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Que devons-nous produire dans nos classes ? Dans quel but ?

Novembre 1956

Pour le prochain congrès de Bordeaux

Que devrons-nous produire dons nos classes! Pour quels buts!

C’est, une des premières grandes questions que nous aurons à débattre au prochain Congrès, dans le cadre de notre thème général du Rendement scolaire et pour lequel nous demandons dès maintenant un rapporteur.

C’est seulement pour amorcer la discussion — à poursuivre au sein des Groupes et dans l’Educateur — que nous apportons aujourd'hui nos premières réflexions.

Il y aurait lieu, sans doute, de commencer par une critique impartiale de ce qui existe, de faire aussi, pour employer un mot à la mode, notre autocritique d'éducateurs déformée par la fausse culture que nous avons subie et par toute la tenace tradition d’un milieu qu’il est toujours délicat et dangereux d'affronter.

Avant de donner un projet de plan pour la discussion souhaitée, je présente ici le résultat de ma propre expérience.

J'ai connu la période au début du siècle, où les examens, aux divers degrés, ne prétendaient pas régenter la vie de la masse du peuple, mais seulement d’une minorité, d'avance spécialisée par la naissance ou la fortune. Le Certificat d’Etudes permettait alors d’accéder à certains emplois et rares étaient dans nos villages ceux qui en étaient pourvus. Quant aux examens du 2e degré, ils étaient en dehors de notre monde : nous avions l'impression qu’ils préparaient des individus qui n’étaient pas de notre race, qui n’auraient pas à gagner leur pain à la sueur de leur front et qui pouvaient se contenter, à l'époque, d'acquérir une culture qui n’était pas la culture.

La grande masse des enfants subissaient plus ou moins l'école, qui ne les marquait d’ailleurs que faiblement. Leur éducation, l’acquisition des connaissances de bases, leur culture à eux, leur venait, non de l'Ecole mais du milieu, de leur activité dans ce milieu, à même les travaux des champs et la maîtrise des artisans.

A ce moment-là, l’Ecole apportait aux travailleurs des acquisitions toutes nouvelles, et qui avaient leur prix : lire, écrire et compter. L’acquisition de ces techniques pouvait alors être considérée comme un but valable pour l’époque. Et l’application des maîtres et des élèves à y parvenir était logique, el parfois émouvante.

Mais les choses ont changé durant ces quarante ans.

D’une part, l'Ecole a développé et élargi son domaine, pendant que, d’autre part, s’amenuisaient chaque année, du fait de l’industrialisation, les possibilités de culture extra-scolaire. Plus de travail aux champs, plus de bêtes à garder, plus de poissons à pécher, de fruits à cueillir où à marauder, plus d'artisans accueillants à admirer. Les jeux et le cinéma représentaient l’essentiel de l'expérience culturelle extra-scolaire pour la grande masse des enfants du peuple.

Et à ces enfants à qui il aurait donc fallu quelque part, à l’Ecole ou à côté de l’Ecole, donner l’initiation expérimentale à la vie dont la société les avaient frustrés, on a continué à offrir le lire, écrire et compter d'il y a cinquante ans. Comment marcher, comment nager, grimper aux arbres, se procurer la nourriture, bêcher et cultiver, visser ou dévisser, expérimenter, tout cela n’est pas encore du domaine de l’Ecole ; ce n’est plus d’aucun domaine. Et les enfants qui savent lire, écrire et compter, n’en sont pas moins des infirmes en face des inéluctables exigences du milieu qu'ils ont à affronter.

Les examens qui contrôlent leur culture d’infirmes continuent à apprécier l’acquisition de quelques notions majeures il y a cinquante ans, mais aujourd'hui totalement insuffisantes.

Alors la question se pose à nous, urgente :

Nous avons repris cette année notre Ecole Freinet avec une vingtaine d'enfants de l’année écoulée, dont quelques-uns même sont chez nous depuis deux, trois et quatre ans, et qui sont donc suffisamment, marqués par notre esprit et nos techniques. Et nous avons reçu une douzaine d’élèves nouveaux, venus naturellement de classes où se pratiquent exclusivement les méthodes traditionnelles.

Il ne fait pas de doute que si l’on compare les uns et les autres sur le seul terrain des techniques scolaires, l'avantage n’est pas forcément aux nôtres. Les nouveaux lisent plus correctement, ne donnant jamais, comme les nôtres, un mot approchant. Ils ne se trompent pas, mais ils ne comprennent pas toujours ce qu’ils lisent. Pour eux, lire et comprendre sont deux fonctions distinctes du processus d'acquisition de la langue.

Ils écrivent en moulant leurs caractères, mais achèvent à peine deux lignes pendant que les nôtres ont terminé leur texte. Ils savent mieux faire les opérations, mais achoppent aux plus petites incidences de raisonnement.

