Raccourci vers le contenu principal de la page

Si loyalement, on se mettait enfin d’accord sur les principes et les méthodes

Dans :  Mouvements › mouvement Freinet › 
Décembre 1960

Le point de la quinzaine

 
O
 
Si loyalement, on se mettait enfin d’accord
sur les principes et les méthodes
 
Nous avons déjà donné longuement notre point de vue sur la fameuse circulaire ministérielle du 19 octobre 1960, qui recommande des positions absolument insoutenables psychologiquement et pédagogiquement.
 
Et voilà qu’on nous signale une circulaire du 8 septembre 1960, ayant pour objet les « travaux scientifiques expérimentaux dans les classes d’observation » que nous sommes heureux de saluer comme une réconfortante ouverture vers un enseignement plus conforme aux nécessités de notre époque.
 
Jugez-en d’ailleurs.
 
La circulaire se recommande dès le début de la pensée de Langevin qui est valable aussi bien pour les classes d’observation que pour l’enseignement primaire.
 
« Si l’’enseignement scientifique veut réaliser une culture véritable, il ne doit pas se borner à une information, à une acquisition utilitaire des connaissances... Il faut d’abord commencer beaucoup plus tôt l’enseignement physico-chimique par des travaux pratiques prolongeant les leçons de choses de l’école primaire. L’interruption actuelle de l’enseignement expérimental entre 12 et 15 ans est absurde. C’est en effet à ce moment que l’on peut, en étalant leurs acquisitions sur de nombreuses années, faire pénétrer et s’organiser dans l’esprit des jeunes gens, l’ensemble des notions issues de l’expérience, du contact avec les choses, préparant ainsi les notions abstraites qui conduisent à /a notion de la foi ».
 
« La progression évolutive et psychologique indispensable à la formation de l’esprit demande, continue la circulaire, qu’il n’y ait plus cette coupure entre l’enseignement élémentaire et l’enseignement du second cycle. L’âge de la préadolescence et de l’adolescence est celui où l’esprit de l’enfant, sortant de la simple acceptation du réel, commence à s’élever aux capacités généralisatrices et inductives et à la recherche des explications objectives, c’est-à-dire des liens qui unissent les phénomènes.
 
« Les travaux scientifiques expérimentaux n’ont pas seulement pour objectif de déceler et développer le sens de l’observation, la finesse sensorielle ou la réflexion concrète, mais tout autant les aptitudes à l’abstraction et à l’expression sous toutes leurs formes.
 
« Faisant suite aux leçons de choses de l’école primaire, ils procéderont comme elles de la constatation qualitative, de l’expérience vécue et de la notation des résultats obtenus, mais avec le souci permanent d’y introduire la mesure des grandeurs et les relations mathématiques, et d’inciter les élèves à la découverte et à l’emploi des divers moyens d’expression scientifique : tableaux numériques, graphiques, schémas, etc... ».
 
On remarquera dans la citation ci-dessous que la circulaire ne se réfère en aucun point à l’usage mécanique de la mémoire, ni au par cœur que la circulaire du 19 octobre voudrait remettre en honneur.
 
« Les travaux scientifiques expérimentaux n’ont pas pour objet d’inculquer un ensemble de connaissances déterminées. Il ne s’agit pour les élèves que de manifester leurs aptitudes et d’acquérir une première initiation aux méthodes et à l’attitude scientifiques. Conformément à ce qui a toujours été l’idéal de notre culture, l’accent sera mis sur les moyens de former l’esprit, non sur le contenu même de l’enseignement et sur l’acquisition de connaissances déterminées.
 
« Il s’agira d’autant moins d’un enseignement visant à inculquer des connaissances que la démarche à suivre doit être autant que possible celle de la recherche, librement menée par les élèves avec l’aide du maître ».
 
