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DITS DE MATHIEU - Compter des pois chiches

Juin 1956

LES DITS DE MATHIEU

Bréviaire de l'Ecole Moderne

Compter des pois chiches

Il y avait une fois — ceci n’est pourtant pas un conte — une maison d’enfants riches, autour de son château, d’un large domaine où les ouvriers agricoles attachés à la maison auraient su faire pousser toute la variété des produits souhaitables aux diverses saisons. On aurait eu la des salades et des tomates, des choux et des radis, des carottes et des céleris, des haricots et des aubergines, des pêches et du raisin et jusqu’au petit carré de persil où la cuisinière prévoyante puise le condiment de ses sauces.

Ce n’est pas seulement la valeur en soi de ces produits qui compte en l’occurrence mais, comme disent les ménagères, l'usage qu’on en a, et la commodité.

Mais « l’agronome » officiel veillait. Cette production anarchique, conditionnée par les seuls besoins de la communauté, n’était point de son goût, même si les convives et la cuisinière s’en déclaraient satisfaits.

L’agronome est un « scientifique ». Il veut de la précision et donc de la mesure. Il lui faut, en face de la colonne Dépenses, une Recette chiffrée dont la majesté des totaux impressionne les contrôleurs et les bureaucrates. Il fit planter des betteraves, des navets et des pois chiches. Nul n’en voulait, pas même l’agronome; mais tes «états», résultats de pesées et de calculs, étaient saufs. La carrière du fonctionnaire était assurée. L’internat comptera les pois chiches.

Notre Ecole est si souvent, hélas ! au régime de l’agronome, de la fausse science et des statistiques trompeuses dont il est l’étonnant prototype. Elle ne se demande point si ce qu’elle produira peut nourrir une clientèle aux besoins subtils et capricieux. Elle redoute plus que tout la complexité de la vie, les goûts et l’appétit différents selon les convives, cette sorte de production artisanale souple et intime comme les sentiments, les sensations, les couleurs et les parfums qui sont son éternelle richesse.

Tout le monde aux pois chiches ! Les manuels scolaires répartiront et pèseront la semence ; les problèmes sur les façons culturales et les engrais nécessaires établiront les prix de revient exacts. II n’y aura plus de surprise : on mesurera et comptera les pois chiches.

La fausse science pédagogique se rit des subtilités. Il lui faut du solide, du pratique, du simple. Les examens sanctionneront le rendement avec une précision et une efficience que ne permettent point des activités fonctionnelles, rebelles aux tests les plus ingénieux.

Si les enfants et les maîtres s’étiolent à compter et à manger des pois chiches, si leur manquent la fraîcheur des verdures, les jus nourriciers et les vitamines dont la science soupçonne au moins les vertus, c’est affaire de cliniques et de médecins et non d’éducateurs agronomes

Vous sentez le ridicule de cette manie d’agronome cultivateur de pois chiches mais vous acceptez, ou vous tolérez, qu’une école dépassée par la vie cultive exclusivement les produits morts — orthographe, rédaction et problèmes — ces betteraves, Ces navets et ces pois chiches que mesurent les programmes et que pèsent les examens.