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Qu'attend l'Ecole laïque pour afirmer son idéologie ? L'Education du travail

Juillet 1946

Qu’attend l’Ecole laïque pour affirmer son idéologie ?

Une technique de vie rationaliste :

L’EDUCATION DU TRAVAIL

L’éducation, avons-nous dit, consiste à donner une technique de vie. Et une technique de vie ne s'enseigne ni par une définition, ni par un précepte, ni par un catéchisme. Les philosophes ont suffisamment tenté d’expliquer le monde. Nous devons aujourd'hui le construire.

C’est par le milieu que nous formons vraiment les individus.

Le christianisme ne s’y est point trompé et il a toujours mis l'accent sur les communautés religieuses et sur l’imprégnation plus ou moins formelle par laquelle il tâchait de s'insérer dans le circuit social. Le rationalisme n’a pas essayé de lui disputer cette suprématie de vie : né dans les universités, il a été jusqu'à ce jour presque exclusivement verbal. On a fait beaucoup pour expliquer la laïcité. Il serait temps de la vivre.

Le rationalisme a d'ailleurs aujourd’hui ses titres de noblesse, qui vont s’affirmant à mesure que décline justement la technique de vie catholique.

Car c'est sur ce point que nous devons insister.

Je ne crois pas faire montre d'esprit partisan en disant qu'en France le milieu formatif chrétien est en voie de disparition.

Les églises peuvent être pleines à craquer les jours de fête : il serait intéressant de connaître quelle faible proportion de ces fidèles a encore, à la sortie de l’église, un comportement chrétien.

Les bourgeois et les bourgeoises — ou les parvenus qui en prennent figure — soutiennent l'église, paient leur denier du culte, invitent à dîner le curé, « font la charité » et financent directement ou indirectement la propagande catholique. Mais en est-il beaucoup qui aient, vis-à-vis du peuple qu’ils coudoient, un comportement chrétien? Ils ont avant tout un comportement de classe qui n’a les apparences chrétiennes que dans la mesure où la religion sert les intérêts de leur classe.

Et parmi le peuple? Peut-on vraiment dire encore que les familles qui fréquentent le plus assidûment les offices religieux soient les plus strictes sur la moralité de leur vie de tous les jours ? Donnent-elles l'exemple permanent de la fraternité et du sacrifice?

Il n'y a qu’à voir toutes les intrigues intéressées, toutes les manœuvres anti-chrétiennes qui se nouent autour du problème des subventions aux écoles confessionnelles en France pour être édifié sur ce point.

Le Christ, et, pendant longtemps, l’Eglise, ont condamné l’exploitation qui se pratique de plus en plus par le truchement de l'argent. Mais ceux qui, aujourd'hui, s’élèvent, le plus hardiment contre des techniques de vie où le coffre-fort a remplacé l’humanité, — ceux qui osent faire front — et pas seulement par la parole — à la malfaisance des trusts capitalistes, ce ne sont plus les hommes d'église ni leurs fidèles, mais la masse imposante des militants sociaux et politiques qui, à même l’action, ont créé un type nouveau d'homme moral, et, comme le Christ au milieu des pêcheurs, savent vivre, eux, selon la loi chrétienne d'humanité et de charité ; qui, investis parfois d’une autorité souveraine, vivent en hommes du peuple, dans des demeures populaires, pour réserver les châteaux et les parcs aux enfants, aux malades et aux vieillards.

Nous attendrons toujours que les vieilles douairières catholiques rendent au peuple l'excédent de leurs biens et retournent avec humilité à des techniques de vie chrétiennes.

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Ce n’est que lorsqu'on a dépassé le stade de l'explication intellectuelle pour s’engager totalement dans des techniques de vie, que les déviations, et même les transferts, deviennent presque impossibles. Le catholique non chrétien peut, en parole, justifier toutes ses attitudes et tous ses changements d'attitude; et rien ne serait plus éloquent à ce sujet que la souplesse jésuitique avec laquelle trop d’hommes d'église — et pas des moins éminents — ont justifié Vichy sous Hitler, et fait mine ensuite d’être dévoués à la Résistance et à la République.

