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Mulhouse marquera dans l'histoire de notre mouvement

Avril 1959

Chaque Congrès, dont nous nous plaisons à dire toujours dans les mêmes termes optimistes la grande réussite, a cependant, chaque année, sa physionomie particulière qui lui vient de la région qui l’a organisé, des conditions matérielles qui rendent plus ou moins spectaculaire et efficient le déroulement du travail et aussi d’un certain nombre d’impondérables parfois imprévisibles, nés des éléments mouvants d’une pédagogie qui s'efforce de poursuivre, avec le maximum de succès, son tâtonnement expérimental.

Disons tout de suite que la large équipe du Haut-Rhin qui a, cette année, assuré l’accueil dans un département que le statut spécial d’Alsace-Lorraine rend particulièrement sensible et délicat, a été largement à la hauteur de sa tâche et que le Congrès de MULHOUSE s’inscrit dignement dans la série de nos très beaux congrès, après Bordeaux, Nantes et Paris.

Malgré la position excentrique de Mulhouse et l’augmentation très sensible des frais de transport, le nombre des participants n'a pas été inférieur à celui des précédents Congrès : 800 à 1000 camarades ont pris part en permanence ou partiellement à nos travaux, Avec ses délégations venues de tous les coins de France, des Landes au Var et au Finistère et des divers coins du monde, avec les camarades de Suisse, d’Italie, du Luxembourg, d Allemagne, de Belgique, de la Sarre, d’Angleterre, de Yougoslavie, de Tunisie, de Madagascar et du Japon le Congrès de Mulhouse a été une des plus grandes manifestations pédagogiques nationales et internationales de notre temps.

Il a été digne des précédents aussi pour la cordialité de l’accueil, l’esprit de camaraderie et d’amitié qui, encore une fois, a été la grande marque de notre Rencontre annuelle.

Que nos camarades du comité d’organisation en soient félicités et remerciés.

L'accueil de la municipalité et des diverses administrations a grandement facilité la tâche des organisateurs. Dans 1’impossibilité où nous sommes de citer tous les noms, nous demandons aux personnalités qui nous ont si généreusement aidés, de trouver ici nos sincères remerciements.

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Voici pour ce qui est comme le fonds commun de nos Congrès. Voyons maintenant les caractéristiques particulières, celles d’abord que nous a valu une organisation impeccable.

Nous avons eu un temps splendide qui est venu s’ajouter à la chaleur de l’accuei1. Et surtout nous avons bénéficié de conditions matérielles exceptionnelles pour l’hébergement et 1’organisation de nos travaux.

Nous avons eu l’avantage de pouvoir disposer dans sa totalité d’un Centre d’Apprentissage nouvellement installé dans une immense filature désaffectée à laquelle les organisateurs avaient su donner — on imagine avec quel patient travail — un air de jeunesse et de fête. Pour la première fois peut—être dans les annales, tout le Congrès était groupé là et largement à l’aise avec cette année une véritable exposition technologique comportant un prototype de classe Ecole Moderne munie de tous les outils que nous recommandons : un stand CEL impressionnant et divers ateliers de travail avec une exposition artistique digne des expositions de Paris et de Nantes avec une Maison de l’Enfant spacieuse, une salle de synthèse confortable et débouchant sur les salles d’exposition, quinze salles de travail de Commissions, la plupart du temps bourrées de documents où l’activité était tout à la fois concentrée et ouverte selon notre essentielle formule coopérative.

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Le monde autour de nous change à un rythme accéléré et la désadaptation que cette accélération suscite était justement le thème général de notre Congrès. C’est parce que nous prenons conscience des problèmes que cet état de faits impose aux éducateurs et que nous nous appliquons à les résoudre que nos Congrès ne ressemblent jamais aux précédents. C’est cette adaptation permanente de notre pédagogie qui est une marque éminente de jeunesse et une garantie de croissance et de succès.

En voici les signes réconfortants

I- LA JEUNESSE - Jamais nous n’avions eu tant de nouveaux venus et surtout tant de normaliennes et de normaliens. Chose nouvelle aussi et de la plus haute importance, nous avons établi avec ces jeunes des ponts qui nous garantissent une liaison désormais permanente.