Et la circulaire insiste bien sur le fait qu’il ne s’agit point là d’imitations théoriques. Elle donne des directives techniques détaillées pour lesquelles elle « propose » des thèmes intéressants et le plus possible vivants. Ces travaux doivent satisfaire à quelques principes pédagogiques élémentaires :
 
1) à partir du concret, du réel, de l’expérience accessible aux enfants et non d’un exposé ex cathedra, livresque ou verbal. de façon à bien leur faire sentir que les sciences et les diverses disciplines qu’ils étudient ne représentent que des tentatives diverses pour expliquer le réel et agir sur lui ; en particulier, pour les thèmes de la première série, la référence à l’observation directe du milieu local s’impose comme condition primordiale pour donner toute leur signification aux méthodes employées et pour faciliter la compréhension des quelques notions abstraites qui seront dégagées de l’étude des phénomènes concrets ;
 
2) motiver ainsi la présentation de tout matériel ou de tout exercice d’observation par le recours à un fait pris dans l’expérience de l’enfant, ou observable dans le milieu local, ou emprunté à l’actualité, afin d’éviter une progression trop mécanique et trop systématique où le choix des travaux paraîtrait dicté par une décision arbitraire et « a priori » du professeur ;
 
3) donner au départ un caractère global à l’étude du fait ou des phénomènes naturels, de la machine ou du mécanisme à étudier, pour passer ensuite seulement à l’analyse et aboutir à une mise en forme déductive et synthétique des résultats, d’autant plus soigneuse que la méthode de recherche aura été plus inductive et livrée aux aléas de la découverte ;
 
4) selon les principes des méthodes actives, faire toute leur place, au long des exercices et dans l’élaboration même du plan de travail et des moyens et méthodes de recherche, aux suggestions, observations et expérimentations faites par les élèves eux mêmes, en acceptant erreur et tâtonnement, mais en exigeant toujours rigueur et précision dans la vérification des hypothèses ou des explications proposées ;
 
5) commencer par l’observation et l’analyse qualitative des phénomènes avant de passer à la mesure et à l’expérimentation, de façon que la nécessité de celles-ci ait été éprouvée par les élèves eux-mêmes et que son exigence s’impose à eux progressivement ;
 
6) faire en sorte que les mathématiques n’apparaissent pas seulement comme une manière d’utiliser des données numériques a priori, dont les élèves n’auraient pas éprouvé le contenu réel, mais comme un instrument indispensable pour préciser la connaissance des phénomènes naturels ; par exemple, ne pas se contenter de faire construire des courbes ou des graphiques sur des relevés de températures que les élèves n’auraient pas effectués eux-mêmes ;
 
7) Recourir, chaque fois qu’il se peut, à l’organisation du travail en équipes, qui permet seule d’étendre le champ de l’observation dans les thèmes de la première série. Pour ceux de la seconde série, cette méthode aura l’avantage d’assurer la participation active de chacun des élèves à un travail commun, condition nécessaire pour faire prendre conscience à ceux-ci des difficultés de l’observation et de la mesure exacte pour les amener à la notion d’erreur et d’incertitude ;
 
8) lier l’observation des réalités locales et actuelles qu’on aura choisi d’étudier à celle des mêmes réalités dans d’autres régions et dans d’autres temps, en recourant soit à un échange direct de documents d’information par correspondance avec d’autres établissements scolaires, soit à toute autre documentation géographique et historique de caractère aussi concret, de façon à donner à l’observation directe forcément limitée sa pleine extension et valeur culturelle.
 
Pour terminer, le Directeur général de l’organisation et des Programmes scolaires, M. Lucien Paya, parle d’une « discipline nouvelle, dont l’introduction dans le programme du cycle d’observation constitue un des éléments fondamentaux de la réforme de l’enseignement ».
 
*
 
Nous avons tenu à citer longuement cette circulaire :
 
1°. Parce qu’elle est une réhabilitation totale de la pédagogie non scolastique que nous défendons, et redonne confiance de ce fait aux camarades que la circulaire du par cœur aurait quelque peu ébranlés.
 
