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Contre la sclérose de nos techniques

Juillet 1956

Nous ne sommes pas, on le sait, des fanatiques du tout, ou rien. Nous ne pensons pas qu'on doive, soit pratiquer intégralement nos techniques soit continuer les méthodes traditionnelles.
Seuls, des théoriciens pourraient avoir une position aussi absolue ; dans la pratique de nos classes, nous sommes tous, même à l'Ecole Freinet, loin de l'idéal entrevu. La vie a ses exigences ; il nous faut bien souvent parer à ces exigences et trouver pour des situations exceptionnelles, des solutions hors séries que nous tâcherons d’adapter au mieux de nos besoins et de nos difficultés.

Si, par suite de la surcharge des classes, nous ne pouvons imprimer tous les jours, nous n'aurons notre texte libre qu’une ou deux fois par semaine. Si, par manque de matériel adéquat, il nous est techniquement impossible d’aborder les réalisations historiques qui rendraient concrètes et intelligibles les questions étudiées, nous aurons peut-être encore recours aux manuels et à leurs résumés. Nous procédons en cela exactement comme la ménagère qui. à défaut de machine à laver, fait sa lessive à la main, et qui, faute aussi de butagaz ou de cuisinière électrique, allume encore son feu et son charbon. Elle ne peut pas se payer le luxe de dire : ou la machine à laver ou le linge sale ; — le butagaz ou pas de cuisine. Nous ne pouvons pas davantage décider : ou les Techniques Freinet ou aucune nourriture pédagogique.

Il y a deux dangers extrêmes en l’occurrence : la cuisinière qui, par crainte de la nouveauté et par peur du changement, est contre la machine à laver et le butagaz et qui s’acharne à justifier théoriquement son entêtement ; — et la personne qui attend que la mécanique soit parfaite et la méthode définitivement au point pour s'engager dans le mouvement.

Il y a un troisième danger, celui qui dit : « La machine à laver est encore trop chère et trop délicate à manœuvrer pour nos ménagères. Nous allons leur trouver une solution à leur mesure, entre les deux extrêmes. Nous mettrons au point une méthode à nous, moins réactionnaire que les méthodes traditionnelles, moins excessive que les solutions d’avant-garde et qui n'en sera pas moins un progrès.

Nous courons actuellement ce risque avec les éducateurs qui tentent de s’approprier le texte libre comme moyen terme, et les fichiers auto-correctifs comme outils majeurs.

Nous admettons très bien qu’un camarade, étant donné les conditions défectueuses de son travail, s'en tienne à un texte libre par semaine et qu’il ait recours encore à l’aide des manuels. Mais il a conscience que ce ne sont là que des pis-aller regrettables et il lutte avec nous pour conquérir la possibilité prochaine de reprendre sa place active dans le mouvement.

Nous ne serions plus d’accord avec lui s'il estimait que sa solution de demi-mesure peut, s’inscrire parmi les conquêtes définitives de la pédagogie. Il s’égarerait et nous égarerait. Il serait de notre devoir de réagir contre ses erreurs et de montrer avec obstination le chemin de la libération, même si nous n’y avancions qu’à un rythme bien lent, avec parfois même des pauses et des reculs regrettables.

Cette entreprise de sclérose de nos techniques n’est que diffuse et accidentelle en France parce que nous y tenons la tête du peloton. Elle s'affirmerait plus nettement en Italie si nous n’avions dans ce pays un mouvement de Coopération Educative qui réagit avec une sûreté et un dynamisme exemplaires.

Le danger est par contre plus proche et plus direct dans la pédagogie belge depuis qu’y a été rompue l'unité de nos techniques.

A diverses reprises, nous avons cru bon de mettre nos meilleurs amis en garde contre les déviations graves de l'Education Populaire qui se plaçait sur des positions théoriques et pratiques que nous ne saurions approuver. La menace se précise avec le n° de juin de la revue qui contient, heureusement, en contrepartie de l’article de Kayart, des réalisations du Groupe Bruxellois de travail que nous approuvons à 100 %.

