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Les Fondements Philosophiques des Techniques Freinet

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Janvier 1959

Depuis la rentrée d'octobre, nous avons opéré un certain nombre de considérations et de redressements qui visent non à nous donner raison face à ceux qui chez nous ou ailleurs ne pensent pas comme nous, mais à continuer patiemment dans notre pédagogie, ce tâtonnement expérimental qui, ma foi, porte déjà sa généreuse part de fruits.

Notre Revue n'est pas, ou du moins pas encore, une revue de vulgarisation. Il nous faut rôder encore passablement nos outils et nos techniques, les acclimater dans les classes que nous disons traditionnelles, pour les mettre un jour prochain à la portée de tous. C’est cette commune expérience, ce sont les péripéties de ce tâtonnement que nous brassons longuement, dans nos classes, dans nos réunions, nos stages, nos Congrès, dans nos Bulletins et dans notre Revue.

Encore faut-il, pour que l’expérience soit bénéfique, que nous soyons nombreux à savoir où nous allons et ce que nous voulons, à placer à point nommé les panneaux de signalisation, les feux verts et les feux rouges.

Ce n'est pas assez de dire que nous devons nous imprégner d'un esprit Ecole Moderne. Si nous ne disons pas comment acquérir cet esprit, nous risquons de laisser croire qu’il est comme une grâce mystérieuse dont nous ignorons les secrets.

Cet esprit s’acquiert à même notre travail pédagogique bien sûr, mais il résulte surtout d'une nouvelle conception des processus psychologiques et du comportement, d'une nouvelle psychologie, d’une philosophie tout à la fois scolaire et extra-scolaire, d'une nouvelle formule pour notre fonction d’hommes et d’éducateurs.

C’est parce que je l’ai compris ainsi depuis longtemps que j'ai personnellement écrit tant d’articles au cours desquels j'ai essayé d’élargir et d'approfondir notre horizon et que j'ai mûri pendant la clandestinité mes deux livres : l'Education du Travail, et Essai de Psychologie sensible appliquée à l'Education, qui peuvent servir de base à nos recherches.

L'Education du Travail est épuisé et nous pensons le rééditer prochainement. Les camarades qui ont lu Essai de Psychologie sensible sont mieux armés pour progresser vers la recherche psychologique et philosophique qui soutient, prépare et explique notre esprit Ecole Moderne.

Il est indéniable cependant qu’une reconsidération permanente s'impose. La vie marche vite. Des problèmes nouveaux naissent à tout instant, auxquels il nous faut chercher une solution et reste également à mener — délicate et laborieuse — la lutte contre les systèmes périmés, qui ont pour eux la tradition et l'autorité, ces montagnes contre lesquelles il est miracle que nous ayons pu susciter un ébranlement et un grignotement à poursuivre et renforcer.

L'ébranlement s'est produit d'abord chez nous. Nombreux sont les camarades qui ont saisi intuitivement le sens, la portée et les moyens de cet esprit Ecole Moderne, dont ils savent imprégner leur propre conduite, les articles qu’ils écrivent, les explications qu’ils donnent, les stages qu'ils animent.

Et voilà que quelques-uns d'entre eux veulent aujourd'hui dépasser cette intuition pour aller à la connaissance. Une étape, peut-être définitive, prend ainsi naissance et nous nous en réjouissons.

C’est notre ami Le Bohec, de Trégastel (Côtes-du-Nord), qui donne le branle en nous écrivant ; (Le Bohec destinait à l'Educateur un simple appel ; je m'excuse de donner sa lettre en entier, tellement je la crois fondamentale et déterminante) :

«J'ai bien reçu votre lettre (d'Elise Freinet) qui me recommandait la lecture du « Phénomène Humain » de Teilhard de Chardin. Je l'ai lu pendant les grandes vacances, insuffisamment je crois, car je ne l'ai lu que trois fois et, pour bien l'assimiler, il m'aurait fallu encore deux nouvelles lectures. Mais toutefois cela m'a suffi à comprendre pourquoi Freinet le recommande tant. Il y a là comme une justification biologique de nos techniques. Elle concerne à la fois les techniques appliquées aux enfants et nos méthodes de recherche au sein de l'I.C.E.M. Ce sont les procédés de la vie.

En lisant le livre de Teilhard de Chardin, je pensais sans cesse : « Freinet a raison ».

J'y ai trouvé beaucoup d'idées intéressantes. Beaucoup, c'est peu dire ; elles foisonnent. En voici une par exemple :

« Le tigre a poussé l'amélioration de ses griffes à un degré de perfection. L'homme, comme les autres animaux, a travaillé à l'amélioration de l'un de ses organes, mais ce qui fait la différence dans son cas, c'est le cerveau qui en a été le bénéficiaire ».

