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Les enseignements d’un colloque

Février 1962

Les 10, 11 et 12 janvier dernier, j'étais invité à participer à un colloque «Pédagogie-Education» organisé par l'U.N.E.S.C.O. à Sèvres.

Je me devais d'accepter avec empressement puisque depuis tant d’années nous demandions que s’établissent enfin les contacts désormais indispensables entre les éducateurs de tous degrés et, accessoirement, avec les personnalités étrangères à l'enseignement s'intéressant à divers titres aux questions éducatives.

L'origine même des participants dit assez combien ce colloque répondait à nos vœux et combien nous souhaitons, non seulement qu’ils se renouvellent mais que se renforcent jusqu'à devenir permanentes les liaisons de base ainsi établies.

Etaient donc présents :

J’étais seul pour le premier degré.

Parmi les professeurs :

M. Canonge, Professeur à l'E.N. d’apprentissage ;
Mme Charlier. Professeur E.N. d’institutrices.
M. Palmero. I.P. Paris.
Mme Chenon-Thivet. I.P. honoraire.
M. Chevalier. Directeur du Lycée Pilote Chaptal,
M. Chanson, Directeur des Cours Roche.

Les représentants de divers mouvements pédagogiques :

Mme Chiroux, Vice Présidente Ass. Montessori.
Mme Gillet. Directrice de l’institut Montessori.
Mme Jasson. Directrice de l’Ecole La Source.
Mlle Valloton. Directrice École Decroly.
Dr Fourestier (mi-temps Pédagogique et Sportif).

Des représentants des pédagogies spécialisées :
M. Langlois. Directeur Centre Rééduc. Versailles.
M. Lefèbvre. Professeur à Garches.
M. Leglise. Directeur I.N. Education Populaire.

Des représentants de services divers ;

M. Blique (Orient, Prof. Rurale).
Mme Chamboulant, Directrice Service d'Orientation de l'Université. Paris.
M. Damanty. Correspondance Int. à l’I.P.N.
M. Jean Paulhac (Jeunesse et Sports).
Mme Gratiot Alphandéry (Sorbonne).
M. Jean Chazal. Président de Chambre à la Cour d'Appel de Paris.

Quelques étrangers :

Docteur Ackerman. Directeur Pro-Familia. Suisse.
M. Sven Nord (Lecteur en Sorbonne. Représentant l’Institut Suédois).
Un délégué luxembourgeois.
Un délégué mexicain.

— Un représentant des élèves du Supérieur, Et surtout des personnalités étrangères à l'enseignement dont le témoignage nous a été souvent très précieux :
M. Burgaux. Directeur de l'apprentissage aux usines Renault.
M. Guibert. Directeur des Services de formation et de promotion à « Air France ».
M. Lambert. Directeur-adjoint Electricité de France

Nous donnons celle liste un peu longue pour montrer la richesse du colloque.

Il s’agissait d'un colloque de praticiens — les théoriciens s’étant réunis précédemment à Royaumont. A peu près toutes les questions touchant la pratique de l'Education aux divers degrés ont été abordées et étudiées sérieusement, du moins pour essayer de poser les problèmes rationnellement et loyalement. La chose était relativement facile car tous les éducateurs présents offraient sans parti pris leurs points de vue, soucieux seulement d’efficience et de progrès pédagogique. C'était vraiment une assemblée de chercheurs et de travailleurs exemplaires et nous félicitons M. Gattégno de son choix dans l'organisation du colloque.

Il faut dire aussi que le travail a été grandement aidé par la direction si bienveillante, mais tout à la fois si ferme et si laïque de Mme Hattinguais qui a une connaissance peut-être unique non seulement des problèmes éducatifs mais aussi, et surtout de leur interdépendance à travers les hommes, les méthodes, les incidences administratives et les réalités humaines.

M, Roger Gal, de par ses fonctions, a pu également, tout au cours du débat, apporter l'avantage d'un esprit clair et largement documenté au service non seulement de la pédagogie mais de la vraie culture dont il nous faut jeter les bases.

Nous n'essaierons pas ici de résumer les débats qui doivent paraître en édition selon l’enregistrement magnétique qui en a été fait en permanence. C’est plutôt sur les réflexions que m'ont valu ces journées et les enseignements que nous pouvons en tirer pour notre propre activité que j'insisterai tout particulièrement.

NÉCESSITÉ D'UNE COORDINATION DES DIVERS ENSEIGNEMENTS :

Le même colloque se tenant il y a un an n’aurait certainement pas travaillé dans le même esprit, tellement étaient cloisonnés jusqu'alors les divers enseignements dont les responsables n'éprouvaient même pas la nécessité de confronter leurs problèmes.

