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Ne tirez pas sur le lampiste-éducateur !

Janvier 1960

Vous qui n'êtes pas toujours satisfaits des services de l’Enseignement, et qui avez donc raison de manifester vos soucis et vos craintes, ne tirez pas trop sur le lampiste-éducateur.

Si nous cherchions ensemble les responsabilités.

Admettons d’abord — et cela ne fait pas de doute — que le métier d'éducateur n’est pas un métier comme les autres. On y travaille une matière éminemment difficile et capricieuse, qui ne réagit jamais comme prévu, qui sommeille à contre-temps, ou bouillonne, explose ou éclate. Une matière qu'il faudrait donc saisir précautionneusement, avec des mains patientes et expertes, dans des ateliers et des creusets spécialement prévus pour les opérations vivantes à conduire.

Vous savez, vous, ce qu’on attend de votre travail et vous ôtes fiers d'avoir produit la pomme de terre ou le raisin, le poste à transistor ou l’auto. L’éducateur ne voit jamais avec sûreté le résultat de son action. On lui demande tout à la fois de former le raisonnement et le jugement, le sens moral et civique, et aussi, contrariant parfois ces buts, d’enseigner ce qu’on ne doit pas ignorer : le calcul et les sciences, le français et l'orthographe, l'histoire et la géographie, la musique, la gymnastique et le travail manuel. C’est comme si on exigeait de votre usine qu’elle fabrique des casseroles et des montres, des paniers et des livres, des brouettes et des machines électroniques.

Et s'il n'y réussit pas —on ne verra d’ailleurs le résultat que dans dix ans — la faute en incombe au lampiste : il ne se donne pas assez de mal, il explique trop ou pas assez, n'a pas de discipline ou exagère son autorité !

Avez-vous remarqué que les paysans se plaignent de leurs champs infertiles trop difficiles à travailler, que les ouvriers pestent contre leur « boîte » si mal équipée qu'ils ne peuvent jamais y faire le bon travail qu’ils souhaiteraient, mais que ni les uns ni les autres ne s'en prennent jamais à l'Ecole des difficultés dont souffre l’éducation de leurs enfants. C'est le maître qui est responsable : paresseux, ou faible, ou sans enthousiasme, ne sachant pas présenter les choses, ni donner à chacun la pitance qui lui revient. Sus au lampiste qui n’a pas agité à temps sa lanterne ou qui a manqué de décision pour fermer la barrière.

Nous ne voulons pas dire que la valeur de l'homme soit indifférente au succès de sa mission. Le bon paysan et l'ouvrier habile marquent de leur talent et de leur obstination l'œuvre à laquelle ils sont attachés.

Mais l'imperfection de l'attelage, l'insuffisance de fumure, la déficience des machines s’inscrivent aussi d’une façon souvent décisive dans le complexe de la production et vous en avez conscience.

Les éléments d’installation, d'équipement et d’organisation, avec les méthodes correspondantes jouent au même titre, sinon plus, pour l'école de vos enfants.

Les bâtiments sont-ils bien construits, avec de l'espace, de l’air et du soleil ? Maîtres et élèves y sont-ils à l'abri du bruit, ces ennemis n° 1 de notre commun équilibre ? Peuvent- ils y travailler en paix ? A cet effet, l'Ecole est-elle équipée des outils de travail nécessaires, non seulement de manuels, de porte-plumes métalliques, d’ardoises et de cahiers vieux de cent ans, mais d'imprimeries, de limographes, d'outils à graver et à découper, d’appareils de projection et de magnétophones, de fichiers, de scies et de marteaux — ces outils élémentaires de notre époque — pour un travail qui signifie enfin quelque chose, qui ne soit pas seulement un stérile exercice mais s'inscrive noblement dans les processus de création et de production enthousiasmants et bénéfiques ?

Ne tirez pas sur le lampiste ! Peut-être a-t-il tout simplement trop d'enfants à surveiller, ce qui lui vaut non seulement une attention, mais une lutte de tous les instants, qui l'épuise jusqu’à la dépression nerveuse et la maladie. Etes-vous entré seulement dans une classe surchargée où l'instituteur ou l'institutrice doivent tenir, attentifs et silencieux, 35 à 50 bambins qui, physiologiquement ne peuvent supporter l'immobilité et la passivité ? Comme si on vous lançait au hasard dans une salle pleine à craquer de machines qui tourneraient anarchiquement et dont vous ne parviendriez point à rétablir le rythme. On voit cela dans les cauchemars. L'École surchargée est un de ces cauchemars.

Entrez dans une école au moment de la récréation, Si les enfants y jouent calmement et sans nervosité excessive, parmi les massifs de verdure et les recoins paisibles, c'est que l'Ecole est à leur mesure, et les instituteurs s'efforcent alors de s’incorporer à cette mesure. Si la cour de récréation est comme une fosse aux ours où des enfants déchaînés s’agitent avec des gestes déséquilibrés, sous la surveillance résignée d'hommes que vous plaindrez, alors il y a danger, pour vos enfants, et danger pour les maîtres aussi. Il y a des choses à changer, même si l’école est neuve et reluisante de peinture et de chaux.

Voudriez-vous être le lampiste ? Accepteriez-vous de tenir tête à ces quarante bambins de la classe, parmi la nervosité et le bruit d’une usine organisée pour le travail à la chaîne et non pour la formation efficiente des hommes de demain ? Accepteriez-vous d’être le surveillant de la fosse aux ours ?

C'est peut-être aussi parce que le métier est trop inhumain qu’on s'y presse si peu à l'embauche, et que ceux qui y sont condamnés sont souvent contraints de chercher des gagne-pain supplémentaires ou des dérivatifs. Aux dépens bien sûr de la formation de vos enfants.

Il faudrait que nous puissions discuter ensemble des conditions d'instruction et d'éducation voir en commun les insuffisances, les défauts et les dangers de la machine, et tâcher ensemble d'y parer.

S'ils se sentaient mieux équipés, mieux aidés, les éducateurs de vos enfants travailleraient eux aussi dans une atmosphère d'équilibre et de paix, qui serait profitable à tous.

Nous sommes à pied d’œuvre pour l’équipement de ces écoles, pour la pratique de méthodes et de techniques dignes de notre ère atomique. Et nous trouverions suffisamment d'hommes et de femmes généreux pour se donner avec enthousiasme à ce qui devrait être le plus beau des métiers.

Il y faudrait certes ce qu’on ne ménage ni pour la bombe atomique ni pour la guerre, des constructions, des machines, de l’outillage, des écoles de formation et des stages. C’est tout cela que vous devez exiger car il y faut de l'argent, des crédits, de la compréhension, de l'audace et de l’humanité. L'Ecole laïque républicaine est à ce prix.

C. FREINET.