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Tant vaut l'école tant vaut l'éducateur

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Janvier 1960

Pendant trente ans nous avons dit, démontré et prouvé la nécessité pour toute société de moderniser son enseignement, comme elle modernise ses transports, ses postes et ses usines ; nous avons dénoncé, avant qu'il ne soit irrémédiable, le décalage dangereux qui se crée entre la vie mouvante familiale, sociale et technique et les pratiques désuètes d'une école qui s'obstine à vivre au rythme des crinolines et des chars à bancs,

Nous ne nous sommes pas contentés de critiquer. Nous avons amorcé la modernisation indispensable en créant et en mettant au point des outils nouveaux, qui donnent un meilleur rendement. En face des vieilles méthodes d'autorité et de passivité, nous instaurons peu à peu une école d'enthousiasme, de lumière et de travail.

 

Les paysans s'accommodaient naguère de leur vieil araire parce qu’ils n'avaient pas mieux à leur disposition. Mais du jour où les tracteurs ont, comme en se jouant, défoncé la terre, moissonné et ramené les gerbes, ils ont levé la tête. Le doute était né en eux Le progrès était en marche.

Le jour où les autos ont sillonné les routes, le jeune cultivateur, intrigué, a rêvé de motorisation. L'époque des diligences était révolue.

Le jour où les instituteurs et les institutrices sauront qu'existent des méthodes et des outils qui mobilisent, dans les classes, cette vie qui en est depuis toujours bannie, qu’ils peuvent remplacer l'antique rédaction par des textes libres, les leçons ou les devoirs par l'étude du milieu, les échanges interscolaires et les conférences ; que le maître cessera alors d’être l'homme en proie aux enfants, pour devenir le guide généreux et fraternel ; le jour où ils seront persuadés que le soleil peut luire dans leur classe, motiver le travail, redonner confiance et joie, ce jour-là les éducateurs ne voudront plus continuer leur désespérante besogne Ils voudront vivre.

Et les parents, constatant l’intérêt nouveau que les enfants portent à l'Ecole, dresseront l’oreille eux aussi, en se posant la question : Pourquoi donc tous les maîtres ne travaillent-ils pas ainsi 7

Le processus de revivification de l'Ecole est désormais très sérieusement amorcé. Nous n’avons pas la prétention de nous en attribuer le mérite exclusif, mais nous pouvons dire cependant avec quelque orgueil, que ce sont nos techniques qui ont apporté les éléments décisifs d’action, comme l’invention et la création d'outils et de sources d'énergie nouveaux ont permis la modernisation technique de l'économie contemporaine.

Ces outils nouveaux continuent à faire leurs preuves, pour l’instant, dans un nombre sans cesse accru d'écoles-pilotes, qui sont tout à la fois des centres de recherche et des prototypes. Si l’expérience est déterminante, le texte libre, l'imprimerie, le journal scolaire, les échanges interscolaires, la lecture naturelle, l'histoire st le calcul vivants, les fichiers autocorrectifs, les conférences, les plans de travail, l’organisation coopérative remplaceront progressivement, mais sûrement, les méthodes dépassées.

Il n'y aura certes pas, du moins chez nous, une sorte de raz-de-marée pédagogique qui emporterait les vieilles mécaniques, sur les ruines desquelles pourrait fleurir une éducation renouvelée. Il ne nous est pas possible, dans ce domaine, de procéder comme certaines firmes industrielles qui rasent les artisanats asservis, pour instaurer à la place le travail à la chaîne ou l'automation. C'est à même la vie difficile de l'artisanat que nous devons créer les systèmes méthodiques les plus efficients ; c'est du vieux que nous devons faire éclore le nouveau, sans que le travail s’arrête un instant ni qu'en souffre la production.

C'est cette imbrication nécessaire entre les survivances traditionnelles et nos soucis de modernisation, l'obligation où nous nous trouvons de rééduquer nos techniciens à même cette déroutante complexité où chevauchent installations et techniques, qui compliquent, jusqu'à nous désespérer parfois, notre délicate entreprise.