Dans la vie, à l’école et hors de l'école, ils sont ces « Infirmes » dont nous avons parlé. Ce ne sont pas eux qui grimperont aux arbres, bêcheront un carré, sèmeront des plantes, répareront des mécaniques, replaceront un plomb, feront du feu et de la cuisine. Ce n'est pas eux non plus qui, dans la vie de tous les jours, sauront prendre hardiment, leurs responsabilités dans le complexe social. Ce n’est pas avec eux, mais avec les nôtres qu’on peut organiser une république dont les citoyens savent garantir les droits et assumer les devoirs.

Inutile de dire que, évidemment, ce n'est, pas l'école traditionnelle qui a préparé les enfants à la vie, mais notre école vivante, active et libératrice.

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• Devons-nous nous contenter, dans nos classes, comme il y a cinquante ans, de faire acquérir un certain nombre de connaissances exclusivement scolaires ? Devons-nous préparer nos élèves aux examens qui contrôlent ces acquisitions, nous accommoder et nous contenter de ces acquisitions et de ces examens ?

• Ou bien devons-nous dénoncer hardiment ce décalage flagrant de cinquante ans, étudier ensemble, très loyalement, les idées et les techniques qui devraient prendre rang au même titre que les matières aujourd'hui au programme, dans le processus éducatif contemporain, délimiter par enquêtes et expériences l'importance relative de chacune de ces données, et mettre au point ainsi une éducation qui forme, en 1955, l’homme de 1955, comme l'Ecole de 1910 formait, l’homme « instruit » de 1910.

Si nous sommes d’accord, il nous faudrait sans retard mener les enquêtes nécessaires à l'établissement de nouveaux programmes, dans lesquels seraient respectées les hiérarchies vraies de la vraie culture 1955.

Et je m’explique en citant deux faits ;

C'est, bien sûr, de cette réalité qu'il faudrait persuader les parents eux-mêmes, parce qu'alors ils sauraient exiger la reconsidération des programmes et la révision des examens qui consacrent une culture.

Mais il faut nous en persuader nous-mêmes d’abord, aider nos camarades instituteurs à en prendre conscience, non point par des prêches, mais par la propre expérience de notre Ecole moderne qui forme les citoyens d’une société qui, en 1955, est foncièrement différente de la société de 1910.

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Un certain progrès est d'ailleurs heureusement, amorcé.

Nous ne partons pas de la masse croissante des instituteurs qui sont sensibles à l’anomalie et à l’anachronisme des programmes et des examens. Notre Congrès devra nous aider à élargir encore ce cercle encourageant d’expérience et de bon sens.

Mais nombreux sont les parents qui, lorsqu'ils ne sont pas soumis à l’emprise envoûtante de l’Ecole, raisonnent juste et regrettent, que soit si généralement, méconnue la véritable fonction culturelle des éducateurs.

Nous avons eu dans notre école, il y a deux ans, un garçon de 14 ans dont le père dirigeait une grande entreprise internationale dans un pays de l’Union Française. En nous amenant son enfant, il nous confiait :

— Je ne veux pas l’envoyer dans ces écoles où on lui apprendra des mots, mais où il perdra tout élan en face de la vie. Car c’est cet élan seul qui compte.

« Je me suis personnellement, fait une situation assez importante. L’acquis de l’Ecole m’y a bien peu servi et c'est une erreur de croire qu'il faut savoir lire, écrire et compter comme l'enseigne la pédagogie pour réussir dans la vie. Ce sont d'autres éléments qui jouent, beaucoup plus décisifs, que l’Ecole a le tort d'ignorer lorsqu’elle ne les contrarie pas. Aujourd'hui encore, si je n'écris pas un français bien correct, je puis payer des agrégés qui corrigeront mes déficiences, puisque telle est leur spécialité. Et si je ne compte pas très vite, j’ai des machines perfectionnées pour me suppléer.

« Le métier de mon fils ne sera, pas de corriger des fautes de français ou de faire des additions. Ce sont, remarquez-le, des fonctions nécessaires et donc honorables. Ce sont, dans la vie d’aujourd’hui, des fonctions mineures. Et, je voudrais le préparer aux fonctions que j'estime majeures, et qui m’ont réussi comme telles en tous cas.

« Apprenez-lui à aimer le travail dans le milieu humain où il se trouvera mêlé. Conservez-lui son potentiel d’initiative et d'audace sans lequel il ne serait qu'un tâcheron.

« Je veux en faire un homme ! »

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La fonction enseignante, la nature, la forme et la technique de notre enseignement sont à reconsidérer et à moderniser. Nous allons nous y employer dans les jours qui viennent.

Nos camarades ont la parole.

C. FREINET,