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DITS DE MATHIEU - Un dit de Mathieu

Octobre 1954

Mathieu osera-t-il parler encore du vieux berger attardé à philosopher, au long des jours, dans les montagnes paisibles, ou du laboureur qui s'arrête au bout du sillon pour laisser souffler son attelage ?

On me dit que je choisis fort mal mes modèles, que le laboureur n'a plus le loisir de siffler parce que pétarade le moteur de la charrue mécanique, et que le bon sens ni la philosophie n'habitent plus le paysan âpre au gain et réticent devant les exigences du progrès.

L'insistance avec laquelle je puise mes exemples dans la vie simple de la ferme ou du village semble à certains, m'écrit-on, comme une fuite devant le réel des grands événements contemporains.

Cette ampleur effrayante de nos sociétés mécaniciennes auxquelles se trouve mêlée sans cesse notre vie de luttes et de revendications, nous ne la sous-estimons pas plus que ne la néglige l'homme de sciences qui, dans son laboratoire, sonde les éléments dans leur origine, apparemment détachés de tous soucis sociaux.

Et notre laboratoire, c'est l'enfant.

Je suis paysan et berger. Quand je me scrute en profondeur et que je gratte la croûte dont la civilisation s'est évertuée à me recouvrir, c'est toujours l'eau qui coule dans la « tîne » du vieux moulin, la rivière qui s'allonge lentement parmi les osiers, l'odeur des bœufs qu'on conduit au travail et le bêlement nostalgique et sonore des brebis dans la montagne que je retrouve et qui toujours m'émeuvent parce qu'ils sont la trame initiale d'une vie qui n'a plus jamais retrouvé la pure simplicité du village de mon enfance.

Et mon seul talent de pédagogue est peut-être d'avoir gardé une si totale empreinte de mes jeunes années que je sens, et que je comprends, en enfant, les enfants que j'éduque. Les problèmes qu'ils se posent et qui sont une si grave énigme pour les adultes, je me les pose encore moi-même avec les clairs souvenirs de mes huit ans, et c'est en adulte-enfant que je détecte, à travers les systèmes et les méthodes dont j'ai tant souffert, les erreurs d'une science qui a oublié et méconnu ses origines.

Car les vrais problèmes de l'enfance, ils sont et ils restent là : l'herbe qui s'agite, l'insecte qui crisse, le serpent dont le sifflement vous glace le sang, le tonnerre qui vous effraie, la cloche qui sonne les heures mortes de la scolastique, les cartes muettes et les tableaux fantastiques. Et c'est la vie qui, à travers les exigences du milieu, déferle toujours, intrépide et inextinguible, cette vie qu'il suffit de retrouver et d'aider pour qu'éclate, malgré les drames de nos destins enchaînés, la bouleversante histoire de l'intrépide enfance.