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Mars 1946

C'est bien de L'Ecole qu'il s'agit.

 

8 % !

Des psychologues ont calculé que l'intelligence scolaire, celle sur laquelle tablent les éducateurs dans leur travail, est à l'intelligence véritable, telle qu'elle se manifeste dans la vie, dans la proportion de 8 à 100.

Ce qui signifie que, dans leur travail, les instituteurs se trompent à 92 % et qu'il est normal donc que le rendement de leur travail — ou de celui qu'ils obtiennent de leurs élèves — soit de 8 %.

C'est peu, certes, si peu qu'on, n'ose point y croire.

Pourtant réfléchissez :

Vos enfants rentrent en classe, vibrant à 100 % avec le milieu dont ils sont une émanation. Ils s'assoient et écoutent une leçon de morale. Croyez-vous que cette leçon donne du 8 % ? Essayez de vous rappeler votre enfance et les profits que vous avez retirés d'un tel enseignement. C'est neutre, nul la plupart du temps.

Puis lecture sur le manuel scolaire :

Le principe même du travail avec le manuel scolaire veut que l'intérêt, donc l'effort profitable, sérieux les premières minutes, dégénère à une cadence accélérée. Nous entreprendrons une autre fois la critique profonde de cette technique des manuels. Pour aujourd'hui, nous pouvons affirmer : 8 % !

Leçon de calcul, impersonnelle et basée non sur la vie mais sur le manuel : 8 % !

Leçon de sciences verbale, non à la base d'expérimentation, mais de mots : 8 % !

Leçon d'histoire chronologique ou anecdotique, non accrochée à la vie et au sens de l'espace et du temps de l'enfant : 8 % !

Leçon de géographie selon le manuel : 8 % !

Devoir de rédaction sur un sujet qui n'est nullement lié à l'activité fonctionnelle de l'individu : 8 % !

Critique schématique, certes ! Je sais que certains maîtres, même avec ce matériel, obtiennent plus de 8 % ; qu'à certains moments de la leçon de rendement monte avec l'intérêt. Mais calculez aussi les longues heures où ce rendement est négatif; examinez loyalement, sans parti-pris, les conditions de votre travail : du 8 %, et pas toujours !

Remarquez que le travail ni le dévouement des éducateurs ne sauraient être mis en cause par ces constatations, S'ils ne s'intéressent pas toujours à 100 %, les instituteurs se fatiguent à 100 % et au-delà, et la longue liste de nos camarades qui soignent dans les sanas leur surmenage physique, nous en apporte la triste preuve. Mais ce surmenage s'apparente au surmenage du paysan de nos montagnes qui s'épuise à une besogne irrationnelle et retardataire — à 8 % de rendement — alors que, dans les contrées modernisées et motorisées l'activité et la vie du travailleur de la terre se sont humanisées, à mesure justement que montait le rendement.

Pas de faux amour-propre, foin des dangereuses œillères. Notre école, en gros rend effectivement à 8 %, et pas toujours. Et il faut voir là, selon nous, une des causes directes de la désaffection et du manque de crédit dont elle souffre, dont elle risque de mourir.

Il existait, sur l'arrière-côte méditerranéenne, un chemin de fer à voie étroite qui, au moment de sa construction il y a 70 à 80 ans, avait été comme un symbole d'audace et de modernisation. Son utilisation aidait à 100 % la vie sociale et économique ambiante. Mais la technique a marché et évolué et le petit train est resté ce qu'il était il y a 60 ans, sans augmenter sa vitesse ni son rendement.

A la libération, les ouvrages d'art ont été détruits, et personne, pas même les habitants des régions desservies, ne songe à les reconstruire. C'était si peu, du 8 % !.... Mais l'intérêt et les crédits s'en vont aux lignes d'autobus adaptées aux besoins et qui vendent sinon 100 %, du moins 80 ou 70 %.

Nous en sommes là: ou bien nous adapterons et moderniserons notre école, pour lui faire rendre du 90 ou 100 %, et on nous donnera les crédits indispensables pour le fonctionnement d'un service qu'on appréciera. Ou bien vous garderez la vitesse et le rendement — avec le matériel et les outils — du début du siècle, et les fonds, et l'intérêt s'en iront vers d'autres modes de formation — éducation populaire, apprentissage, technique, presse, radio — qui, apparemment du moins, sont mieux adaptés aux exigences de la vie contemporaine.

