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Lecture globale, écriture alphabétique, lecture et écriture naturelles.

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Mars 1961

Lecture globale, écriture alphabétique,

lecture et écriture naturelles.
 
 
 
Les Cahiers de Pédagogie et d’Orientation Professionnelle publiés à Liège rendent compte dans leur N° d’avril 1960 de la thèse non traduite en français d’un pédagogue allemand Paul Dohrmann, que nous croyons utile d’étudier de près pour essayer d’éclairer plus encore le problème de la lecture.
 
L’auteur rappelle d’abord que, dans l’histoire de l’humanité on retrouve trois grands types d’écriture :
 
1. - L’Ecriture symbolique, telle la tête de mort collée sur les poteaux électriques.
 
2. - L’Ecriture idéographique, hiéroglyphes par exemple. La lecture de ces deux sortes d’écriture s’appuie exclusivement sur la mémoire (l’écriture chinoise compte 50 000 signes à mémoriser ; la culture de base du Chinois se contente de 2 000 à 4 000 signes).
 
3. - Dans notre Ecriture alphabétique, l’unité est le son
 
« Sur quoi repose la lecture dans cette écriture alphabétique ? Certes, on peut lire comme si l’écriture était idéographique. Lorsque, dans les premières semaines de l’Ecole primaire, nous enseignons « globalement » des mots à l’enfant, nous les présentons comme de simples idéogrammes, Et c’est une des premières sources des discussions et des aventures malheureuses qui nous préoccupent. Car nombreux sont sans doute ceux qui, ayant procédé ainsi, croient avoir pratiqué une méthode globale valable. Or, elle ne l’est pas parce qu’elle est, en fait, contraire à l’économie même de notre écriture alphabétique. C’est ce que Dohrmann nous permettra de démontrer ; mais nous devons d’abord analyser avec lui le mécanisme profond de la lecture »
 
Du mot à la lettre : « Si nous décomposons notre langue en mots toujours plus simples, nous nous trouvons bientôt devant une première barrière : le mot, qui est la plus petite unité signifiante. Si nous voulons analyser plus encore, nous ne devons plus tenir compte du sens mais du son ; la langue devient à ce moment un objet purement abstrait.
 
Or, le nombre de sons est presque infini. Prononcer le mot « abîmé » n’équivaut pas à prononcer isolement et de façon neutre les sons a-bi-mé ; chacun de ces sons réagit sur ses voisins et leur apporte une coloration particulière. En d’autres termes, tout son est un son de position, un son relatif.
 
Pour élaborer l’écriture alphabétique, il a donc fallu unifier, neutraliser les sons, les abstraire. Or, au moment où l’enfant apprend à lire, il n’a pas l’oreille suffisamment entraînée pour disséquer les sons de position ; il lui est donc très difficile d’établir la relation entre les sons « relatifs » qu’il entend et les sons neutres qui composent l’alphabet. Et ainsi, nous taisons au passage un premier procès de cet ancien système d’apprentissage de la lecture qui commençait par des sons isolés ».
 
De la lettre au mot : « D’autre part, nous savons maintenant que lorsque l’enfant qui apprend à lire prononce isolement la première lettre d’un mot, il énonce un son pur ou neutre qui, en soi, est aberrant, Pour lire, il faut avoir la vision des autres lettres (sons) afin de savoir quelle tonalité leur donner : il n’existe que des sons relatifs.
 
Supposons qu’un enfant déchiffre le mot « pipe ». Il va d’abord - si l’on procède par acquisition des mots isolés - lire en sons purs et obtenir p-i-p-e. Cette succession de sons peut ne rien lui dire, Mais s’il a compris que lire consiste à prendre connaissance de la signification, il va se demander de quoi l’on parle ; il pensera alors au mot pipe et relira le mot, cette fois correctement car il a identifié le tout. C est donc au moment où l’enfant découvre le sens qu’il passe du déchiffrage à la lecture ».
 
De la lettre à la phrase : « Quand nous lisons. nous ne nous arrêtons pas après chaque mot identifié, la lecture coule.
 
Commençons par une expérience simple. Lisons :
 
« Frère vous invite je rendre qu’il doit mon dis à » et « Je dis à mon frère qu’il doit vous rendre visite ».
 