C'est pourtant à ce drame que nous nous sommes attaqués, nous, modestes techniciens. Les théoriciens ne nous ont jamais manqué pour décrire ou imaginer les processus éducatifs ou les constructions méthodiques, comme les architectes qui dressent sur le papier leurs plans scientifiques, dont la réalisation ne sera pas techniquement possible dans les données actuelles de notre organisation économique et sociale.

Il nous faut, nous, découvrir les modus vivendi qui nous permettront de progresser pour, suprême gageure, préparer l'avenir sans compromettre le présent, tracer les voies nouvelles sans susciter l'opposition irréductible des riverains, nous engager sans cesse dans les plus délicats compromis, tout en conservant, nette et impérative, la ligne idéale d'action qui doit nous guider dans notre marche difficile vers une formule d'éducation plus efficiente et plus humaine.

Nos opposants ont certes beau jeu, dans ces conjonctures, pour nous charger de multiples péchés : ils nous condamneront au nom du règlement et d’instructions dont ils oublient l'esprit généreux pour ne plus voir que la forme arbitraire ; ils exigeront de nous une perfection qui contraste avec les tares criantes et les dangers de méthodes dont on défend la primauté. Ils sont l'Olympe. Nous sommes les manants auxquels on reprocherait, si on osait, de s'occuper de ce qui n'est point de leur ressort ; on s’efforcera de nous rejeter vers le matériel et la technique, comme si penser n’était pas notre fonction. Et si ce complexe barrage ne suffit pas, si on ne peut nier les résultats que nous obtenons, on limitera du moins les dégâts et la contagion possible en insistant sur le caractère exceptionnel de nos réussites. Nos techniques, dira-t-on, ne sont valables qu’avec des éducateurs d’élite, placés dans des conditions éminemment favorables, et non avec la masse des éducateurs, dans la masse des classes.

Le corps enseignant mérite mieux que cette suspicion et ce dédain. Ce que nous avons fait, nous qui n'avons comme essentielle ressource que notre bonne volonté, tous les éducateurs peuvent le faire, si le leur permettent les conditions de travail qui leur sont imposées.

Nous voudrions nous élever ici contre cette pratique trop courante, qui consiste à considérer l’instituteur comme le principal et parfois l’unique responsable de la détresse de notre enseignement. Si l'Ecole encourt effectivement tant de critiques — et nous hésitons parfois à les formuler — c'est, dit-on communément, que les instituteurs ne sont pas à la hauteur de leur tâche, qu’ils n'ont plus, comme nos prédécesseurs du début du siècle, la conscience exaltante du sacerdoce, qu'ils mesurent leur peine à l'horaire pour lequel ils sont rétribués et décident des méthodes en fonction de leur égoïste tranquillité.

Notre expérience nous montre — et l'actuelle campagne pour la laïcité en serait une preuve flagrante — que le corps des instituteurs reste marqué par une exceptionnelle conscience de sa dignité et de sa fonction. Mais il faut reconnaître aussi qu'on doit avoir chez nous l'idéal chevillé au corps, pour qu’il résiste à tous ces éléments coalisés contre notre foi et notre dévouement.

Il y aurait une statistique à faire sur les deux aspects de notre métier : celui de l'instituteur de village ou de petite ville, exerçant dans des conditions au moins humaines, dans le silence et la paix d'un milieu riche et aidant, avec un nombre d’élèves normal, et l’instituteur des groupes de villes à classes multiples, où règne le travail à la chaîne, dans des locaux insuffisants et surchargés.

Dans la première série — celle où se recrutent nos adhérents — la proportion des maîtres passionnés à leur travail serait de l’ordre de 60 à 80 %. Cette proportion s’abaissera à 10 ou 20 % dans la deuxième série des écoles inhumaines.

La qualité personnelle des maîtres ne saurait être mise en cause, mais seulement les conditions d'exercice de leur fonction.

