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Février 1958

Un camarade nous écrit :

J'ai lu ton dernier Dit de Mathieu et je suis profondément peiné de te voir attaquer ainsi tous les l. P. Tu ne fais pas un cas particulier, et, pour qui ne connait pas les ennuis que tu as à l'Ecole, tu les attaques tous en général. A mon avis, tu as eu tort et tu ne devrais pas ainsi nous les mettre tous à dos pour la bonne raison qu'ils ne le méritent pas tous ».

Au moment de la rédaction de mon Dit, j’avais ajouté un renvoi précisant que l’aventure s’est effectivement passée à notre Ecole Freinet à la rentrée du 3 janvier. Puis j’ai supprimé cette note pour ne pas sembler monter en épingle une affaire personnelle, persuadé d’ailleurs que de nombreux camarades souffrent encore des mêmes erreurs.

Mais je n'ai pas pensé un instant que puissent se sentir visés les I. P. qui font un effort — même s’ils n’y parviennent pas toujours, — pour déceler, découvrir et appliquer d'autres critères d’inspection. Comme si tous les instituteurs, même ceux de notre mouvement, pouvaient se sentir calomniés quand nous critiquons durement les méthodes traditionnelles dont aucun de nous n'est totalement délivré.

De deux choses l'une, en effet : ou les faits critiqués ne sont qu'une très rare exception, et alors je reconnaîtrai que ma véhémence est au moins exagérée ; ou bien ils sont vraiment encore, dans bien des cas, une tare grave de notre école, et les Inspecteurs conscients de leur rôle pédagogique seront avec nous pour l'amélioration de nos conditions de travail et l’efficience de notre enseignement.

Aucun progrès ne serait possible si nous n'avions à cœur de rechercher ensemble les faiblesses et les erreurs de notre pédagogie pour y trouver remède. Et pour cela, il faut que nous ayons le courage les uns et les autres de reconnaître ces erreurs et d'en accepter les critiques, même et surtout quand nous en portons une part de responsabilité.

Il y aurait danger pour notre mouvement à étouffer certaines de ces critiques de crainte de mécontenter les Inspecteurs.

Nous devons être justes avec eux comme nous tâchons de l'être avec nos collègues ; mais entre travailleurs attachés à une même œuvre, nous ne devons craindre aucune vérité.

D'autant plus que nos critiques ne s’adressent pas particulièrement aux hommes mais tiennent compte de leur intégration dans un complexe administratif et culturel dont il ne leur est pas toujours possible de se dégager comme ils le souhaiteraient.

C’est ce souci d'objectivité que nous avions déjà tenu à marquer l'an dernier quand nous avons ouvert notre rubrique La Fosse aux Ours. Certes, l’instituteur qui fait aligner militairement ses élèves dans la cour, qui leur fait mettre les mains sur la tête pour obtenir le silence ou qui même surveille la « pelote » des condamnés, n'est peut-être pas très satisfait que nous extériorisons ainsi certains aspects peu reluisants du rôle qu'on lui fait jouer. Malheur à lui s’il n'a pas conscience de cette déchéance. Nous souhaitons alors que notre campagne le réveille, lui fasse réexaminer ses responsabilités en vue d'un rétablissement pédagogiquement et humainement souhaitable.

Cet instituteur qui surveille la pelote est sans doute, pris individuellement, un brave homme, personnellement amoureux de liberté, de justice et de fraternité, militant peut-être d’organisations sociales et politiques généreuses. Seulement il est pris dans un implacable engrenage, comme dans une impasse dont il ne trouve plus l'issue : surcharge des classes, locaux mal adaptés, enfants énervés ou dégénérés, technique de travail défectueuse.

C’est cet état de fait, dont l'instituteur est plus victime qu’acteur que nous dénonçons, et, nous ne nous heurtons alors à la susceptibilité des intéressés que dans les cas, hélas ! encore fréquents où les erreurs du métier ont marqué irrémédiablement l’homme qui colle alors à l’engrenage sans pouvoir désormais s’en détacher.

Il en est de même des Inspecteurs. Considérés dans leur privé, ils sont certainement, dans la presque généralité des cas, de braves hommes, sensibles et dévoués, Seulement ils sont pris dans un engrenage, bien plus implacable encore que celui dont nous soufflons. S'ils collent eux aussi à cet engrenage, il n'y a rien à faire, ils seront contre la nouveauté et la vie qui en gênent le fonctionnement et ils prendront à leur compte les critiques que nous portons à une mécanique dont nous voudrions améliorer ensemble les processus.

De tout cela, nous devrions prendre conscience en commun, analyser pour ainsi dire objectivement nos situations respectives, dénoncer des erreurs dont nous sommes victimes, pour que nous essayions de trouver des solutions valables.

Tous les Inspecteurs non déformés irrémédiablement par le métier, comme tous les instituteurs non déformés par la scolastique doivent lutter ensemble, sans susceptibilité, sans faux amour-propre, avec une claire conscience des problèmes difficiles à résoudre, qui nous sont imposés.