En êtes-vous persuadés ?

Si oui, œuvrons tous ensemble pour notre école moderne du 100 % !

Il faudrait naturellement s'entendre d'abord sur les buts ultimes de notre modernisation.

Le capitalisme a modernisé les installations industrielles et commerciales et il l'a fait avec une audace et une âpreté qui seront difficilement dépassées par les organismes socialisés. Seulement il a, modernisé en considérant seulement le profit égoïste de quelques individus ou d'une classe et, en fin de compte les améliorations techniques ont amené la misère, la destruction et la guerre.

Il faut éviter de même que nous ayons à l'Ecole une modernisation qui aboutisse en définitive à un plus grand abêtissement des individus. Il ne suffira pas d'introduire dans nos classes des machines ou des outils perfectionnés qui serviraient les tendances mécanistes ou ludiques des individus aux dépens de la formation sociale et humaine.

L'exemple du cinéma devrait suffire à notre démonstration : introduisez dans une école un beau projecteur sonore et parlant et donnez là, à toutes heures du jour, les films américains ou ces bandes de dessins animés dans lesquels on cherche en vain une lueur de pensée; vous aurez modernisé; les enfants seront satisfaits. Et c'est pourtant un poison que vous leur administrerez ainsi à haute dose.

Inutile de dire que nous n'en sommes pas du tout pour une telle modernisation, et nous luttons depuis vingt ans pour mettre matériel et technique au service permanent de la libération de l'enfant. Notre tâche est plus difficile aujourd'hui que jamais, et d'autant plus urgente. La cause de la modernisation est près d'être gagnée, mais non la cause de la libération.

Nous redoutons, au contraire, que, à la faveur de ce grand courant d'éducation nouvelle, administrateurs, usagers et profession, ne se jettent sur les outils et sur les techniques nouvelles comme le peuple s'est précipité au cinéma, et d'autant plus que la technique était plus parfaite.

Le terme même de METHODES ACTIVES qui, parce qu'il a eu les honneurs des Instructions ministérielles, tend à devenir officiel, n'est-il pas caractéristique de cette déviation. Méthodes actives ! L'enfant, qui était naguère dominé par les devoirs et les leçons se promènera, fera des enquêtes, du théâtre, du guignol, il gravera du linoléum ou imprimera... Ou vous en sortira des techniques, et perfectionnées; et du matériel tout dernier cri. Il y aura des activités qui serviront, certes, comme le cinéma, une tendance majeure de l'individu, mais dont l'accumulation et la diversité risquent de masquer définitivement cette montée divine vers la lumière et la connaissance qui est et serait pourtant notre seule et vraie conquête.

C'est parce que nous sentons ces dangers, et non parce que nous craignons la concurrence, que nous mettons si souvent nos camarades en garde contre ce que j'ai appelé les ouvriers de la onzième heure de l'éducation nouvelle. N'oubliez pas que les mêmes individus, les mêmes firmes, qui vous ont vendu hier les manuels perfectionnés — trop perfectionnés, plus perfectionnés que ne le souhaitaient les I. M. — vous vendront demain du matériel plus perfectionné que celui que nous vous recommanderons. Parce que leur but est.de vendre et non, d'éduquer.

Nous ne saurions trop vous mettre en garde contre cette déviation latente de l'éducation nouvelle : MODERNISATION, OUI, MAIS SEULEMENT SI ELLE EST AU SERVICE DE LA SOCIALISATION ET DE LA LIBERATION DE L'ENEANT.

Et c'est pourquoi nous ne saurions trop répondre au vœu de tous nos anciens adhérents : GARDONS L'ESPRIT C.E.L., LA MYSTIQUE FREINET, si vous voulez même.

Ce n'est pas parce que vous aurez appris à graver ou à faire graver du lino, à faire du théâtre ou du guignol, à imprimer et à éditer un journal, à faire l'étude du milieu, que vous aurez vraiment amélioré votre technique éducative. Il y faut quelque chose de plus; il vous faut parvenir à la conscience de ce retournement éducatif, de cette révolution pédagogique qui animera et vivifiera la moindre du vos modernisations. C'est à cette besogne délicate d'initiation profonde que nous nous attachons.