Quand les bons ouvriers de la première zone — nos adhérents — s’en vont dans une école-caserne de la ville, ou que l’aggravation démographique surcharge catastrophiquement leur classe, ils deviennent presque automatiquement des fonctionnaires de la deuxième zone. Et ils nous en disent bien souvent leur amère détresse.

L’inverse est d'ailleurs juste, tant du moins que les maîtres n’ont pas été irrévocablement marqués par le travail à la chaîne déshumanisé, il suffit bien souvent de réduire le nombre des élèves, de ressouder les équipes, d’améliorer le milieu, de moderniser l'outillage pour que les éducateurs de la deuxième zone repassent avec enthousiasme et dévouement dans la première zone.

Ce sont ces considérations essentielles que nous voudrions bien faire admettre à nos collègues d’abord, aux parents ensuite, aux inspecteurs et aux administrateurs enfin.

On nous a trop répété et on nous répète encore ;

« Tant vaut le maître, tant vaut l’école. Ce qui n’est pas faux en soi, théoriquement. Mais, techniquement, l'inverse est tout aussi vrai : tant vaut l'Ecole, tant vaut l'Educateur.

On dit aussi, avec un peu de vérité : « Tant vaut l'éducateur, tant vaut la méthode ; tant vaut l'ouvrier, tant vaut l'outil ! Mais nous retournons la formule pour affirmer qu'aussi bien « Tant vaut la méthode, tant vaut l'éducateur, et que le bon outil contribue à faire le bon ouvrier ».

On nous a trop moralisés, jusqu'à nous faire croire que nous détenions à nous seuls les clefs du problème scolaire. Nous nous rendons compte au contraire, à la pratique, que notre élan s'émousse, que l'intérêt que nous portons à notre tâche va se détériorant, quand les conditions de notre travail compromettent le rendement de nos efforts — et qu'au contraire notre enthousiasme se décuple, que notre foi se rallume quand notre travail devient lui-même plus efficient.

Le même homme peut être, selon les conditions de travail, l'instituteur qui se donne à 100 % à sa tâche, oubliant la récréation et n'entendant point sonner la cloche de sortie, soucieux de mieux connaître ses élèves dans leur milieu, pour mieux les aider et mieux les aimer, ou le fonctionnaire indifférent, qui vend de la pédagogie comme des postiers vendent leurs timbres, sceptique à jamais sur les vertus de ses enseignements, dégoûté de l'effort, blasé sur l'utilité des sacrifices.

Pour l’un, la classe sera un exaltant élément de vie, pour l'autre elle sera une malédiction.

*

Nous laisserons aux psychologues, aux sociologues et aux moralistes le soin de discuter sur l'amélioration des hommes, pris dans leur fonction d'hommes.

Nous nous attachons, nous, à modifier le milieu, nos conditions de travail, les outils et les techniques, nous réclamons de meilleurs salaires, des créations et des constructions d’Ecoles, de l'air, du soleil et de l’espace. Nous améliorons techniquement notre travail scolaire afin de retrouver les forces de vie sur lesquelles nous appuierons notre pédagogie.

Notre confiance en l'enfant ne saurait se comprendre sans une égale confiance dans les éducateurs qui doivent en faire un homme. Le corps des instituteurs laïques est digne de cette confiance.

Aux démocrates, aux républicains, aux laïques de rendre possible une école où le maître pourra enfin remplir son éminente fonction de culture, d'humanité et de Paix. .

C. FREINET.

Voilà d'abord l'opinion d'un jeune, qui raconte l'histoire banale de l’éducateur venu au métier sans vocation (c’est la presque totalité des cas) mais qui ne s'est pas laissé « engrener dans le rituel » et a trouvé sa voie.

 

A LA RECHERCHE D'UNE MISSION...


Je suis jeune instituteur, puisque je n'exerce la tâche que depuis une infime dizaine d'années. Je ne suis pas normalien (je crois que cela me fut salutaire) et j'avoue avoir commencé te travail sans aucune vocation, mais comme un pis-aller en attendant mieux.

