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Novembre 1959

Il est des pays à haute civilisation technique, qui construisent à grands frais pour leurs machines, et avec une logique scientifique irréprochable, des usines à formule audacieuse, où rien n’est négligé de ce qui peut permettre un rendement optimum : locaux conçus à la demande, selon le travail à organiser, bureaux et salles d'étude, munis du tout dernier équipement, ateliers d'expérimentation pour mise au point rationnelle des fabrications, cabinets psycho-techniques qui veillent à l'adaptation professionnelle des ouvriers aux mécaniques qu'ils doivent servir.

Et de telles réalisations ne sont nullement exceptionnelles ; elles constituent aujourd’hui une norme qui élimine peu à peu, irrévocablement, l’atelier de l’artisan qui n’a pas su se moderniser et dont la production ne pourra pas s'inscrire dans la compétition nationale et internationale.

Mais, chose apparemment paradoxale, ces mêmes pays n’ont rien changé depuis un demi- siècle à la formation des hommes qui devront commander aux machines et sans lesquels le progrès ne saurait se développer et fleurir. Ils paraissent fiers de leurs statistiques et de leurs records, mais ils semblent s’obstiner à conserver pour leurs enfants les vieux moules pour fabrications désuètes, dans des bâtisses pour fiacres et chars à bancs.

Lorsqu’ils sont obligés de construire pour loger la population estudiantine, ils ne le font point selon l'architecture atomique des industriels et des commerçants, mais sur le gabarit des fiacres et des chars à bancs, avec les mêmes couloirs, les mêmes salles exiguës comme des alvéoles préfabriqués, avec les mêmes bancs standards, sans oublier l’estrade.

Et dans ces granges pour fiacres, les enfants sont entraînés, non pas, comme on pourrait le croire, à comprendre et à manœuvrer des machines, des moteurs ou des avions, mais à harnacher des chevaux de bois, à fourbir des attelages de clinquant, à faire sonner des grelots.

Cela ne sert à rien et vous vous en rendez bien compte, mais les spécialistes du harnachement vous démontreront que c’est justement parce que ces travaux sont gratuits et sans intérêt, qu’ils sont hautement formatifs, et ils vous citeront leurs classiques, qui authentifient une culture de la volonté à base de sécheresse et d’ennui. Comme si on pouvait préparer la jeunesse à vivre avec efficience le monde de 1960 en lui enseignant comment on attelle les chevaux, dans une économie qui n’a plus de chevaux.

Bien sûr, l'enfant séquestré dans une salle close, s'intéresse à ce qu'il peut, à un grelot qui tinte, à une roue qui tourne, aux couleurs vives des crinières. Mais sa passion, son élan, sa vie sont obligatoirement avec les vélos, les autos, le cinéma, la radio, les fusées, les machines téléguidées et les transistors qu'on porte sous le bras et plus fidèles que les mémoires surmenées des écoliers.

Vous acceptez pour vos enfants cette déchéance de les arracher à leur milieu pour leur enseigner d’autorité des notions, des principes, des mots, dont ils ne sentent nullement l’autorité, dont vous doutez vous-mêmes, par expérience, de l'élémentaire valeur, mais qu’il faut leur imposer parce qu'on ne peut pas de nos jours, vous dit-on, conquérir des diplômes et faire son chemin si on n'a pas appris, comme les générations écoulées, à harnacher et à atteler les chevaux et à faire sonner les grelots.

Vos élèves ne sont pas encore sensibles, heureusement, à ces impératifs d'une utilité lointaine au moins contestable. Ils sentent par contre la vanité foncière du travail qu’on leur impose et auquel ils n'accordent — et c’est normal — que 2 à 5 % de leur intelligence et de leur attention, réservant le complément pour se préparer hors de l'école au destin qui les appelle. Et vous vous étonnerez ensuite que ces enfants, pourtant intelligents dans la vie, se refusent à travailler à l’école et qu'ils y deviennent passifs et atones, comme si un mal profond les rongeait et pour lequel vous cherchez en vain le remède.

Vous les conduirez alors au psychologue, au médecin, au psychiatre pour essayer de démêler le trouble incontestable auquel on saura bien donner un imposant nom nouveau, comme une maladie du siècle à laquelle il faudra vous résigner.

C'est de cet état de fait irrationnel que nous voudrions faire prendre conscience aux parents et aux éducateurs.

Nous pouvions nous passionner, il y a cinquante ans, à une forme d'école qui nous apportait par ses leçons, ses résumés et ses manuels, une nouveauté dont nous sentions le besoin, comme une lumière dont nous désirions nous saisir

C'était l'époque des fiacres et des chariots.

Mais quand les premières autos pétaradaient dans la rue, quand les lourds camions à bandages ébranlaient les immeubles, nous en étions nous-mêmes tellement secoués que nos instituteurs nous conduisaient dans la cour pour voir passer les bolides. Aujourd'hui 'es bolides défilent toutes les minutes ou toutes les secondes, rendant plus illusoire que jamais une pédagogie qui prétendrait les ignorer derrière des barrières de ciment et de papier.

Le drame est là, et nous devons, qu’il nous plaise ou non, en accepter l'évidence : la leçon faite par le maître est aujourd'hui dépassée par la vie qui vient battre à coups répétés les portes closes de 'a classe, les pages des livres ont perdu leur majesté parce que les revues, les étalages, la radio, le cinéma et la télévision leur font une concurrence déloyale, la géographie s'apprend désormais en voyageant et le calcul lui-même se fait en permanence sur des bases d'approximation et d'intuition qui ne sont pas sans rapports révélateurs avec les processus merveilleux des machines électroniques.

Ainsi, vous pouvez garder vos enfants assis en classe — et ce n'est pas toujours commode — mais vous n'enchaînerez point leur pensée, leur imagination et leur audace qui s’en vont ailleurs, là où bouillonnent désormais le progrès et l'avenir.

Cette obstination de l’Ecole à river l'enfant à des formules, à des traditions, à des systèmes de pensée qui n'ont plus en lui de résonance dynamique, tandis que l'enthousiasment les processus nouveaux de recherche et de conquêtes, suscite un déséquilibre fonctionnel qui affecte gravement les générations contemporaines. Comme dans certaines familles disloquées où le père, formaliste et sévère prétendrait arrêter toute velléité d’émancipation, tandis que la mère indulgente sait être aux écoutes des besoins vrais de son enfant. Et celui-ci inquiet, impuissant à retrouver les indispensables lignes de vérité, s'en trouve à jamais désaxé et perturbé

Un tel divorce ne saurait persister sans affecter cruellement la vie de nos enfants, et notre vie à nous, parents et éducateurs. Reconsidérer, moderniser l’Ecole est aujourd’hui une implacable nécessité dans une société qui déjà vibre au rythme des spoutniks.

C. FREINET

 

(Sur demande nous adressons un tirage de cette feuille. pour diffusion auprès des journaux)