L'initiation technique pourrait demander quelques heures à peine; mais ce retournement pédagogique, par-delà l'enveloppe scolastique qui nous obsède est la vraie conquête dont nous nous enorgueillissons.

***

Le jour où vous avez compris cela, tout s'éclaire et vous n'avez plus besoin d'autre guide pour vous orienter vers les formes de modernisation qui importent seules, celles qui tendent à cette libération, à cette montée féconde et maximum de l'individu au sein de la société nouvelle qu'il anime et recrée.

***

Sous cette réserve, qui n'est nullement restrictive mais seulement sélective, nous allons maintenant poursuivre avec une sûreté et une vigueur accrue, cette modernisation indispensable pour que notre travail rende enfin non plus 8 % mais 60, 80 et 100 %.

Pour cela, il nous faut rendre possible à l'enfant dans nos classes le travail dont il éprouve un besoin fonctionnel.

Il nous faudrait d'abord, par une enquête coopérative dépouillée de toute suggestion scolastique, établir quelles sont les formes diverses de ce travail fonctionnel. Cela suppose, certes, une confiance en la nature de l'enfant qu'ont perdue nombre de pédagogues : pensez-vous que nos élèves vont tous nous apporter des textes ? Croyez-vous que tous aimeront l'histoire, le travail de sciences, de géographie ou même l'imprimerie ?

Il ne faut pas voir les choses sous ce jour exclusivement scolaire; mais il vous suffira de regarder les jeunes enfants vivre hors de l'école pour pouvoir affirmer avec nous : tous les enfants, à moins d'être malades, aiment le travail; tous aiment communiquer avec d'autres enfants; tous veulent connaître histoire, géographie : tous veulent se saisir, et le plus rapidement et le plus totalement possible, des techniques et des outils qui les aideront à dominer le monde.

Tous sans exception! Les exceptions qui, hélas ! deviennent vite la règle, sont le résultat de déformations graves, dont l'école porte une large part de responsabilités, d'une intoxication, plus ou moins épidémique, d'un véritable empoisonnement, qui produisent sur l'esprit et l'intelligence de l'enfant le même effet que le toxique sur son comportement physiologique : l'enfant malade n'a plus faim. Mais que cesse la maladie, et il se jette immédiatement sur toute nourriture saine. C'est même là le signe radical de la guérison.

Nous rechercherons donc en commun, au sein de notre Institut, quelles sont les formes dominantes de ce travail fonctionnel. Ce sera un premier point.

Nous rendrons ensuite ce travail possible. Cela suppose certaines reconsidérations matérielles, scolaires, sociales, dont nous poursuivons l'étude. Mais cela nécessite surtout les outils de travail nouveau et les techniques qui permettent ce travail. Là nous sommes, et nous serons sur une base sûre.

Quand l'enfant rédige, compose ou imprime un texte qui répond à ses besoins fonctionnels, il se donne sinon à 100 % à sa tâche, du moins à 80 %. Quand il dessine, quand il grave du lino, quand il écrit à ses correspondants : 100 %. Quand il enquête pour son journal ou pour préparer une conférence, lorsqu'il fouille le fichier pour connaître ce qu'il désire savoir, 100 ou au moins 80 %. Lorsque, demain, avec le matériel que nous aurons mis au point, il fera du calcul vivant ou qu'il poursuivra ses expériences scientifiques qui seront le plus fécond des jeux-travaux : 100 %.

Et l'Instituteur, dans cette école vraiment moderne, s'intéressera lui aussi à une besogne dont il sentira enfin l'utilité : 100 %.

Les parents, les administrateurs, comprenant enfin l'utilité humaine et sociale d'une telle école, la soutiendront, sinon à 100 %, du moins à 80 ou 60 %.

***

Vous comprenez notre projet, qui est plus qu'un projet puisque nous l'avons en partie réalisé dans des milliers d'écoles françaises.

Seulement, vous serez et resterez logiques et rationnels... modernes... Quand votre auto ne donne pas bien, vous ne lui demandez pas du 100 %. Vous en tirez ce que vous pouvez, en attendant la remise à neuf qui vous permettra de la pousser.

