui-ci est un éducateur au sens le plus noble de ce terme, dont les efforts sont dignes de respect et dont les expériences ont donné des résultats intéressants.
 
Mais à l’égard d’un système éducatif qui n’est encore qu’à l’état d’essai, la sollicitude de l’administration doit forcément connaître quelques limites. M. Nayrou le comprendra bien. Je les exprime en réponse aux trois questions posées par M. Nayrou, c’est-à-dire trois limites.
 
La première, c’est que l’école Freinet est reconnue comme école de plein air, fonctionnant à titre expérimental. Bien que l’établissement ait le caractère et le statut d’un établissement privé, le budget de l’Etat assure la rémunération des deux instituteurs qui y exercent.
 
La deuxième limite est la suivante. M. Nayrou souhaiterait que l’on fasse davantage. Mais je dois tout de même lui signaler qu’il a été demandé à diverses reprises à M. Freinet de prendre les dispositions nécessaires pour améliorer l’organisation matérielle de l’établissement, en particulier les conditions d’hygiène.
 
Il apparaît qu’aucune amélioration notable n’a été apportée à cet égard, au moins jusqu’à ces derniers temps. Tant qu’une telle amélioration ne pourra pas être réalisée et tenue pour acquise, il sera difficile d’envisager la création éventuelle d’un troisième poste d’instituteur.
 
Enfin, troisièmement, il n’appartient pas à l’éducation nationale d’organiser des stages à l’école Freinet. Les stages d’information et d’initiation aux techniques Freinet ne peuvent être organisés qu’à l’initiative du promoteur de l’Ecole Moderne. Mais je puis donner à M. Nayrou l’assurance que rien ne sera fait pour contrecarrer une telle initiative si celle-ci était prise.
 
M. Jean NAYROU. - Je demande la parole.
 
Mme le président. - La parole est à M. Nayrou.
 
M. Jean NAYROU. - Je remercie M. le ministre d’avoir bien voulu répondre à ma question. Mais nous ne sommes pas « branchés sur la même longueur d’onde ». M. le ministre a parlé essentiellement administration et organisation matérielle. Je voudrais parler, moi, sur le plan uniquement pédagogique.
 
L’expérience Freinet découle de l’enseignement de la pédagogie tel qu’on l’a donné dans les écoles normales. J’ai eu la curiosité de revenir à mon ancienne école normale et de reprendre un ouvrage qui avait fait l’objet de cours lorsque j’y étais élève. Il s’agit des Essais de Montaigne. Je vais me permettre, monsieur le ministre, de vous lire l’un des passages qui m’avait le plus frappé :
 
« On ne cesse de criailler à nos aureilles, comme qui verserait dans un entonnoir ; et nostre charge, ce n’est que redire ce qu’on nous a dict : je voudrais qu’il corrigeast cette partie ; et que de belle arrivée, selon la portée de l’ame qu’il a en main, il commenceast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir et discerner d’elle mesme ; quelquesfois luy ouvrant le chemin, quelquesfois le luy faisant ouvrir. Je ne veulx pas qu’il invente et parle seul ; je veuls qu’il escoute son disciple parlerà son tour. Socrates et depuis Arcesilaus, faisoient premierement parleurs disciples, et puis parloient à eulx ».
 
Suit une formule latine. Je ne connais pas le latin, mais en voici la traduction : « L’autorité de ceux qui enseignent, nuit souvent à ceux qui veulent apprendre ».
 
« Il est bon qu’il le face trotter devant luy, pour juger de son train et juger jusques à quel poinct il se doibt ravaller pour s’accommoder à sa force. A faulte de cette proportion, nous gastons tout et de la scavoir choisir et s’y conduire bien mesurément, c’est une des plus ardues besognes que je sache ; et est l’effect d’une haulte ame et bien forte, scavoir condescendre à ces allures pueriles, et les guider ».
 
Tel est l’un des principes qui ont inspiré les méthodes dites actives et en particulier celle qui a été imaginée et mise au point par Célestin Freinet.
 
C’est sur la base des méthodes et de la technique Freinet que j’ai enseigné dans ma classe lorsque j’étais instituteur. Je dois rappeler que l’école Freinet s’est créée à Saint-Paul-de-Vence en 1928, que des méthodes ont été utilisées et qu’elles sont aujourd’hui consacrées par l’expérience, que Célestin et Elise Freinet ont été les pionniers et n’ont jamais cessé de les appliquer et de pousser plus loin leur expérimentation. Je passe sur les diverses péripéties que valurent à certain inspecteur d’académie d’être déplacé. Il y avait en 1932, 1933, 1934 certaines pratiques, dans votre ministère, qui heureusement n’existent plus.
 
M. le ministre de l’Education nationale. - Je n’en suis pas absolument convaincu !
 
M. Jean NAYROU. - En 1936, l’école Freinet reçut une première consécration : l’ouverture légale. En 1955, si je ne me trompe, l’école Freinet fut reconnue comme école de plein air. Cet établissement utilise des techniques particulières qui sont entre autre le texte libre, l’imprimerie à l’école, la correspondance interscolaire, les fichiers auto-correctifs, le dessin libre, autant de points qui nécessitent constamment le travail personnel animé par un vivant esprit de recherche. Cela aboutit à des réalisations pédagogiques absolument remarquables.
 