J'ai pensé établir aussitôt une analogie sur le plan social. Qu'est-ce qu'un instituteur ? Un travailleur comme les autres, qui améliore son métier comme les autres travailleurs. Seulement, ce qui fait toute la différence, c'est que son effort tend à améliorer les techniques d'éducation, ce qui me paraît actuellement essentiel.

J'étends toujours nos découvertes à des domaines extra-pédagogiques. Freinet a raison lorsqu'il écrit — dans sa lettre où je me sens tant d'accord avec lui — « Si nos idées n'étaient valables que pour la pédagogie, elles seraient vite condamnées ».

C'est vrai; je n'en avais pas encore pris conscience; elles ont un caractère d'universalité. Cela je le sens, mais encore très confusément. A ce propos, je voudrais m'enrichir, m'éduquer, accroître mes connaissances.

Nous avons maintenant à l'Ecole Moderne une foule de faits d'expérience — entre autres, des faits psychologiques qui sont tant négligés par les scientistes — (et ils prétendent expliquer le monde). Eh bien, j'éprouve le besoin de voir ces faits étendus, raccrochés à de grands ensembles, non pas pour les insérer de force à des groupes d’idées préalablement établis, mais pour les voir vivifier des théories existantes, et au besoin pour en susciter de nouvelles.

Je m'exprime mal, très mal ; je suis comme le jeune enfant qui a besoin d'un bain linguistique pour acquérir sa langue. Moi, j'ai besoin d'un bain de pensée pour mieux comprendre.

Nous devons être ainsi plusieurs à l'Ecole Moderne à éprouver le besoin de grandir, de s'agrandir, de s'universaliser.

Est-ce que les camarades intéressés par, mettons: les fondements philosophiques des Techniques Freinet ne peuvent essayer de grouper leurs connaissances, de joindre leurs infinitésimales étincelles de génie pour en faire un feu d'artifice ?

Je pense qu’un cahier de roulement — formule nouvelle et efficace — ne serait pas inutile ».

Le Bohec nous envoie l'appel suivant :

Plusieurs camarades voudraient lancer un cahier de roulement ayant trait aux « Fondements Philosophiques des Techniques Freinet». Il s’agirait de discuter entre copains et non entre gens supérieurement calés. Chacun ferait part de ses réflexions, de ses découvertes, de ses interrogations à partir des faits d'expérience, car, fidèles à l'esprit de nos techniques, nous voulons partir des faits de la vie pour nous enrichir coopérativement. Que chacun de nous apporte aux copains sa petite part du maître et des horizons peut-être insoupçonnés s'ouvriront.

Si vous voulez recevoir ce cahier, même si, au départ, vous n'avez pas l'intention d'y écrire, envoyez votre adresse à LE BOHEC — Trégastel, qui établira le circuit.

Le cahier de roulement a cet avantage que le camarade qui le reçoit est moralement obligé d'y inscrire ses pensées dans les deux jours pour le faire suivre. Si le nombre des camarades intéressés par cette initiative, que je dirai fondamentale, ne dépasse pas la douzaine, nous demanderons à Le Bohec, dans huit jours, de lancer son cahier de roulement.

Mais il semble que nous devrions avoir plusieurs centaines de participations, tellement nous sommes riches en personnalités curieuses et idéalistes, préoccupées, comme Le Bohec, de progression en profondeur pour s'enrichir et s'universaliser.

Dans ce cas, nous polygraphierions les participations des camarades et nous enverrions de longues circulaires. Mais nous ajouterions à chaque circulaire une feuille en blanc, de roulement, que vous devriez obligatoirement nous renvoyer avec votre participation, si humble soit-elle. Le service serait automatiquement suspendu à qui aurait décroché la chaîne.

Pourquoi alors, penseront une majorité de nos lecteurs, ne pas confier ces recherches à l’Educateur où une telle rubrique serait précieuse ?

Parce que, que nous le voulions ou non, l'Educateur est déjà une revue, où on n’écrit pas n’importe quoi et n'importe comment. Il y a de nombreux camarades — et Le Bohec, pour si paradoxal que cela soit, est du nombre — qui ont des idées plus qu'intéressantes, qui nous écrivent des lettres de quatre ou huit pages, mais seront paralysés si nous leur demandons un article de dix lignes. Il nous faut aussi faire coopérativement notre tâtonnement expérimental.

Et Le Bohec précise bien dans son appel : apportez-nous l'écho de vos propres interrogations, de vos doutes, de vos découvertes ; donnez-nous des faits d'expérience. Nous chercherons ensemble, et peut-être pourrons-nous aller plus loin que nous le supposions au départ.

Cette circulaire roulante sera servie exclusivement aux coopérateurs. Elle n'est pas destinée à la publicité. Nous la rédigeons entre nous d’abord. Ce qui ne nous empêche pas, au contraire, d’en extérioriser par la suite, dans l'Educateur d'abord, ailleurs si nécessaire, les pages les plus instructives.