Ne croyez pas qu'il vous suffira d'introduire l'imprimerie ou la correspondance dans votre classe pour obtenir d'emblée un 100 % généralisé. Vous aurez du 100 % à certains moments, pour certains travaux, et, à d'autres moments, du 8 %. Et le 8 % risque de nuire même au 100 % que vous aurez atteint à certaines heures du jour. Au lieu de vous décourager, vous mesurerez à ce rendement l'état de perfection de votre matériel et de vos techniques, vous nous signalerez les perfectionnements que vous aurez réussis et qui vous paraissent augmenter le rendement. Et surtout, tous ensemble, nous continuerons cette mise au point commencée qui nous permettra demain le 100 % désiré.

***

Mais, et les fonds ? Nous l'avons dit : dans la mesure où notre école augmentera son efficience, les appuis financiers et techniques nous serons plus généreusement offerts.

Et nous pouvons apporter des améliorations certaines à nos conditions de travail et donc à notre rendement avec les fond: réduits dont nous disposons. Car, si nous ne cessons de dénoncer la misère matérielle de l'école, nous ne sommes point de ces rêveurs béats qui attendent la manne pour agir. Notre passé, en l'occurrence, nous dispense de toute autre justification : tout ce que nous avons réalisé à ce jour, NOUS L'AVONS OBTENU PAR LES MOYENS DU BORD, SANS AUCUN APPUI OFFICIEL. Et nous pensons même que c'est cela véritablement améliorer le rendement. Si le paysan dépense 1.000 fr, pour produire une quantité donnée de pommes de terre, il y aura amélioration de rendement s'il produit avec la même dépense une récolte supérieure. Mais si cette récolte supérieure nécessite une dépense supérieure, le rendement peut fort bien n'être que relatif.

Il en est de même par notre école : un meilleur rendement suppose d'abord un meilleur aménagement :

— du travail des enfants (nous venons d'en indiquer les principes) ;

— du travail des éducateurs (initiation technique) ;

-- des outils et des fonds dont nous disposons actuellement.

Et c'est à ce sujet que nous voudrions montrer les possibilités qui s'offrent à nous. Je pense notamment à l'argent dépensé pour les manuels scolaires. C'est là justement le type de l'outil mal employé, à trop faible rendement, de l'argent gaspillé et que nous pourrions bien mieux utiliser.

L'achat des manuels scolaires absorbe en France des sommes considérables qui, rationnellement utilisées pour cette modernisation souhaitée, nous dépanneraient très sérieusement. Une classe normale achète en moyenne 6 manuels scolaires à 60 fr. Dépense pour 30 enfants: 60x6x30 = 10 800 fr. Admettons qu'on ne change ces livres que tous les 3 ans. Cela nous fait au bas mot un crédit de 3.600 fr. par an qui nous permettrait d'acquérir matériel d'imprimerie ou de polycopie, fiches, matériel scientifique, ce qui serait, en tous cas, pour la Coopérative scolaire un volant de départ encourageant.

Pédagogiquement la réforme est immédiatement possible dans la moitié des écoles françaises. Les récentes Instructions ministérielles ont implicitement condamné les manuels d'histoire, de géographie, de leçons de choses. Le branle est donné.

Il nous sera peut-être plus difficile de persuader les pouvons publics, les municipalités et les parents, qui n'ont pas encore une suffisante notion du matériel collectif à l'Ecole. Il serait peut-être nécessaire d'essayer, sur cette importante question de la modernisation et du rendement, une grande campagne publique qui pourrait bien être décisive.

Car, nous n'oublions pas que nous avons contre nous, en l'occurrence, ce qu'Herriot appelait le Mur d'argent : les éditeurs qui ont des stocks de manuels à écouler, les auteurs qui abandonnent de mauvais gré leurs droits sur les livres vendus à des millions d'exemplaires, et tous les intermédiaires qui prélèvent sur le service des fournitures une rente commode qu'ils se préparent à défendre par tous les moyens.

Pensez-vous que, tous ensemble, avec l'appui des syndicats, nous puissions et devions mener cette campagne ? Comment ?

Nous verrons dans un autre article comment, sans attendre les crédits qui, en cette période de reconstruction, risquent de se faire attendre, l'école peut, par la coopérative scolaire, par le journal scolaire, par les fêtes, asseoir un budget de démarrage qui permettra les premières et les plus urgentes conquêtes sur la voie de la modernisation de l'Ecole.