Je veux citer d’abord la Bibliothèque de Travail, qui permet aux élèves, après un travail de recherche particulièrement sérieux, de constituer des brochures qu’ils mettent à la disposition d’autres écoles. Je vous assure, monsieur le ministre, qu’il s’agit là d’un véritable monument pédagogique.
 
Je mentionnerai également des publications comme La Gerbe qui est certainement aujourd’hui une des plus belles publications enfantines. Tout cela est expérimenté. Ce sont les enfants eux-mêmes qui travaillent. Le maître se borne à guider, à surveiller, à corriger, ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas beaucoup de travail,
 
L’école de Saint-Paul-de-Vence a été bâtie par Freinet lui-même, par ses collaborateurs et par ses élèves. Vous parliez tout à l’heure de conditions matérielles, monsieur le ministre. Je puis vous indiquer que ces conditions y sont bonnes. Si l’on n’y trouve pas le superconfort, on a surtout recherché les commodités essentielles pour les enfants, au point de vue tant de leur installation que de la pédagogie.
 
L’école a été reconnue comme école de plein air. Deux postes y ont été créés. Il devrait venir à l’esprit des auteurs de cette création sur le plan administratif qu’on mette au moins à la disposition de cet établissement des maîtres pratiquant ses méthodes ou essayant de les pratiquer de leur mieux. Au lieu de cela, on a placé là des maîtres à la faveur du barème - c’est un ancien secrétaire du syndicat des instituteurs qui vous parle - de ce barème pour lequel nous avons lutté pendant de longues années.
 
Mais quand il s’agit d’écoles expérimentales comme l’école Freinet, il faut tenir compte d’autres considérations. Votre ministère devrait s’en préoccuper. On a donc nommé des maîtres qui ne pratiquent pas la méthode de Freinet. Pendant plusieurs années, on a même nommé des suppléants qui se sont succédés au rythme de deux ou trois par trimestre.
 
Actuellement, une classe fonctionne encore à l’école Freinet avec un suppléant. On voudrait couler l’affaire que l’on ne s’y prendrait pas autrement.
 
Il faudrait aller plus loin, monsieur le ministre, et faire de l’école Freinet une véritable école expérimentale. On a souvent parlé, dans les cours de pédagogie - dans les écoles normales, on y fait souvent allusion - des procédés pédagogiques établis dans d’autres pays. Je pense notamment aux méthodes sensorielles de Mme Montessori par exemple. On croirait qu’il n’y a pas chez nous de pédagogues remarquables. Ce n’est pas une question politique qui doit nous préoccuper. Vous y avez fait allusion avec beaucoup de délicatesse et vous avez rendu hommage à Freinet. Quelles que soient ses conceptions politiques, je vois en Freinet avant tout un pédagogue. Le meilleur hommage qu’on puisse lui rendre est de faire en sorte que son école devienne véritablement une école expérimentale où les maîtres appliqueront ses méthodes avec de jeunes maîtres venant aussi bien de France que de l’étranger.
 
A côté de cette école expérimentale, il y a l’Institut Coopératif de l’Ecole Moderne qui en est le complément indispensable et auquel aussi les maîtres désignés devront être à même d’apporter leur concours.
 
Je puis vous dire, ne partageant pas les conceptions politiques de Célestin Freinet que ce n’est pas une école politique ; on y fait simplement de la pédagogie, la plus noble qu’il soit.
 
Alors, monsieur le ministre, je me permets d’insister encore auprès de vous pour la création de ce troisième poste. Il y a en ce moment plus de 45 élèves à l’école Freinet qui sont, comme dans beaucoup d’écoles de plein air, des enfants instables, difficiles à tenir, même avec les méthodes expérimentées par Freinet. Je crois savoir que selon les Instructions Ministérielles un effectif de 15 à 17 élèves par classe est considéré comme normal dans les écoles de perfectionnement. L’école Freinet réalise donc les conditions voulues pour la création d’un troisième poste.
 
Pour ce qui est de l’organisation des stages, je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, monsieur le ministre. Oui vous avez parlé d’un règlement mais ce règlement en l’occurrence est appliqué avec des oeillères. Vous êtes nouveau venu dans ce ministère, monsieur le ministre. Je souhaite qu’à votre tour vous n’appliquiez pas constamment le règlement d’une façon aussi stricte.
 
J’en veux pour preuve l’organisation des stages pour colonies de vacances. Il s’agit là d’œuvres extrascolaires. Le ministère de l’Education nationale, le haut commissariat à la jeunesse et aux sports s’y intéressent l’un et l’autre et le détachement de maîtres y est chose courante. Il est donc possible de faire fonctionner l’école Freinet avec des maîtres détachés dans les conditions souhaitées par le troisième point de ma question.
 