Kayart a donc publié dans ce n° de juin de l'Education Populaire, une longue étude sur Encore La Méthode globale de lecture (quelques conseils pratiques à un débutant) qui est une mise en garde contre l'emploi de nos techniques.

« J'ai connu, dit l’auteur, deux instituteurs qui ont tenté l'expérience [de la méthode naturelle]. Deux excellents maîtres. Les résultats ont été décevants. »

Nous connaissons, nous, des centaines d'instituteurs et d’institutrices qui pratiquent notre méthode naturelle depuis de longues années et qui en sont à tel point satisfaits qu’ils ne voudraient plus faire leur classe selon d'autres méthodes.

Nous craignons, hélas ! que cette différence d’appréciation vienne seulement du tait que les deux instituteurs de M. Kayart n'employaient qu’un ersatz de notre méthode et leur insuccès ne saurait nous étonner. La suite de l’article va, nous en apporter la démonstration.

« On a dit et répété, écrit M. Kayart, des slogans du genre de celui-ci : L'enfant apprendra à lire comme il a appris à parler...

Apprendre à lire et à écrire est autrement difficile que d’apprendre à parler, et la méthode de l'une ne sera pas la méthode de l'autre. Il faut avoir le courage de le reconnaître et de ne pas tromper de jeunes collègues. »

Et l'auteur conclut :

« L'apprentissage de la lecture revêt deux aspects intimement liés dans la réalité.

Il y a le signifié et le signifiant ; il y a le fond et la forme ; il y a la pensée et son expression graphique par l'écriture.

Que le premier soit très important ; que le texte réponde à plusieurs conditions et soit notamment l'expression d'un véritable morceau de vie d'enfant, avec tout ce que cela comporte de résonance affective, nous l'accordons bien volontiers.

Mais est-ce une raison suffisante pour négliger et dédaigner, comme on l'a trop fait, l'aspect purement mécanique de la lecture, et croire que les enfants apprendront à lire, comme ça, tout seuls, au petit bonheur.

C'est là une erreur qui a discrédité la méthode aux yeux des profanes, des parents et du grand public.

Il était temps de réagir et de montrer aux jeunes que la méthode globale bien appliquée est à la fois a méthode la plus naturelle et la plus efficiente. »

M. Kayart apporte son opinion d'inspecteur. Elle est heureusement contredite, dans le même n°, pour la pratique aussi bien que dans les fondements, par l'expérience unanime des éducateurs qui confrontent leurs entreprises au sein du Groupe Bruxellois de travail :
« Avec la méthode naturelle, les enfants apprennent à lire selon leur propre rythme, sans forçage, sans standardisation, faisant tous leurs propres découvertes, et en faisant bénéficier les autres enfants de leur groupe...

...Plutôt que de s'arrêter à des exercices fastidieux de décomposition systématique de phrases en mots et de reconstitution de phrases nouvelles plus ou moins semblables, il est préférable de mettre l'enfant constamment en face de textes libres où vont tout de même se retrouver une série de ces mots...

...Cinq collègues présentent successivement leur façon pratique de travailler mais presque tous les présents participent à la discussion. Les points de vue ont beaucoup de nuances différentes. Cependant, nous nous mettons tous d'accord sur ce point fondamental : c’est en écrivant que l'on apprend à écrire ; c'est au travers de ses textes libres, de ses lettres aux correspondants que l'enfant s'initie en tout premier lieu à la maîtrise orthographique... Laissez vos enfants écrire, beaucoup écrire, donnez- leur des motifs d'écrire, et vous les verrez faire des progrès à pas de géants , les dictées, les dépistages collectifs de fautes, les carnets orthographiques sont, des exercices adjuvants, qui peuvent avoir leur mérite à la condition de ne pas oublier que la pensée enfantine doit toujours être scrupuleusement respectée. »

Qu’ajouterions-nous sinon que M. Kayart ne parle point la même langue que ses collègues bruxellois. Ce qu’il prend pour uns méthode, naturelle est à peine un ersatz de méthode Decroly avec un centre d’intérêt hebdomadaire, axé au départ sur un texte libre.

