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Les enfants sont-ils mûrs pour leur autodétermination ?

Dans :  Principes pédagogiques › 
Novembre 1960

La question se pose pour l’Ecole comme elle s’est posée pour les peuples.

 
Après avoir été si longtemps asservis, les divers Etats d’Afrique, secoués par un irrésistible vent de démocratie, demandent, exigent, prennent leurs droits naturels à l’autodétermination. Et les colonialistes font mine d’être effrayés : « Ces hommes ne sont pas assez instruits, pas assez entraînés à l’exercice de la liberté pour qu’on les laisse se gouverner démocratiquement, Voyez ce qui se passe au Congo ! ».
 
Ce qu’ils redoutent d’ailleurs, c’est moins un exercice défectueux de la liberté qu’une reconsidération radicale des rapports entre maîtres et esclaves, entre colonisés et colonialistes, susceptibles de compromettre et bientôt d’anéantir leurs injustes privilèges.
 
L’histoire est pourtant là, déterminante : les peuples colonisés sont restés cent ans et plus sous la coupe de leurs maîtres et ils n’étaient pas plus mûrs pour l’autodétermination qu’aux tout premiers jours de leur esclavage. Ils l’étaient sans doute même moins par la prise en main parfois cahotique et périlleuse de leur organisation politique et sociale, ils parcourent en quelques mois - ou en quelques années - ce chemin dont on ne les jugeait pas dignes. Et ma foi, l’Inde, l’Indonésie, la Chine, la Tunisie, la Guinée, le Soudan ou Cuba mènent aussi bien leurs affaires, malgré d’humains aléas, que les vieux gouvernements européens ou anglo-saxons qui prétendaient leur faire la loi.
 
C’est par l’exercice de leurs droits, et non par la servitude que les citoyens de ces pays libérés accèdent à la dignité d’hommes et à la liberté de citoyens
 
*
 
L’analogie est à peu près totale avec nos enfants.
 
Parce qu’ils ne sont pas en mesure, à l’origine, de s’organiser librement, on juge qu’il faut, d’autorité, les diriger et les commander. On se préoccupe moins en pédagogie de savoir comment, par quelles voies et à quel rythme les élèves d’une classe sont en mesure de prendre leurs responsabilités et de décider de leurs conditions de travail et de vie que de déterminer comment les faire obéir, les dresser à des études qu’on leur dit nécessaires mais dont ils ne voient point l’objet ; les contraindre à suivre, à imiter et à copier Et l’on espère qu’un jour, par un coup de baguette magique ces enfants asservis deviendront des hommes libres, que ces copieurs se feront créateurs, et ces tâcherons artistes et maîtres.
 
Et si la baguette ne joue pas miraculeusement, si ces enfants laissés accidentellement libres ne savent jouir qu’anarchiquement de l’air pur et de l’enivrant espace, comme ces poulains déchaînés qui gambadent au hasard de leurs caprices, alors les régents autoritaires auront beau jeu de s’exclamer comme les colonialistes, « Voyez le bel usage qu’ils font de cette liberté reconquise ! Ne vaut-il pas mieux les préparer méthodiquement à l’exercice de leurs droits et ne les libérer qu’après, lorsqu’ils sauront ? ».
 
Comme la maman dénaturée qui dirait à son enfant incapable encore de garder son équilibre et qui s’essaie cependant à ses premiers pas :
 
- Tu commenceras à marcher quand tu seras capable de tenir sur tes jambes. Apprends d’abord !
 
Non, ce n’est point par des leçons théoriques, ni même par les exemples éminents que nous pourrions leur offrir, et encore moins par notre propre exemple dont nous n’avons pas toujours lieu d’être fiers, que nous préparons nos enfants à prendre en main leur propre destinée : il y faut, comme pour les peuples, le climat vivifiant d’une libre détermination, avec ses doutes et ses risques, mais aussi avec ses élans et son enthousiasme et la certitude d’accéder par cette voie à la dignité de leur fonction d’hommes.
 
Pourtant, nous dira-t-on, il est bien exact que les enfants, physiologiquement parlant, n’ont pas encore l’élémentaire maturité qui pourrait asseoir leur autodétermination. Comme il est exact que l’oiseau ne peut pas voler tant que ses plumes n’ont pas fleuri en étalant leurs aigrettes vaporeuses. Ce qui ne justifie pas que nous devons nous opposer, au nom de notre science de et de notre expérience au premier frémissement de ailes, à la croissance harmonieuse de leur esprit et de leur corps, prélude de leur premier envol.
 
L’être humain n’est point une machine qu’on monte pièce à pièce et qui est susceptible de marcher quand sera vissé le dernier boulon. Cette autodétermination que nous aurions la prétention de lui octroyer à l’heure « H » prévue par notre orgueil, elle est inscrite déjà dans le subconscient, dans les lignes de vie, puis dans les premiers balbutiements de la croissance. A nous d’aider généreusement cette éclosion comme la maman soutient d’instinct les premiers pas de son enfant, avec l’espoir, avec l’intuitive certitude qu’il saura bientôt, dans le cadre favorable que nous lui aurons préparé, aller plus loin que nous sur le chemin de la liberté, de la conscience, de la démocratie et de la paix.
 
Quand nous considérons avec humilité notre propre impuissance à nous gouverner avec un minimum de sagesse ; quand nous voyons les hommes et les femmes de notre temps jeter sous les pieds de leurs dictateurs les embryons d’autonomie que des siècles de lutte leur ont acquis, nous sommes mal venus à juger avec sévérité l’aptitude à l’autodétermination des générations qui viennent.
 
Notre propre expérience nous montre au contraire que les enfants dégagés de bonne heure de tout l’appareil de servitude dont on les accable, nous donnent bien souvent des leçons de dignité sociale, de conscience politique et de courage civique dont nous devrions nous inspirer et que la Société gagnerait à ce que soient reconsidérées les conditions d’autodétermination des jeunes d’aujourd’hui, les hommes de demain.
 
C. FREINET.