Le rationaliste qui est engagé dans une technique de vie ne peut plus, sans mentir à son passé, c’est-à-dire sans se suicider partiellement ou totalement, « tourner veste». En tous cas, c'est là une opération si grave, si décisive, si « remarquable », que tout homme hésite sur le seuil de la nouvelle vie, comme on quitte toujours avec quelque angoisse et quelque incertitude la vieille maison où nos habitudes s'étaient façonnées et moulées.

Un Gabriel Péri, au seuil du supplice, ne pouvait pas agir autrement qu'il ne l’a fait parce que sa mort était la continuation logique d’une technique de vie, et qu’il se serait suicidé en essayant de se survivre.

Le sacrifice semblable de dizaines de milliers de rationalistes nous apporte la preuve éclatante de la valeur suprême de techniques de vie dont nous devons méditer les enseignements. Les catholiques ne s’y sont point trompés, du moins ceux qui, dans la résistance, côtoyaient tes communistes et s’élèvent aujourd’hui avec véhémence contre la religion formelle et verbale pour essayer de bâtir à nouveau sur le roc comme l'avait enseigné le Christ.

Quant à nous, en face de cet état de fait nouveau, nous pouvons affirmer hautement !a possibilité d’offrir à nos enfants non pas une doctrine verbale ou un catéchisme plus ou moins sibyllin, mais des techniques de vie qui les entraînent, par la vie, et définitivement, pratiquement, à se conduire en hommes, dans la société humaine contemporaine, et cela sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir le mythe de Dieu.

Les catholiques nous diront : « L'enfant a besoin de Dieu; c’est le priver d’une nourriture essentielle que de l’élever hors de la religion.

Affirmation ou certitude ?

Est-il vraiment prouvé que l'enfant élevé humainement dans un milieu social rationaliste éprouvera le besoin d’une religion ? Ah, certes, il ressentira comme nous tous ce besoin inextinguible de connaître, d’aller toujours plus avant, de sonder l'insondable, d’éclairer les ténèbres. C'est le propre de l'homme. Et l'entité Dieu n'est que la réponse mystique à ce besoin de connaître.

Avec ce que nous connaissons de la vie et de l’éducation, nous pouvons affirmer que les enfants n’ont nul besoin fonctionnel de religion et surtout de cette religion formelle figée dans ses rites et ses églises. Donnons- leur la possibilité de chercher et de réfléchir; assurons-leur un maximum de sécurité non seulement matérielle mais psychique; aidons-les à creuser scientifiquement les problèmes de la destinée qui restent les points d’interrogation essentiels de quiconque réfléchit. Ne nous contentons certes pas de satisfaire les besoins physiologiques. Nos héros ont montré qu'il peut y avoir des idéologies au moins aussi exaltantes que les religions, Bâtissons notre pédagogie sans parti-pris antireligieux ni areligieux, certes, mais pas davantage avec le parti-pris d'une religion dont nous devons être à même aujourd'hui de faire sentir la relativité,

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Alors, si au lieu de traîner toujours après nous. comme un reproche, l’hypothèque religieuse en général, et l’hypothèque catholique en particulier, nous nous attelions enfin à construire notre maison, avec ses fondements véritables et sûrs, selon des normes qui nous sont désormais familières, pour la monter le plus haut possible, vers les splendides sommets ?

Seulement, nous ne commettrons plus l’erreur des penseurs et des moralistes qui, au début du siècle, essayèrent de codifier, face aux religions existantes, une sorte de nouvelle morale — religion laïque, avec son catéchisme et ses préceptes. Nous avons suffisamment dit combien, dans le domaine de la construction personnelle, la parole est mineure tant qu’elle ne trouve pas en l’individu une résonance totale et fonctionnelle. Dans une controverse récente avec Em. Mounier de la revue Esprit, Roger Garaudy écrivait- :