Il faut beaucoup plus de temps pour lire la première, de ces deux phrases que pour lire la seconde de plus dans le premier cas, nous sommes tentés de nous arrêter après chaque mot. Savoir lire un mot ne permet donc pas encore la lecture courante :
 
Cette constatation amène Dohrmann à considérer qu’il y a quatre stades dans la lecture :
1er Stade : L’interrogation. - Voici un mot que l’enfant n’a jamais lu : « Et à la charrette sont attelés deux... (chevaux). A ce moment, il se pose consciemment ou non la question : « Qu’a-t-on bien pu atteler à la charrette ? » Et l’auteur souligne alors combien il est important que l’enfant soit intéressé par le texte qu’il lit.
 
2e Stade L’hypothèse ‑-Nous dirions le tâtonnement expérimental.
 
- Soit la phrase « Le chapeau est (rouge).
Au moment où il formule l’hypothèse, l’enfant peut penser à la fois à une série d’adjectifs : beau, rouge, vert, etc... Immédiatement, il commence à déchiffrer le mot qui lui manque. S’il identifie la première lettre du mot « r », l’hypothèse « beau » est éliminée. Restent rose, rouge, rond... Le « o » ne suffira pas à trancher le problème. Il faudra lire plus avant. Il se peut aussi que, dans les hypothèses formulées par l’enfant, le mot voulu ne se trouve pas. A cet instant, il s’arrête, hésite, cherche dans son esprit (et est donc parfaitement actif). Dès qu’une hypothèse lui parait satisfaisante, il continue... De la richesse de l’expérience de l’enfant dépendra la richesse des associations.
 
Nous connaissons tout cela. L’auteur, qui ne connaît pas notre méthode naturelle conclut en disant la nécessité d’intéresser l’enfant au texte choisi qui doit être dans une langue qui lui soit familière.
 
Nous faisons mieux puisque nous apportons l’intérêt profond de la vie.
 
3e Stade Vérification de l’hypothèse.
 
4e Stade On a adopté définitivement l’hypothèse et on la rejette.
 
Nous n’insistons pas puisque c’est là, dans sa perfection le processus de tâtonnement expérimental que nous avons décrit bien des fois et dont on peut lire l’analyse dans noire livre : « Essai de Psychologie Sensible » (1).
 
PREMIERES CONCLUSIONS.
 
« Le faux globalisme consiste à traiter notre écriture alphabétique comme une écriture idéographique. Le procès de cette méthode a déjà été fait. Rappelons ici deux points essentiels : s’il est souhaitable de commencer l’apprentissage de la lecture par l’acquisition de quelques idéogrammes de base, il ne faut pas perdre de vue que notre écriture ne se prête pas à la lecture par images visuelles globales (comparez le chinois, où l’idéogramme se présente sous forme carrée facilement appréhendée par l’œil, et sa traduction française : « mandat postal »); un certain nombre de petits mots (articles, verbes, auxiliaires, etc...) peuvent (et doivent) être acquis très tôt sous forme d’idéogrammes et être utilisés toute la vie comme tels ».
 
Reste à savoir comment se fera cette acquisition. Par répétitions mécaniques, ou, au contraire, par notre méthode par étude de ces mots dans le cadre des textes libres.
 
« Dans la lecture, le sens est déterminant et toute lecture est donc avant tout un travail de pensée, d’idéation (nous dirons plutôt de vie). Si nous essayons de donner une idée chiffrée de l’importance relative des facteurs en présence dans la lecture, on obtient d’après Dohrmann, 10 % pour l’image visuelle (idéogramme), 10 % pour les lettres isolées, 80 % de travail de pensée.
 
La conclusion générale semble capitale pour notre propos : on ne va pas de la lettre au mot, mais directement de la lettre à la phrase, dans le cadre d’un contexte, d’une situation, d’un schéma. On lit donc globalement et quelle que soit la méthode d’apprentissage de la lecture, elle conduit à une lecture globale ou elle échoue. Ce globalisme, c’est dans la situation, dans le schéma qu’il faut l’envisager. Le schéma est un tout et tout en dépend ».
 
Dohrmann propose une méthode, qui est forcément hybride puisqu’elle n’est pas naturelle. Nous arrêterons là notre exposé puisque nos lecteurs se rendent compte que les conditions mentionnées pour un bon apprentissage de la lecture sont celles-là même que nous réalisons par notre méthode naturelle. Cette situation, ce schéma, nous le réalisons automatiquement et humainement, sans aucun recours à la scolastique, selon des processus qui, selon Dohrmann lui-même, sont donc scientifiques et apparaissent non seulement comme la méthode la plus simple et la plus intéressante, mais aussi comme la plus économique pour l’enfant.
 
C. FREINET.
(D’après l’article de Gilbert de Landsheere).
 
(1) Edition de l’Ecole Moderne - CANNES.