Nous avions en effet au Congrès un noyau de nos maîtres de classes d’application. Une commission a été constituée pour 1’étude des problèmes spéciaux à ces classes. C'est notre camarade PEHUTI de la Loire qui en a pris la charge.

Les jeunes normaliens se sont trouvés automatiquement incorporés à cette Commission qui s’est organisée en fonction de leurs besoins. Désormais la commission CLASSES d’APPLICATION fonctionne en liaison permanente avec les équipes de jeunes normaliennes et normaliens.

Des décisions importantes ont aussitôt été prises, comme conséquence d’ailleurs de notre souci de reconsidérer encore une fois la formule de notre revue 1’EDUCATEUR

II est normal que la masse des adhérents plus ou moins chevronnés; demandent aujourd’hui à la revue autre chose qu’un b a ba qu’ils ont depuis longtemps dépassé. Mais à 1'autre bout de la chaîne les nouveaux-venus et les normaliens tout spécialement ne connaissent rien de nos techniques auxquelles ils n’ont nullement été préparés. Ils en sont où nous en étions il y a trente ans quand nous débutions nous-mêmes. Ils veulent savoir - et c’est naturel - comment pratiquer le texte libre, comment composer et imprimer, comment accéder à des réalisations artistiques valables, comment maintenir la discipline sans compromettre cependant 1’acquisition des connaissances. Les réponses à ces questions sont disséminées dans les EDUCATEUR d’autrefois et dans les B-E-N-P qui même lorsque elles sont encore vendables, sont trop démodées dans leur forme et leur présentation.

Il nous faut sous une forme à déterminer reprendre 1’initiation indispensable.

A cet effet, en accord avec la Commission JEUNES CLASSES d’APPLICATION, et sur suggestion du C.A. et de la réunion des Délégués Départementaux, ont été prévus les aménagements suivants à la formule de notre revue l’EDUCATEUR :

a) l’EDUCATEUR paraîtra 1’an prochain sous la forme qu’il a cette année et qui donne satisfaction à la masse des camarades non débutants. Nous tacherons même de 1 'améliorer techniquement,

b) Le SUPPLEMENT EM de la deuxième quinzaine de chaque mois sera comme tous les numéros de cette année, axé sur un sujet qui sera étudié profondément. Nous nous efforcerons d’améliorer la présentation de ces suppléments qui pourraient reconstituer dans une certaine mesure notre collection B.E.N.P.

c) Le supplément EM de la première quinzaine sera comme un numéro spécial de 1’EDUCATEUR destiné aux jeunes et aux débutants et d'ailleurs réalisé partiellement par eux dans le cadre de la Commission Classes d’Application. A la demande des camarades, j’y reprendrai la publication de leaders genre DITS DE MATHIEU destinés à orienter les débutants.

Ces EDUCATEUR ECOLE MODERNE seront largement diffusés auprès des jeunes. Ils seront la base de notre propagande Ecole Moderne.

Un premier essai sera fait avant les vacances,

II - LE RASSEMBLEMENT INTERNATIONAL d’ENFANTS - Il répond à notre même souci de rajeunissement.

A l’appel du Comité d’organisation, 50 jeunes Coopérateurs étaient réunis à MULHOUSE sous la direction de nos amis Gaby HEIDET et LEROY. Ils se sont bien vite intégrés à la masse des Congressistes, participant en connaisseurs, au travail dans la classe type au filicoupeur, à la peinture. Le dernier jour, un Comité International d’enfants a été constitué. Nous en donnons la composition d'autre part. Ce bureau est placé sous le patronage de 1’Office Central de la Coopération à 1’Ecole, de 1’Institut Coopératif de 1’Ecole Moderne Nous en suivrons attentivement 1’activité.

III- LES ETRANGERS - Le nombre des nations représentées est resté stationnaire ce qui s'explique par le fait que nous ne disposons d’aucun fonds pour aider au voyage des délégués éloignés. En réalité, seuls les pays voisins ont pu nous détacher des camarades. Deux exceptions cependant : Trois délégués tunisiens ont pu franchir la Méditerranée et une forte délégation Yougoslave nous rendait la visite-stage que nos amis de Loire Atlantique sous la direction de GOUZIL ont faite l’été dernier en Yougoslavie.

Par contre nous avons repu des messages parfois émouvants de vingt autres pays de toutes les régions du globe, de Pékin à Cuba, Nous en donnerons la liste dans le compte rendu de notre séance de clôture.