Le service de la circulaire roulante est gratuit. L’I.C.E.M. en prend la charge, C'est un outil de travail supplémentaire que nous mettons à la disposition de nos meilleurs travailleurs, Mais nous précisons bien que la forme même, pour ainsi dire interne de cette coopération, ne nécessite nullement que vous soyez chevronnés en Ecole Moderne. Au contraire, ce sont les questions que se posent les nouveaux venus quand ils abordent notre mouvement, les inquiétudes et les doutes des jeunes qui doivent tout particulièrement être étudiées. Aucun programme non plus. Le titre même choisi par Le Bohec nous paraît suffisamment éloquent :

LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DES TECHNIQUES F REINET

Qui s'inscrit ?

Dans huit jours, nous démarrerons, soit le cahier de roulement, si nous n'avons pas plus de douze réponses, soit la circulaire roulante si nous bénéficions d'une plus grande richesse.

C. F REINET.

P. S. — Une collègue de Seine-et-Oise nous accuse de mêler la politique à l’enseignement, à cause de « cette mise en épingle des systèmes russes et chinois sur lesquels nos articles s'étendent avec largesse, ce plagiat de la mode russe d'appeler chacun camarade ; tout cela, nous n'en avons pas besoin pour créer un système laïque français fort »,

Nous nous sommes excusés à diverses reprises de n'avoir aucune rubrique régulière de la pédagogie anglo-saxonne, où nous aurions, nous n'en doutons pas, à puiser tant d'exemples et d'enseignements. Malheureusement, malgré tous nos efforts, et nous ne savons au juste pourquoi, nous n'avons pas encore pu trouver, ni en Angleterre, ni aux U.S.A., aucun noyau, si petit soit-il, de collègues (ne disons pas camarades) qui nous aurait donné des renseignements sur la pédagogie telle qu'elle se pratique dans ces pays. Nous n'avons à notre disposition que les livres traduits de l'anglais et dont nous rendons compte le plus possible.

Nous sommes par contre renseignés beaucoup plus généreusement sur la pédagogie soviétique. Et si nos collègues anglais et américains veulent bien répondre aux invitations que nous leur faisons pour notre Congrès, nous les accueillerons avec la même fraternité que nous avons manifestée à nos amis Yougoslaves, Polonais et Soviétiques. Si les autorités anglo-saxonnes peuvent faciliter le voyage de nos délégués comme l'ont facilité les autorités soviétiques, nous irons en Angleterre et en Amérique.

Ce n'est cependant pas notre faute si les Soviétiques poursuivent leur tâtonnement expérimental en éducation comme dans tant d'autres branches, sans crainte de bousculer les traditions et les formules. Comme ce n'est pas notre faute si les Soviétiques ont été les premiers à placer dans l'orbite du soleil un satellite artificiel.

Ou devrions-nous nous abstenir d'étudier les nouveautés si elles viennent de l'Est au moment où le Président Eisenhower lui-même félicite les savants russes pour leur exploit sensationnel ?

Cette collègue définit d'ailleurs justement notre programme :

« Dégager de toutes les théories ce qu'il y a de bon, de façon à bâtir quelque chose de solide sur l'expérience des autres, devrait être votre seul souci. Tous les instituteurs ont envie que l’on n'en reste pas à ce stade négatif de la pédagogie actuelle, qu'il y ait liaison entre la maternelle et la primaire, que l'on fasse entrer la vie dans l'Ecole. Beaucoup sont avec vous, seraient avec vous, car tout ce que vous dites est juste et fondé. Seulement, si le fond y est, c'est la forme qui n'y est pas. On veut penser Français uniquement, mais ni Russe, ni Chinois, pas plus qu'Américain d'ailleurs... »,

Des camarades avaient protesté quand j'avais choisi comme titre à mon livre : L'Ecole Moderne Française. Nous pensons aussi que, instituteurs français, nous ne pouvons pas faire d'autre pédagogie qu'une pédagogie française, mais que, en cette deuxième moitié du xxe siècle, alors que la radio, les avions et la télévision effacent les frontières, aucune pédagogie n’est valable, pas plus qu'aucune science, si elle ne s’appuie sur l'expérience qui se poursuit dans les divers Pays. Et l’Année Internationale de l'Education dont nous avons lancé l’idée, visait justement à cette mise en commun des efforts pédagogiques internationaux, afin que chaque pays puisse bâtir sa pédagogie nationale avec un maximum d'efficacité technique et humaine.

Quant au mot camarade, il est très antérieur à la Révolution soviétique. Il est un des plus beaux mots, et le plus chargé de sens et de vie de la langue française.

Nous sommes fiers de pouvoir traiter de camarades les milliers d'éducateurs qui ont trouvé chez nous le réconfort d'une précieuse fraternité.