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Février 1957

Vous rappelez-vous d’un temps, qui n’est pas loin, où une certaine presse se plaisait à accuser les ouvriers el les ouvrières de malpropreté, de désordre et de gaspillage? Ils étaient alors, dans leurs taudis, les seuls responsables d’un état de fait qui n’est en réalité qu’un des maillons implacables du cercle infernal des sociologues.

On comprend mieux, el on admet aujourd’hui, qu’il suffit de modifier les conditions de salaires, de logement, de nourriture et de vie pour que s’atténuent et disparaissent des vices qui ne sont donc pas inhérents à la nature des travailleurs désavantagés.

Ce chemin d’éclaircissement, et donc de progrès, n’a pas encore été amorcé à l’école où l’instituteur reste aux yeux des parents, et parfois même des chefs, comme le grand et unique responsable de la conduite de sa classe. Tant vaut le maître, tant vaut l'Ecole, a-t-on coutume de dire, ce qui n’est pas totalement faux mais contribue à charger l'instituteur, bouc émissaire de torts et de responsabilités qui le dépassent et le dominent. L’instituteur acceptait, résigné, de se débattre, seul parmi des complexes péjoratifs qui ne lui étaient pas ménagés mais dont nul n’osait dévoiler le drame.

Nous avons, dans notre dernier numéro, suscité les premiers sursauts de ce que nous avons appelé le scandale de la discipline. Nous voulons insister plus particulièrement aujourd'hui sur certains aspects pour ainsi dire cliniques de ce scandale, afin qu’en prennent conscience les intéressés eux-mêmes, les administrateurs et les parents d’élèves.

Le taudis avait naguère sa maladie spécifique : la tuberculose. Une vigoureuse campagne a été menée qui, si elle n’a pas abouti à des résultats définitifs, n’en a pas moins ouvert les yeux des spécialistes et du public sur les causes et les conséquences de cette terrible maladie. Des enquêtes ont, été menées, les taudis visités, inspectés et parfois détruits ; les malades ont été dépistés et soignés.

Une campagne similaire peut et doit être menée aujourd’hui dans le domaine scolaire.

Il y a quelques mois, dans un de mes Dits de Mathieu, je dénonçais le «scolastisme», cette étrange maladie qui n’osait pas dire son nom, pour laquelle il nous fallait inventer un néologisme et dont nul n’acceptait de se reconnaître atteint.

Le scolastisme, c’est le pendant, pour son diagnostic et ses conséquences individuelles et sociales, de cette autre maladie surprenante : l’hospitalisme.

On a constaté — par hasard peut-être — que des jeunes enfants qui, dans les cliniques et les hôpitaux sont, pour des raisons d’hygiène et de règlement, séparés de leur mère, dépérissent, même si sont farouchement respectées les plus rigoureuses mesures de prophylaxie et de diététique ; même — et peut-être surtout — si ces cliniques et ces hôpitaux bénéficient de conditions remarquables d’installation et de propreté.

Qu’on redonne à ces enfants le sein maternel, qu’on les replace dans des conditions de milieu plus riches et plus humaines, et les voilà qui repartent, ayant surmonté du coup ce qui est apparu comme une maladie dont on a entrepris de rechercher scientifiquement l’origine, le développement et les conditions possibles de guérison.

Placez les enfants dans un milieu scolaire antiseptisé et neutralisé — c’est-à-dire sans possibilité d’expériences vivantes ; soumettez-les à des règles et des pratiques autoritaires et arbitraires, dont l’instituteur est bien souvent la victime plus que l’instrument ; astreignez-les à des activités sans but — ces activités qui rendent fous ceux qui y sont condamnés ; imposez-leur des tâches et des devoirs qui sont comme les engrenages irresponsables d’une discipline de passivité et de mort. Ils dépérissent physiologiquement et mentalement.

Redonnez-leur un peu d’air du large, le réconfort d’un coin de ciel bleu, le droit de créer et de grandir, une aide sympathique et compréhensive, le mal s’atténue jusqu’à parfois disparaître.

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Nous déclenchons aujourd’hui notre campagne contre le scolastisme.

Nous alerterons les médecins, les sociologues, les psychiatres, les services de surveillance des enfants dans les familles, les organismes chargés des constructions et des aménagements, les parents d’élèves.

Nous établirons des diagnostics ; nous étudierons les cas les plus graves ; nous chercherons les remèdes. Nous dirons aussi dans quelle mesure les instituteurs en sont victimes et nous les associerons à un effort qui, quoique débordant le cadre scolaire, n’en vise pas moins à régénérer toutes nos conditions de travail et de vie.