2°. Parce qu’elle ne se contente pas de ne pas citer les notions que la circulaire du 19 novembre voudrait ressortir du vieux magasin aux accessoires, mais qu’elle condamne explicitement la tendance traditionnelle à inculquer des connaissances, l’enseignement ex-cathedra, livresque et verbal, la recherche d’une progression mécanique,
 
Le mot « par cœur » n’est pas prononcé, certainement parce qu’il n’est pas venu à l’idée des rédacteurs que le par cœur puisse être encore recommandé dans une circulaire ministérielle.
 
*
 
Pourquoi tellement insister sur cette circulaire du 19 novembre qui, tout compte fait, peut paraître anodine. Elle n’est peut-être pas grave en elle-même, d’autant plus qu’elle apparaît déjà comme une erreur, ou du moins comme une maldonne.
 
Ce qui est regrettable, c’est que la masse des éducateurs qui tournaient les yeux vers les méthodes modernes se sentent approuvés officiellement et renforcés dans leur immobilisme, et mieux armés de ce fait pour critiquer, au nom de leur pédagogie du par cœur, des techniques de culture et de vie. Ils s’abstiendront de lire et de méditer la circulaire du 8 septembre que nous voulons justement leur mettre sous les yeux, pour leur répéter que nous avons raison, que notre pédagogie sera la pédagogie de demain ; qu’elle est déjà la pédagogie d’aujourd’hui dans les classes d’observation. Et nous ne faisons pas aux administrateurs, l’injure de supposer qu’il puisse y avoir deux pédagogies : une pour les enfants jusqu’à 12 ans, une autre pour les élèves plus âgés. La pédagogie est une ; les principes qui la justifient sont valables à tous les degrés. Il s’agit évidemment de les faire passer dans la réalité et nous nous y employons.
 
*
 
A vrai dire, nous ne pensions pas avoir à mener à nouveau, en 1960, une campagne que nous croyions définitivement gagnée contre la mémorisation automatique et le par cœur.
 
Nous citions volontiers, il y a 15 ans, l’anecdote typique que revoici : L’instituteur avait consciencieusement fait copier, étudier par cœur, et répéter, les règles de grammaire du participe passé conjugué avec être :
 
- On dit : je suis parti . et non j’ai parti...
 
Louis connaissait la règle mais écrivait toujours : j’ai parti...
 
- Vous me copierez dix fois le verbe partir au passé composé...
 
Sur ce, 4 heures arrivent. L’instituteur s’en va préparer ses cannes pour partir à la pêche, laissant Louis, seul dans la classe, conjuguer le verbe : je suis parti.
 
La recherche des amorces avait été plus longue que prévu. Quand l’instituteur retourna dans sa classe, l’élève n’était plus là, mais en beau joueur, il avait écrit au tableau :
 
- Monsieur comme j’ avais terminé ma punition et que tous n’étiez pas là, j’ ai parti.
 
*
 
Répétition, par cœur, mémoire...
 
Je me trouvais un jour récent chez une institutrice qui, dans sa classe maternelle, pratique à la perfection nos techniques dans un milieu vivant où les répétitions n’ont aucune place.
 
Quand je sortais, j’entendais dans l’école maternelle privée d’en face, la répétition que la circulaire du 19 novembre semble recommander... Les élèves psalmodiaient en chœur :
 
- Le pho-no-gra-phe est-u-ne-ma-chi-ne-par-lan-te
- Dans-les-pa-roi-sses-im-por-tan-tes on fait ap-pel à des pré-di-ca-teurs.
- Les cô-tes-bre-ton-nes sont hé-ri-ssées d’écueils.
 
Vous direz peut-être que c’est là une caricature du par cœur. Si vous la désapprouvez, vous désapprouvez implicitement une méthode qui, même recommandée par une circulaire, peut aboutir à un tel abêtissement.
 
La circulaire du 19 novembre est incontestablement une grave erreur. Elle est en contradiction avec la circulaire du 8 septembre qui amorce une pédagogie moderne. Une mise au point s’impose. Elle honorera le ministère de l’Education Nationale française.
 
C. FREINET.