Bien ou mal amorcés, les prémisses de la réforme en cours auront eu cet avantage d'inciter les éducateurs à des dialogues en vue d’une solution générale de problèmes qui sont eux aussi généraux, seules pouvant et devant être adaptées aux niveaux et aux spécialités les techniques et les méthodes de travail.

Nous nous en sommes rendus compte dès l'ouverture du colloque. Ce que j’ai pu dire de la discipline et de l'autorité au premier degré, sur la base d'une modernisation de la pédagogie a été reconnu aussitôt comme valable, par M. Gérard Charnoz (1) dans l'enseignement supérieur aussi bien que par les responsables de l'apprentissage aux usines Renault, à Air-France ou à l'E.D.F,

On a reconnu bien vite aussi que le principal obstacle à la modernisation reste la scolastique encore souveraine. Nous avons tous ôté formés et déformés par cette scolastique sur la base de devoirs, de leçons, de résumés appris par coeur, de notes et de classements, Et nous dépouillons tous difficilement le vieil homme ; nous nous résolvons mal à admettre qu'on puisse faire mieux par d'autres voies.

Surtout que, pour ce qui nous concerne, cette scolastique serait plutôt une réussite qu'un échec. Les Instituteurs et professeurs ont été des têtes de classes.

Par suite de conditions familiales ou sociales dont ils ont bénéficié, peut-être aussi en partie par prédisposition organique, ils avaient une aptitude exceptionnelle, ou un penchant pour l’abstraction, pour le jeu de la pure intelligence, et une bonne mémoire. De ce fait, comme l'a répondu G. Charnoz à une question qu’on lui posait pour savoir les tares dont lui, jeune, avait souffert à l'école, la scolarité a été pour nous à peu près sans histoire, Pour cette minorité dont nous avons été, n'importe quelle méthode semblerait valable, ce qui ne veut pas dire qu’il n'y en ait point d'excellente.

L'illusion de cette minorité, dont nous sommes — 5 % environ — c’est de généraliser et de croire que si les autres 95 % n’ont pas réussi c'est qu'ils ne l'ont pas voulu et que l'Ecole n’en porte pas la responsabilité,

Il en est en effet tout autrement : naguère la filière scolaire n'était prévue que pour ces 5 % qui allaient devenir les cadres de l'Etat. On se désintéressait pratiquement des autres. Or, depuis la réforme, ces 95 % devront être menés au-delà du C.E.P.E., aussi haut qu'ils pourront aller. Et ils n'iront pas loin avec l'Ecole traditionnelle qui est pour eux un échec à peu près total.

Il en résulte que, sans négliger l'enseignement des 5 % qui peut être aussi amélioré, socialisé et humanisé, il nous faut mettre au point ensemble des méthodes et des techniques qui permettent l'éducation et la formation des 95 %. Or, ceux-là ne sont nullement abordables par le biais intellectualiste auquel ils sont à peu près fermés. C'est le moment alors de considérer qu'il n’y a pas seulement l'intelligence « intellectuelle », seule digne de l'Ecole, mais aussi de nombreuses autres formes d'intelligence : celle qu’on a au bout des doigts, ou dans l’œil, ou dans la maîtrise des membres, ou dans ce sens mystérieux qui mène à l'art sous toutes ses formes, dans t'aptitude enfin à la recherche scientifique aujourd'hui si prisée etc…

La pédagogie moderne, la pédagogie de demain, saura mobiliser les individus par les diverses voies qui peuvent être efficientes, qui maintiennent en eux le goût, la soif de la recherche, de la création et du travail.

Or, pour l'instant, dans un monde où les diverses méthodes en honneur au début du siècle vont s’éclipsant, la pédagogie Freinet de l'Ecole Moderne est seule en mesure d’apporter des solutions pratiques, éprouvées par une longue expérimentation dans les classes. Bien sûr, nos techniques ne sont pas à introduire telles quelles aux divers degrés ; il y faut une adaptation, avec mise au point des outils. Ce travail est immédiatement possible si les plus clairvoyants parmi les chercheurs en matière d'éducation veulent bien s'unir pour les mises au point qui s'imposent,

Dans l'exposé succinct que j’ai fait de nos techniques, j'ai insisté sur l'Education du Travail, qui est en même temps la meilleure — sinon la seule — des solutions à tous les problèmes si graves de discipline et d'autorité,

Contrairement à mon attente, nos idées ont été approuvées d'emblée par le colloque, ce qui est une preuve qu'elles sont aujourd'hui dans l'air, qu’on les cite volontiers et qu’on s’y réfère, même si on ne sait pas d'où elles viennent. Et il est exact comme on nous le dit souvent que nous avons quelques raisons d'être satisfaits de voir ainsi notre pédagogie à l'honneur.