A cause d'une fierté jeunette et déplacée, le métier d'instituteur m'apparaissait socialement mince à tous points de vue. Le plus grave, c'est qu'il ne semblait pas faire appel à aucune des qualités que je sentais en moi.

Camarades, j’avais sous les yeux le portrait de l'instituteur tutélaire et d'Epinal: le ton péremptoire, l'œil sévère trop ironique ou pas assez, surtout l'insupportable sentiment d'une mission assez étrange.

Pouvais-je, à vingt ans, appeler mission le fait de verser des règles de grammaire et de calcul avec des variantes issues des âges ?

Pouvais-je, à vingt ans, appeler mission que de punir du piquet ou de lignes ?

Pouvais-je, à vingt ans, appeler mission que de suer dans ces sortes d'usines, modernes par ailleurs sauf pour l'essentiel, où émergent d'un monstrueux troupeau les bustes fatigués des instituteurs, semblant planer à mille lieues au-delà, portés, emportés par ce flot roulant ?

Pouvais-je, à vingt ans, trouver une mission dans la correction de la rédaction sur la Toussaint ou l'amour que l'on porte à ses parents ?

Cette fausse mission que j'entrevoyais alors était décourageante, abêtissante, et me semblait une pitoyable exploitation du dévouement

Camarades, j'avais sous les yeux la grisaille des blouses grises et des promenades rythmées et alignées de toute une bande de corbeaux gris sifflant dans le macadam gris des cours ; cela pour corriger mon manque d'enthousiasme !

Horreur ! J'allais m'engrener dans ce rituel, dans ce dogme assis, sans ouvertures, entre des enfants dévorants et des directeurs en quête du saint Graal de la retraite et d'une école à quinze classes.

Je me suis jeté dans l'arène à mon corps défendant, refusant de m'engager tout entier, réservant mes forces pour de plus vives œuvres.

Ma position était fausse bien sûr. Il fallait travailler à son métier, ne serait-ce que par simple honnêteté de gagner son pain.

J'ai cherché pour me valoriser à mes propres yeux dans tous les domaines. J'ai dévoré des ouvrages de psychologie divers, allant du mensonge chez l'enfant jusqu’à la sexualité chez la femme, en passant par les caractériels et la graphologie.

A ces lumières qui ne m'éclairaient que dans la mesure où l'expérience m'apportait son support, j'ai pu aérer la classe.

Il me manquait surtout un certain esprit et des outils.

Je suis arrivé à l'esprit par le biais (si l'on veut) des colonies de vacances. Encore n'y allais-je que pour augmenter mon salaire ! Puis dans un stage des CEMEA, j'ai compris brusquement combien mes rapports avec les enfants avaient été faux jusqu'alors, inhumains pour eux et pour moi. De cet éclair à l'affection, le pas fut vite franchi.

Les CEMEA m’ont donné l'optique, j'ai continué avec Freinet quant aux outils, puis en retour, à l'esprit aussi.

Je crois que le vieux maître, je veux dire l'ancienne méthode, qui soignait tant son autorité par d'autoritaires moyens, n'était qu'une manière de revanche. Il, elle savait très bien que le brimé c’était lui, elle.

Et puis même si toutes les théories peuvent trouver un défenseur, et si tout n'est que choix, pourquoi ne pas choisir celle qui permet à tout le monde de s'enrichir ? Ce n'est qu'une forme de l'hygiène.

Maintenant Je sais qu'il ne peut y avoir de mission que dans la camaraderie, la coopération entre adultes et enfants. L'on dit que nous sommes frères, n'est-ce pas ?

Voilà aussi la solution certaine si l'on veut bénéficier d'une agréable retraite et si l'on ne veut pas être un homme en proie aux enfants, qui se défendent eux aussi.

J'ai trouvé dans l'Ecole Moderne l’exigence de vérité et d'humain qui la caractérise et que je recherchais en tâtonnant.

Le trésor est inestimable, mais il n'en est pas moins profitable de le découvrir vite.

Robert PAUWELS.