Comme on le voit, notre Fédération Internationale est bien vivante et pas seulement sur le papier.

IV - LES USAGERS - Pour la première fois cette année, nous avons pris contact avec les usagers. D’abord par notre questionnaire qui tout particulièrement grâce à la diffusion par l’EXPRESS nous a valu un lot important de réponses de soixante professions différentes. Nous avons fait au Congrès le compte-rendu de cette enquête qui a servi de base à une intéressante discussion. Nous publierons sous peu ces documents.

Cette discussion nous a valu aussi 1’intervention d'un certain nombre d'usagers non instituteurs Nous publierons leur opinion dans notre prochain numéro.

Nous nous appliquerons désormais à poursuivre et à Intensifier un dialogue qui pourrait bien être décisif pour l'avenir de nos techniques.

V- LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DES TECHNIQUES FREINET

C‘est un signe des temps aussi.

La discussion qui a été amorcée en séance de synthèse, en présence de diverses personnalités, avec la participation particulièrement active de M. VUILLET, I.P. à Mulhouse, a passionné, plus que nous n’osions 1’espérer, de très nombreux camarades et même les jeunes normaliens qui se plaignaient d’être toujours soumis à des manuels de psychologie et de pédagogie manifestement dépassés.

La maturité croissante de nos adhérents est sans nul doute l'élément le plus réconfortant de nos récents congrès, de celui de Mulhouse en particulier.

Bien sûr, nous discutons en connaisseurs, en praticiens, des outils nouveaux dont nous poursuivons la mise au point. Et ce n:est pas nous qui allons partir inconsidérément vers des septièmes ciels, en négligeant cette portion de besogne que nul ne fera si nous n’y pourvoyons : 1’amélioration technique de nos conditions de travail.

Mais c'est justement parce que nous voyons désormais les problèmes dans leur réalité que nous replaçons sans cesse notre pédagogie dans le complexe de la vie. Nous constatons avec satisfaction et soulagement que la masse des camarades a aujourd'hui dépassé 1’aspect technique de nos innovations pour 1’intégrer vraiment à la culture et à la formation de l'homme. Ils sont nombreux désormais à s’être saisis avec maîtrise des fils d’Ariane que nous nous sommes appliqués à leur préparer. La justesse de leur raisonnement est la meilleure base, et la plus sûre, des progrès présents et à venir.

C'est parce que, à même leur travail, ils accèdent ainsi à une nouvelle conception de la vie qu’ils dépassent le complexe d’infériorité dont l’Ecole les a longtemps chargés.

Nous osons aujourd'hui, en iconoclastes, mettre en doute les enseignements les plus solennels de l’Ecole. Nous abordons, dans un esprit nouveau, la reconsidération de l’histoire, de la Géographie, du Calcul, des Sciences, du dessin et de la peinture. Nous nous rendons compte que, au nom de la scolastique, on a proféré bien des erreurs, contre lesquelles nous aurons à réagir.

Ce sont ces reconsidérations qui feront 1’objet de la nouvelle revue dont 1’édition a été décidée pour octobre. Nous nous posons des questions, nous émettons des doutes ; les éléments constructifs de notre travail ont ouvert des portes naguères condamnées où nous nous engageons timidement.

Ces questions, ces doutes, nous les soumettrons à l'attention et à 1 examen des personnalités qui, sans parti-pris, accepteront de nous aider dans les explorations qui s'imposent…

Nous ne prétendons point renverser par nous-mêmes l’ordre des choses. Nous partons sans préalable, à la recherche seulement d’une vérité susceptible de fonder la culture dont nous avons 1’intuition, avec l’espoir de rencontrer des chercheurs comme nous qui, venus avec d'autres possibilités, d’horizons différents, pourront nous aider dans les mises au point souhaitables.

Nous donnerons sous peu d’autres détails sur une entreprise, délicate certes, mais dont nous attendons tous beaucoup pour 1’approfondissement et la diffusion de notre œuvre commune.

VI - NOUS REPRENONS NOTRE TRAVAIL DE PIONNIERS

Pendant deux ans, nous avons été menacés dans notre vie même, par les conséquences heureusement dominées du dépôt de bilan de notre diffuseur.