« Descartes disait qu’en abandonnant seulement le jargon de la philosophie scholastique, les paysans pourraient mieux juger de la vérité des choses que ne le font maintenant les philosophes. Ce démocratisme intellectuel est lié à une conception très réaliste de la nature de la pensée qui est une prise de conscience des lois efficaces de l’action sur les choses, qui remonte par conséquent des mains de l'homme à son cerveau au lieu de descendre du ciel dans son cerveau. Et, dans cette perspective, qui est celle du matérialisme, il est évident que celui qui est près des choses et qui a pour fonction de les manier, de les transformer, de les créer, est plus près de la science que l'oisif parasite et l’intellectuel pur. L'action technique est la meilleure discipline de l’intelligence dont elle est d'ailleurs la source première et l’unique nourricière. »

Nous ne codifierons donc pas une religion rationaliste ou laïque, mais nous nous appliquerons à initier pratiquement nos enfants à des techniques de vie modernes, d’où la croyance sera éliminée au bénéfice de la montée expérimentale et scientifique.

Nous y parviendrons — nos expériences et nos réalisations nous en donnent la certitude — en nous référant sans cesse à deux principes essentiels de notre pédagogie; 1° la fidélité scrupuleuse aux besoins fonctionnels des enfants; 2° le travail, répondant à ces besoins dans les cadres réels de la société moderne. En dehors de tout verbiage, sans aucun dogmatisme axé sur des concertions de l’esprit, sans le formalisme truffé de superstitions et de prières des religions désuètes, nous ferons du travail la grande règle de vie de nos enfants, de la société du travail le cadre de ces techniques de vie rationalistes, qui ne se traîneront point comme voudraient le faire croire nos ennemis dans un quelconque cloaque matérialiste voisin de l'animalité, mais qui, solidement ancrées dans le réel, impulsées par la justice sociale, sauront se hausser jusqu’à l’éminente dignité humaine.

On a trop cru jusqu’à ce jour qu’il y avait obligatoirement, d'une part, le travail servile, qui était comme la marque infamante de la déchéance de l'homme — tu gagneras ton pain à la sueur de ton front — et d'autre part, la spiritualité des philosophes ou l'âme des croyants. La religion assurait le pont sauveur entre ces deux extrêmes.

Nous redonnons au travail, dès l’école, toute sa splendeur et sa dignité sociales ; nous en faisons l'élément dynamique et constructif de la vie totale où la spiritualité reprendra son sens profond. Nous réalisons ainsi une montée régulière vers les sommets qui se suffit à elle-même, sans le truchement d'artifices suprarationnels. Et c’est dans la mesure où, par une organisation nouvelle de l’activité enfantine, servie par des outils et des techniques adaptés aux besoins des jeunes générations, nous aurons réalisé, dans nos classes et hors de nos classes, l'éducation du travail, que nous aurons bâti sur le roc pour les générations de demain.

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L'accord qu’il serait délicat peut-être de réaliser entre les diverses tendances rationalistes et areligieuses dans le sens de l'explication théorique de la vie et de l’idéologie formelle; cette conjonction que notre école, que notre jeunesse attendent depuis près de cinquante ans, nous pouvons et devons les réaliser aujourd’hui, pratiquement, en faisant du travail souverain l'élément actif des techniques de vie constructives; en préparant dès l'enfance, dès l’école, dès l'adolescence, les comportements qui permettront enfin la société fraternelle dont l'église prétend parfois avoir le monopole.

Ne pensez-vous pas que, sans apriorisme, sans profession de foi anticléricale, en hommes raisonnables, nous sommes ainsi sur le solide, pour former le front commun de tous les éducateurs ?

« L’enfant, dit Louis Raillon dans Ecole et Vie, souffre de ce tiraillement perpétuel entré différentes institutions éducatives au sein desquelles ne règne pas l'unité d'esprit.»

Réalisons cette unité par l’Education du Travail.

C. FREINET

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A la suite de notre précédent article sur ce même thème, une de nos abonnées nous écrit ; « J’estime parfaitement déplacé le premier article. Un journal pédagogique se doit d'être rigoureusement neutre au point de vue politique comme au point de vue religieux. De la pédagogie, c'est ce qu'on cherche dans l’Educateur.

Il appartiendra à nos adhérents laïcs de dire si nous avons exagéré dans nos appréciations et s'ils préfèrent la neutralité d’un Manuel Général ou d'un Journal des Instituteurs à la prise de positions que ne craint pas d’aborder l’EDUCATEUR.