***

Et notre camarade ajoute :

« Si tu fais le procès de certains Inspecteurs, tu pourrais aussi faire celui de camarades C.E.L., qui se réclament de tes techniques et qui font énormément de tort au mouvement par leurs excentricités, oubliant qu’ils se doivent de prouver chaque jour l'efficacité de leur travail ».

Notre camarade sait bien que nous ne nous contentons pas de dénoncer les faiblesses des autres mais que nous commençons toujours par balayer devant notre propre porte.

Des erreurs peuvent être commises par nos adhérents ; nous en commettons tous, et tous les jours. La raison d’être de notre organisation coopérative est justement de détecter ensemble ces erreurs et d’essayer de les corriger, il y aurait dégénérescence automatique le jour où cette autocritique — pour employer le mot à la mode politique — ne fonctionnerait plus implacablement.

Mais certaines expressions de notre camarade me laissent quelque peu rêveur, car je suis certainement l’instituteur qui a commis, dans sa carrière, le plus « d'excentricités », et on a su, à bien des reprises, m'en faire les amers reproches. On baptise en effet trop souvent excentricité, le vulgaire non-conformisme, et de ce non-conformisme nous sommes tous plus ou moins coupables, du moins aux yeux des inspecteurs non-initiés aux nouvelles formes d’activité. Nous restons d’ailleurs très circonspects pour tout ce qui touche à l’efficience de notre travail, à cette productivité et à ce rendement dont nous avons essayé de définir les normes au cours de nos derniers congrès.

Dans le domaine encore chaotique de renseignement, tout dépend de qui contrôle, sur quelles bases et selon quels critères il juge. Notre travail, si parfait soit-il, ne sera jamais reconnu comme valable par nos collègues enfoncés dans les méthodes traditionnelles, pas plus que par les Inspecteurs qui pensent comme eux.

Nous devons certes rester prudents dans nos essais et nos innovations, mais sans redouter cependant un non-conformisme qui n'est qu’un aspect de notre souci de création et de modernisation. L’idéal serait que voit enfin le jour l’arrêté donnant le statut des écoles expérimentales, qui seront comme des coins non conformistes enfoncés dans le mur de la tradition. Mais il faudra, et c’est une condition sine qua non, des éducateurs tout à la fois méthodiques et audacieux, et aussi un appareil et une technique de contrôle axés sur les créations qui s’imposent, et non sur un passé aujourd’hui révolu.

En définitive, pour les instituteurs comme pour les inspecteurs, tout est une question d'initiation. Nous avons tous, instituteurs et inspecteurs, été formés à l'ancienne école qui nous a marqués profondément. Il nous faut, d’un commun effort de loyale bonne volonté, nous réformer, repenser notre fonction, tt apprécier en conséquence l'effort généreux des novateurs.

***

Quant à nous, à la direction de notre mouvement, des tâches nouvelles requièrent notre permanente lucidité, notre ténacité et notre audace.

Nos techniques, même lorsqu’elles n'ont pas l’assentiment formel de certains officiels, deviennent officielles en ce sens qu’elles s’imposent d’elles-mêmes à la masse des éducateurs. Quelques-unes du moins. Mais nous risquons beaucoup plus qu'autrefois des déviations qui seraient pour nous mortelles.

Pour quiconque a compris l’idée, l’esprit de nos techniques, toutes les expériences sont valables. Le fil conducteur permet toujours de retrouver la route.

Mais le danger nous vient des éducateurs de plus en plus nombreux qui sentent la nécessité de moderniser leur enseignement, serait-ce même parce que M. l’inspecteur a recommandé cette modernisation, et qui n’ont pas encore réalisé qu’une reconsidération totale de leur conception éducative est indispensable. Pas de révolution, pensent la plupart des collègues, mais une sage et lente évolution. Alors ils achètent des fichiers auto-correctifs, font du texte libre à la mode traditionnelle, ou créent une coopérative pour collecter quelques billets de mille, et ils s’étonneront ensuite de ne constater aucun des bienfaits dont nous nous glorifions.

Nous ne nous arrêterons pas à mi-chemin.

Nous avons fait se lever la grande armée des instituteurs pédagogues, des instituteurs qui ne se contentent plus d'enseigner, dans la forme qu’on leur a apprise, des notions officiellement préparées et définies, mais qui veulent réfléchir à leur tâche et aux conditions de leur travail, qui luttent pour améliorer ces conditions et qui sont prêts pour cela à mener dans tous les domaines la bataille permanente contre les puissances de stagnation et de réaction.

Nous avons, par notre longue expérience coopérative, redonné confiance aux éducateurs qui se haussent désormais à la juste dignité de Maîtres, qui conquièrent de ce fait une conscience nouvelle de leur noble fonction, l'exaltant sentiment de faire enfin une besogne utile en préparant leurs enfants à remplir mieux que nous ne l'avons fait, leur destin d'hommes et de citoyens.

Dans l'entreprise complexe qui mobilise aujourd'hui des milliers d’éducateurs, c'est moins une méthode que nous avons à sauvegarder que ce sursaut d'humanité et de dignité, ce renouveau d’idéal qui pourraient bien marquer de leurs vertus la pédagogie des années à venir.

C. F.