Nous repartons aujourd’hui avec une organisation de nouveau puissante qui nous permet de nouvel les audaces.

Car, nous le disons plus spécialement pour les nouveaux venus, notre souci de création et de réalisation a été la raison d’être, mais aussi le drame de notre vie.

Si nous avons progressé jusqu’à influencer aujourd‘hui profondément la pédagogie française et internationale, c’est que nous ne nous sommes pas contentés de confronter des plans et des théories, si ingénieux soient-ils, mais que nous avons créé, mis au point et fabriqué les outils nouveaux pour une technique de travail mieux adaptée que les méthodes traditionnelles aux nécessités du monde moderne. C’est cette modification des processus de travail qui fera date dans les annales éducatives.

Pour la poursuite de cette œuvre de reconsidération pédagogique, nous avons besoin de la bonne volonté, de la clairvoyance et des sacrifices des générations qui ont aujourd’hui pris la relève.

Ce faisant d'ailleurs nous travaillons pour les enfants certes, dont nous voulons faire des hommes, mais nous travaillons aussi pour nous dans la mesure où nous contribuons à rendre moins pénible et moins inhumaine la profession que nous avons choisie ou du moins acceptée.

Tous les corps de métier revendiquent obstinément- non seulement pour 1’augmentation de leur salaire, mais aussi pour l’amélioration de leurs conditions de travail, pour les garanties élémentaires d’hygiène et de sécurité qui rendent plus tolérable la condition difficile des salariés : les mineurs se défendent contre le manque d'air et contre le grisou, les ouvriers contre les machines meurtrières ou les émanations toxiques.

Seuls les éducateurs restent paradoxalement corvéables à merci. Ils acceptent passivement qu'on entasse 45 enfants dans un local aménagé pour 30 ; ils tolèrent l’outillage vétuste, les techniques qui ne rendent pas, les tâches qui usent les nerfs et tuent 1’esprit.

Un camarade observait fort justement à la tribune

— que m’importe qu’on me donne 10 000 Frs de plus si on me condamne à un travail si pénible et si malsain que je serai usé physiologiquement et moralement avant même d’avoir joui du supplément de bien-être matériel.

Non pas que nous sous-estimions 1’incidence sur notre travail et sur notre vie des conditions plus ou moins favorables des salariés. Nous voulons dire seulement qu’il y a comme dans toutes professions — et plus encore peut-être - des revendications professionnelles qu’on ne saurait aujourd'hui négliger.

Notre ami DUFOUR, qui ne manque jamais d’à propos, s'est contenté pour participer à la discussion, de lire au Congrès les gros titres d’une information du matin dans un grand journal de Paris :

"J'ai 50 gosses dans ma classe. Je suis nerveux quand je rentre à la maison, je passe ma colère sur mon enfant, dit 1’instituteur de Fives. Il a été écroué à la prison de Loos. "

De nombreux camarades sont venus témoigner aussi que les méthodes traditionnelles enchaînent 1’éducateur à une besogne sans horizon et sans espoir, et que cette perversion est cause de 1’anormale proportion chez nous des dépressions, des fatigues pulmonaires et des maladies nerveuses.

Par nos techniques, nous humanisons notre fonction ; nous introduisons dans nos classes un peu plus d'harmonie, de salut et de joie ; nous redonnons un but éminent à notre vie. Nous en sommes nous-mêmes régénérés.

Œuvrer pour 1’Ecole Moderne, c’est défendre les conditions de notre vie professionnelle. C’est cette réalité que nous voulons désormais acclimater dans les milieux enseignants. Nous avons discuté à Mulhouse d’un CAHIER DE REVENDICATIONS PROFESSIONNELLES que nous allons mettre définitivement au point coopérativement. Nos camarades demanderont alors à leurs collègues de base et aux organisations syndicales de s'en saisir concurremment avec leurs revendications de salaire.

Les questions de Techniques de travail seront ainsi posées à la masse du personnel. Quant à nous, nous apporterons notre expérience, sans plus, avec 1’espoir que d’autres recherches viennent compléter celles que, avec des moyens plus que réduits, nous sommes parvenus à imposer à 1’attention des parents et des éducateurs.

Chacun de nos Congrès est une étape, MULHOUSE marquera dans l’histoire de notre mouvement