Certes, chacun, surtout dans ce colloque, se pose la question cruciale : « Mais ces techniques de travail, que nous jugeons bénéfiques et indispensables, comment les introduire dans nos classes surchargées de grands groupes pléthoriques, avec des enfants que la vie a déjà malmenés au point de les rendre parfois inéducables.»

Mous n’analyserons pas ici cette discussion dont on n'a jeté que les bases. Un problème a cependant retenu tout de suite l’attention des personnes présentes : la rééducation indispensable du personnel enseignant.

Cette rééducation est, à certains niveaux, impossible. Il faudrait s'y attaquer à la base avec les jeunes, qui peuvent être quelque peu désintoxiqués de la scolastique.

Il était en effet caractéristique de constater que les responsables d'entreprises libres (Usines Renault, Air-France, E.D.F.) n'ont pas rencontré tes mêmes difficultés pour l’application d'une discipline nouvelle et l'instauration d'un esprit de coopération. Leurs propos mériteraient d'être connus et diffusés, ainsi que leurs réalisations. Nous le ferons dès que possible mais; dans le cadre de l’Association pour la Modernisation de l'Enseignement dont nous allons parler.

LE DEMI-TEMPS PÉDAGOGIQUE ET SPORTIF:

Bien d'autres questions ont été discutées qui mériteraient ici un long compte-rendu. Nous insisterons plus particulièrement sur le demi-temps pédagogique et sportif, tel que l'a longuement exposé le Dr Fourestier.

Le Dr Fourestier ne prétend pas parler en pédagogue. Il expose, de son point de vue de médecin et de sportif des constatations qui sont indéniables, que l'aération et la santé de l'enfant éveillent et aiguisent l'intelligence, que les enfants qui reviennent de l'Ecole de neige font moins de fautes aux dictées etc...

Et pourtant, nous avons été nombreux à présenter des réserves :

— Les installations prévues par le Dr Fourestier ne pourront, avant longtemps s'étendre à la masse des écoles ;

— Nous nous défions d’un esprit sportif d'une part, de l'esprit professeur de gymnastique d'autre part, dont on connaît les travers ;

— Nous redoutons qu’un tel demi-temps cantonne les éducateurs dans une matinée plus spécialement technique où la mécanisation et le par cœur deviendraient matériellement nécessaires, l'après-midi étant consacrée à des activités indépendantes des centres d'intérêt scolaires — ce qui nuirait à l'unité formative et psychique des individus ;

— Nous pourrions peut-être parvenir à une forme souhaitable de mi-temps, comme nous l’avons à l'Ecole Freinet, la matinée étant consacrée au travail plus intellectuel, les après-midi aux travaux éducatifs expérimentaux, désormais prévus aux programmes, avec pour terminer la journée, synthèse et conférences.

PRATIQUEMENT :

Nous voudrions nous aussi tirer de ces journées quelques enseignements pratiques.

— Le problème des outils de travail et des techniques est désormais posé non seulement au premier degré mais dans tous les autres ordres d'enseignement.

Il nous faut étudier avec les maîtres l'adaptation des outils que nous avons réalisés dans les C.E.G., l’enseignement technique et le deuxième degré, et notamment :

des B.T. et Suppléments B.T.

de l’imprimerie, du limographe, du journal scolaire et des échanges ;

des boîtes de travail scientifiques ;

des fichiers auto-correctifs.

Cela suppose qu'une coopération permanente s'établit avec ces maîtres. Nous allons voir comment il nous serait possible de la réaliser.

— Dans le complexe actuel de l'orientation scolaire, nos Brevets ont tout particulièrement intrigué, surpris et intéressé les participants qui voient dans une telle technique la seule solution efficiente. .

Il nous faut continuer activement nos expériences dont nous publierons prochainement les résultats,

ET POUR TERMINER :

Les derniers jours du colloque je me disais : quel dommage que nous ne puissions pas bénéficier plus souvent de semblables colloques, ou que, à défaut, nous ne puissions en prolonger les bienfaits par un bulletin.

J'en avais parlé à quelques assistants qui donnaient leur accord. Mais comment ici aussi : passer de la théorie et du souhait à la pratique ?

Nous avons l'habitude, nous, d'aller tout droit à cette pratique. Cela nous est d'autant plus urgent cette année que nous discutons de notre thème : l'Education à la Croisée des Chemins, thème pour lequel nous avons besoin du large éventail de bonnes volontés comme il s’en trouvait à Sèvres.