Dans ce numéro donc, nous nous attachons plus particulièrement à caractériser la maladie pour en préparer le diagnostic

Dans notre prochain numéro, fin mars, nous préciserons, en vue du Congrès, les divers remèdes préventifs ou curatifs que nous préconisons contre le scolastisme et ces remèdes ne seront pas tous, loin de là, spécifiquement pédagogiques. Nous reconnaissons bien volontiers que, même dans les pires conjonctures, certains collègues savent s’en prémunir, comme certains individus particulièrement résistants demeurent rétifs à la tuberculose, même dans un taudis. Et nous donnerons des témoignages émouvants d’éducatrices qui ont ainsi transformé et humanisé leur classe de ville, comme pour signifier à leurs collègues qu’en face de la vie, même difficile, il ne faut jamais désespérer.

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Est-ce donc pour nous singulariser que nous dénonçons ainsi une tare qui, si l’on considère la longue histoire des méthodes et pratiques pédagogiques, semble vieille comme le monde.

Il nous faut pourtant distinguer: il peut y avoir, dans une classe, scolastisme sans scolastisme.

Je n’ai pas risqué de contracter cette maladie dans la petite école de mon village, malgré les 35 enfants de tous les cours et les méthodes étonnement retardataires qui y étaient pratiquées. Il y avait scolastique de 8 à 11 et de 1 heure à 4 heures. Mais nous avions aussi les récréations et les interclasses pendant lesquelles tout le village nous appartenait ; nous avions les bêtes et les plantes, les travaux des champs, la chasse et la pêche qui compensaient largement les risques de contagion de l’école.

Ces avantages existent encore dans bon nombre d’écoles de villages ou de petites villes, où une classe peut fonctionner avec un instituteur aux méthodes très autoritaires sans que soit vraiment déclenchée l’épidémie du scolastisme. Dans ces classes, il n’y a pas encore tuberculose ; ce n’est plus la parfaite santé souhaitable, mais on ne décèle encore que de petits rhumes, des voiles sans gravité que le plein air, l’exercice et le travail hors de l’école peuvent encore atténuer et guérir.

Le mal est autrement grave dans les écoles de villes. Là, sauf de rares exceptions, la vie hors de l’école ne fait qu’aggraver les tares de la scolastique, et inversement. Plus de ruelles abandonnées pour jouer à cache-cache, plus d’arbres ou de rochers à escalader, de bêtes à soigner et à aimer, plus de calmes veillées autour du feu familial, mais la mécanique dévorante d’un monde désaxé: l’enfant n’a plus de place dans les rues ni sur les places, il n’a plus d’espace libre non surveillé, plus de couloirs sombres, plus de cours vastes et riches, et, dans la famille, un père et une mère qui rentrent énervés de leur travail, qui s’énervent à préparer un rapide dîner, le bruit de la radio, l’ivresse de l'image et du cinéma.

Il en résulte qu'une classe qui, même mal équipée, même chargée, aurait fonctionné passablement il y a trente uns devient aujourd'hui humainement impossible à cause de cette dégradation catastrophique du matériau qui lui est imposé.

Dans les données actuelles de la vie des enfants en milieu urbain, l’école telle qu’elle fonctionnait autrefois devient techniquement impossible. L’instituteur n’a plus qu’un recours : la scolastique, déclenchant obligatoirement le scolastisme qui atteint au même titre élèves et maîtres.

Des modifications sont indispensables, elles sont urgentes. Il y va de la vie et de l’avenir des enfants, il y va de la santé el de la vie des éducateurs.

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La gravité de nos diagnostics ne devra jamais être enregistrée cependant comme un aveu définitif d’impuissance devant les situations qui nous sont imposées. Nul n’a le droit d’abandonner la lutte surtout lorsqu’il y va de la santé intellectuelle, psychique, morale et sociale des enfants. Et nous n’avons cessé de rendre hommage aux éducateurs et aux éducatrices qui, dans les pires conjonctures, savent hardiment, généreusement, héroïquement tenir ouvertes les voies d’équilibre et de progrès. Nous disons l’hallucinante monstruosité des « fosses aux ours », mais nous donnerons aussi comme une encourageante lueur d’espoir le témoignage de ceux de nos collègues qui se refusent à sombrer.

Mais ce que nous souhaitons pour tous — et c’est la raison essentielle, de notre action — c’est que nous soyons, les uns et les autres, en mesure de sérier les problèmes, de voir le mal et de lutter ensuite, en classe et hors de la classe pour rompre enfin ce cercle maudit qui semble maintenir à jamais dans son orbe le destin maléfique des écoliers et la cruauté d’une tâche qui risque de jeter à jamais l’anathème sur la fonction qui, après celle de la mère, devrait être la plus sacrée et la plus digne.