Je vous demande de vouloir bien réfléchir à ce problème pour que cette école ne disparaisse pas.
 
C’est un cri d’alarme que je vous lance. Cette école traverse en ce moment une crise très grave, elle est à la veille de disparaître. Je ne voudrais pas qu’il en soit ainsi, car la France y perdrait certainement beaucoup dans la considération des pédagogues du monde entier. (Applaudissements).
 
M. le ministre de l’Education nationale. - Je demande la parole.
 
Mme le président. - La parole est à M. le ministre.
 
M. le ministre de l’Education nationale. - Je remercie M. Nayrou à la fois de son intervention et de la question qu’il m’a posée. Cela a été pour moi l’occasion de me pencher sur le dossier de l’école Freinet. Je tiens à m’associer à l’hommage qui vient de lui être rendu car, incontestablement, Freinet a été un précurseur.
 
J’ai pris note de toutes les suggestions formulées par M. Nayrou. Il sait mieux que quiconque, ainsi que la plupart des sénateurs, que l’Education nationale subit en ce moment de graves problèmes, notamment en matière d’effectifs, de personnel, et que, dans ce grand ministère, pour dominer les difficultés que nous avons à résoudre il faut surtout convaincre et non pas chercher systématiquement à imposer une politique autoritaire.
 
J’essaierai, dans mes fonctions, d’obtenir de mes collaborateurs et des cadres de ce ministère, une adhésion, à la fois par le cœur et par l’esprit. C’est pourquoi je suis convaincu que les observations de M. Nayrou m’aideront aussi à convaincre l’administration générale qu’il faut se pencher sur un certain nombre d’écoles de ce genre qui doivent justement nous aider à augmenter la capacité de l’école publique en France.
 
M. Jean NAYROU. ‑ Je souhaite simplement que le ministre de l’Education nationale soit non seulement le ministre de l’organisation matérielle mais aussi le ministre des questions pédagogiques. (Applaudissements).
 
 
 
Comme l’auront remarqué nos lecteurs, nous avons eu l’avantage d’être défendus par un parlementaire qui connaissait nos techniques et qui, les connaissant a pu plaider éloquemment la cause de notre Ecole et, à travers elle, celle de notre pédagogie.
 
Nous le remercions de son intervention, de sa compréhension et de sa sympathie. Nous n’ajouterons qu’un mot pour le tranquilliser pour ce qui concerne nos opinions politiques. Nous laissons nos camarades absolument libres d’avoir les opinions politiques qui leur paraissent les plus efficaces. Et nous avons nous-mêmes ce droit. Mais je puis donner à M. NAYROU l’assurance qu’un partisan de nos techniques de libre expression et de travail coopératif ne saurait s’accommoder d’opinions, d’associations et de partis non démocratiques, autoritaires et dogmatiques, non conformes à l’idée que nous nous faisons des destins et des devoirs moraux et civiques des hommes et des citoyens.
 
Pour ce qui concerne les réponses de M. le ministre, nous constatons avec plaisir l’évolution marquée entre le début et la fin de l’intervention. Le début était le rapport administratif, établi avec une admirable logique administrative. L’administration nous fait le cadeau de payer pour nous deux instituteurs. Ignore-t-elle qu’il y a en France la gratuité de l’Ecole et que 45 enfants, où qu’ils soient, doivent bénéficier de l’instruction publique. L’administration ne fait là que ce qu’elle doit.
 
Deuxième limite : les conditions d’hygiène seraient insuffisantes, alors que les médecins de l’administration ont toujours été totalement satisfaits et ont toujours constaté le parfait état sanitaire de notre Ecole.
 
Je demande de l’aide. On me répond : »Apportez des améliorations, faites tout le nécessaire. Quand il n’y aura plus rien à faire, nous vous aiderons ». Merci !
 
Nous serions par contre assez satisfaits de ce que M. le ministre dit à propos de la troisième limite. Nous ne demandons pas mieux que d’organiser des stages d’information et d’initiation. Il faut évidemment que l’administration logique avec elle-même, autorise les instituteurs à suivre ces stages en leur accordant les congés nécessaires.
 
Nous demandons à l’administration qu’elle passe sur ce point de la promesse aux actes.
 
Dans sa réponse finale c’est le ministre lui-même qui répond, et il le fait avec une franchise qui nous est particulièrement sympathique. Le ministre serait favorable au bon fonctionnement de notre Ecole expérimentale dont il reconnaît la nécessité. Mais l’administration refuse - et cela se conçoit - car toute administration est, par principe, contre les initiatives qui bousculent ses pratiques.
 
Le ministre a raison de ne pas imposer et d’essayer de convaincre par le cœur et par l’esprit. Nous le remercions des efforts qu’il fera pour y parvenir. Si, dans quelques mois rien ne change nous demanderons à M. NAYROU de poser une nouvelle question orale pour que M. le ministre lui-même puisse contrôler si l’administration a été sensible à ses suggestions.
 
C. FREINET.