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Edito

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Février 1998

 

 

CréAtions 80 - Matières et matériaux - publié en février 1998 -

Hervé Nuňez

 

 

Vive la feuille de Catalpa !

Un professeur de mathématiques rapportait qu’un élève était venu le voir, brandissant une feuille de catalpa : « Regardez, monsieur, comme c’est beau… ». Il nous racontait cela en termes de boutade, car pour lui une feuille de catalpa, c’est une feuille de catalpa et pas autre chose.

L’idée de beauté a été tellement galvaudée que ce professeur n’a même pas eu la présence d’esprit de rechercher avec l’enfant ce qui, dans l’architecture de la feuille, dans ses linéaments, dans ses proportions, etc. pouvait provoquer ce sentiment.

Comme la feuille de catalpa, la peinture elle aussi a été prisonnière d’une idée de la beauté : lorsque Hans Holbein « représente » Les Ambassadeurs (1533) qui posent, entourés des objets les plus évocateurs de leur puissance (machines, traités scientifiques, etc.), son idée de la beauté passe par la métaphore. « Voilà une image pour la Renaissance » pensait-il ! La plupart des spectateurs, croyant avoir vu, s’en retournent cependant, un peu perplexes mais satisfaits, en disant : « C’est bien fait » (métier), « C’est beau » (valeurs partagées), « C’est bien représenté » (réalisme visuel). Pour voir, il fallait seulement faire un effort, il fallait par exemple changer son angle de vue et la tache informe qui se trouve aux pieds des ambassadeurs se transformait par anamorphose en crâne symbolisant la mort. Holbein semblait trop ambitieux.

C’est pour cela que Michel-Ange pensait que le sculpteur ne doit pas faire oublier le matériau. Et les artisans épris de vérité se sont donc lancés, à sa suite, à lutter contre ce que les gens attendaient pourtant d’eux : du métier pour de belles beautés illusionnistes (pour qu’on croie les avoir vues sans les avoir regardées vraiment).

Aujourd’hui, Joseph Beuys exacerbe cette pensée « non finito » en présentant comme œuvre une vraie chaise avec un vrai morceau de graisse posé dessus. Le matériau a remplacé l’illusion du matériau et pour accéder jusqu’au sens de l’œuvre, le spectateur doit faire un effort délibéré de mise en perspective : la chaise est matériau de construction du confort individuel et le morceau de graisse (légèrement profilé) est matériau de constitution du confort. Voilà une image pour la société occidentale !

La différence entre Beuys et Holbein, c’est que Beuys, c’est que Beuys ne montre plus rien qui puisse faire voir autre chose qu’une chaise et un morceau de gras. On ne peut plus envisager comme œuvre le métier ou la concordance avec des valeurs partagées. On peut encore moins envisager la qualité du réalisme. Seule notre capacité à « transposer symboliquement » nous permettra d’atteindre la complexité poétique, ce que ce professeur n’a as su faire avec son élève.

Il faut que, dans la classe, lorsque quelqu’un dit « c’est facile de faire ça », le maitre ou d’autres enfants, s’ils ont assimilé la démarche plastique, lui fassent comprendre que sa création ne sera pas jugée pour la souffrance qu’elle a occasionnée en la faisant : c’est le cadre de la scolastique. Et lorsqu’il jugera repoussante la production d’un autre, il doit savoir qu’il ne sera pas lui-même ovationné pour son accord avec les principes de la beauté ou de l’illusion : c’est le cadre de l’arbitraire. Le groupe doit absolument trouver d’autres critères de jugements plastiques et l’utilisation de matériaux bruts, utilisés en l’état ou transformés, peut les y aider en évacuant ces principes culturels.

Pour que la création plastique prenne place au milieu des apprentissages, il faut profiter de ce que les enfants ont naturellement ce pouvoir de la transposition qui est l’outil véritable du langage visuel. On le voit bien lorsqu’ils jouent puisqu’ils sont capables de s’approprier un verre et d’en faire une machine volante.

La feuille de catalpa est « œuvre » car l’enfant qui l’a choisie a été capable de la définir comme telle. Dans son exclamation « Que c’est beau, monsieur ! » il y avait le désir de se reconnaitre et son professeur a en fait été incapable de transposer dans un autre domaine ce qui lui a été présenté, d’en analyser les signes, lui qui est précisément là pour leur donner des noms.

L’enfant lui, bien inconsciemment certes, percevait des ouvertures de sens présidant au choix de cet objet et j’espère que, malgré tout, son émerveillement restera intact.

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