Non, l’enfant n'apprend pas à lire comme ça, tout seul, au petit bonheur. Il y a deux voies : celles de nos camarades bruxellois : textes libres et encore textes libres, écriture et expression avant la lecture, correspondances, — sans exercices ni devoirs systématiques — ou bien sous-estimation permanente de la vertu formative de la nouvelle vie scolaire sur la base de nos techniques, et nécessité alors de faire appel à l'interminable théorie d’exercices en tous genres qui sont la plaie de la scolastique. M. Kayart en détaille l’anatomie et la physiologie sur plusieurs pages : il y a les voyelles, les diphtongues, les nasales, les consonnes simples et redoublées et les consonnes consécutives…

« Il y a différentes sortes de syllabes... Il arrivera un moment au cours du 3e trimestre où les deux derniers types de syllabes seront étudiées d’une manière systématique pour en découvrir le mécanisme... »

...Et voilà pourquoi votre pédagogie est muette.

***

Au cours de l’Assemblée générale de l'Education Populaire nos camarades se sont félicités que la revue l'Education Populaire soit bien ainsi un moyen de confronter divers travaux.

Mais que penseriez-vous d’une revue médicale dans laquelle cent praticiens viendraient décrire les techniques dont ils ont unanimement à se féliciter et qui n’en publierait pas moins en leader une longue mise en garde d’un spécialiste contre ces mêmes pratiques ? Et ne croyez-vous pas que les jeunes qui vous liront risquent fort de se trouver dans un cruel embarras. Vous leur dites avec foi : Allez vers la vie ! Et, dans l'article de tête, l’inspecteur leur crie : « On vous trompe, ce qui compte, ce sont nos exercices. »

« Toutes les tendances sont respectables », a-t-on dit à 1a même A. G.

Il ne s'agit pas ici de tendances, mais de principes fondamentaux. Nous avons à choisir, les jeunes ont à choisir entre la scolastique et la vie. Il ne faut pas leur laisser croire que les solutions se valent l’une et l’autre et que ce n’est, en somme, qu'affaire de tempérament. Notre pratique, étendue aujourd'hui à des dizaines de milliers d’écoles, nous montre avec évidence la primauté de certaines solutions que nous devons recommander, la nocivité d'autres pratiques que nous devons condamner, même si nous y sommes parfois accidentellement contraints. Le progrès pédagogique est à ce prix.

La scolastique a déjà sclérosé la méthode Decroly. Nous lutterons, avec tous les amis belges qui se rendent compte, par la pratique, des vertus majeures de notre pédagogie coopérative pour que cette même scolastique ne dépouille point nos techniques de l'enthousiasmante promesse de vie sans laquelle il ne saurait y avoir d’Ecole moderne efficiente et humaine.

Nous allons, au cours de la prochaine année scolaire, entreprendre un gros effort pour la généralisation de nos techniques. Dans de nombreuses classes, les essais recommandés ne seront qu'un fragile rayon de soleil dans la brume de la scolastique. Mais nous veillerons à ce qu’ils soient un rayon de soleil, une ouverture même timide sur une pédagogie dont nous ne cesserons de montrer la primauté et le succès.

Il n‘y a pas péril à s'engager provisoirement dans des chemins détournés où même des impasses, à condition que nous sachions qu’ils ne nous mèneront pas à la clairière attendue. Ce qui est grave, c’est de prendre des impasses pour des voies royales, car on est condamné alors à tourner en rond dans la forêt, ce qui vaut à quiconque y est condamné la plus triste des désespérances.