Nos travaux dans ce domaine ne sauraient aboutir — et le colloque en a fait la preuve — que si nous savons et pouvons confronter nos points de vue, non seulement avec des éducateurs d'autres degrés, mais tout autant, sinon plus avec des non éducateurs officiels : avec les parents d'élèves, les médecins, les psychiatres, les architectes, les entrepreneurs, les éditeurs etc...

Et nous arrivons encore là — et comment nous en étonner — au programme exact de notre Association pour la modernisation de notre enseignement, tel que nous l'avons défini l'an dernier. Des obstructions intempestives avaient coupé notre élan au moment du démarrage. Le mal n'est que relatif puisque, à la demande de nombreux camarades, nous reprenons l'affaire aujourd'hui avec des possibilités accrues.

Il nous faut un bulletin ou une publication qui ne soit pas scolaire, dans laquelle les non enseignants se sentent à l'aise pour présenter leurs points de vue. Notre revue Techniques de Vie pourrait être cet organisme. Non pas que nous soyons à court d’idées et de projets pour notre revue Techniques de Vie qui devait être consacrée à l'origine à la recherche des fondements de nos techniques, fondements sociaux compris. Or, nos techniques doivent aujourd'hui élargir leur action jusqu'à l'éducation des parents, aux aspects matérialistes de notre pédagogie et à l'éducation permanente. A l'heure actuelle, au moment où techniciens et usagers sentent la nécessité de dépasser la scolastique pour s’intégrer à la vie, nos techniques doivent elles aussi, résolument, dépasser le scolaire pour étudier toutes les données qui, du H.L.M. au cinéma, conditionnent le succès d'une éducation.

Implicitement nous admettons déjà dans notre revue des études qui ne touchent pas toujours de très près à nos techniques. Et dans nos colloques Techniques de Vie qui pourraient se tenir méthodiquement dans toutes les régions et dans toutes les villes (Voir le grand succès du colloque de Besançon) nous essayons justement d'amener à nous les non scolaires.

Aucune revue è ce jour n’assure une telle conjonction. Techniques de Vie pourrait devenir, sans rien perdre de son intérêt psychologique et pédagogique, l’organe officiel de notre Association pour la modernisation de l'Enseignement. Aucune revue semblable, aucune association aussi ouverte n'existe actuellement. Nous ferions ainsi du bon travail.

Dans le cadre de l'enquête : l'Education à la Croisée des Chemins, nous allons établir un plan général pour lequel nous demanderons la collaboration de diverses personnalités afin d'étudier les problèmes vitaux de l’heure sous tous leurs aspects essentiels psychologiques, psychiques, philosophiques, scolaires, éducatifs, et aussi sociaux, techniques, journalistiques etc...

Nous donnerons ce plan dans notre prochain numéro.

C. FREINET.
(1) Auteur du livre; «L'Enseignement, Effort Improductif » dont nous avons rendu compte.

Aux jeunes et aux moins jeunes

Au moment où Freinet pense se consacrer aux derniers de ses ouvrages dont il a dû retarder la mise au point par obligations militantes, le moment est venu pour les jeunes et les moins jeunes de prendre conscience de leurs responsabilités. Elles sont, ces responsabilités, dépendantes d'une œuvre qui a ses grandeurs humaines et historiques.

Ceux qui ont œuvré, souvent héroïquement, vous ont apporté le bilan de leurs réalisations pendant les vingt premières années qui en ont promu l'efficience. Ce bilan est tout entier inclus, sur le plan de l'action collective dans l'ouvrage

NAISSANCE D'UNE PEDAGOGIE POPULAIRE (Editions de l'Ecole Moderne - Cannes)

Sur le plan de la théorie pédagogique, les ouvrages de Freinet expliquent à la faveur de la solide dialectique du bon sens, comment les problèmes posés à la base sont générateurs de solutions efficientes qui à leur tour proposent les vérités d'une théorie fertilisante. Car l'enseignement profond de Freinet c’est cette imbrication progressive de la pratique et de la théorie, se fertilisant l'une l'autre au cours des processus historiques et qui donnent assise à la permanence d'une œuvre pédagogique généralisée et enthousiasmante.

Êtes-vous d'accord pour qu'une rubrique s'ouvre dans L'Educateur, rubrique dans laquelle une tentative serait faite de lier la technique à la culture pour que soit vraiment patente la justification profonde d’une œuvre qui n'est pas de la petite pédagogie à la petite semaine ?

Écrivez-nous à ce sujet. Les anciens ont des comptes à vous rendre !...

E. et C. Freinet et les anciens CEL.

P.S. : Le deuxième volume de «Naissance d'une Pédagogie Populaire » est en préparation.