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Quelle est la part du maître? Quelle est la part de l'enfant?

Octobre 1954

Le pacifique troupeau surgi du vieux mur décrépi à l'appel d'une petite malade, est peut-être un surprenant événement. Il faut avoir toutes les ressources de l'enfance pour bondir au-delà de si pauvres données d'un milieu prolétarien, parfois invivable d'insalubrité matérielle et morale, pour faire de toutes les petites miettes de misère une persévérante joie.

« Une joie trompeuse, dira-t-on, et qui est condamnable, car elle escamote le réel sordide qui doit être changé. C'est sur la réalité du mur décrépi qu'il faudrait d'abord s'arrêter et non sur le fabuleux bestiaire que, seule, l'imagination pathologique d'une petite allongée évoque pour tromper le temps. »

On imagine mal des parents à ce point fanatiques de contenu social, qu'ils arrêteraient les jeux splendides de leurs enfants sous le prétexte qu’ils sont trop beaux, trop somptueux eu égard de la condition prolétarienne.

— Que, d'abord, tu sois heureuse ! dit la maman. Et même au creux de notre dénuement et jusque dans les affres de la maladie, que tu demeures, et pour toute la vie, un être de désir !

Car c'est ainsi qu'est la nature, pleine d'élans et de jaillissements, toujours en devenirs, toujours en renouvellements, toujours à couver une graine ou un œuf pour en faire jaillir l'être nouveau qui perpétuera l'espèce en signifiant la vie. Penser à ce prodigieux bouillonnement des intimités secrètes du monde, c'est imaginer, c'est supposer, c'est proposer des solutions, en un mot c'est rêver et appeler à soi la féerie. Elle est une nécessité pour les yeux et pour la pensée et le spectacle grandiose du firmament, les visages de la terre, la courbe du ciel, les effusions de la jeunesse, les illusions de l'âge mûr sont les simples aspects de cette tension de rêve qui nous fait dépasser nos propres-limites et nous projette vers l'inconnu pour nous agrandir et nous comprendre mieux.

Nous ne voulons pas faire ici le panégyrique du rêve, mais simplement demander au départ de nos travaux inscrits sous cette rubrique, que l'on laisse à l'imagination ce droit d'existence sans lequel la création serait impensable, le travail de l'homme sans avenir et nos existences bien pauvres dans l'étreinte matérielle de nos gagne-pain, Quant à l'enfant, il est l'être de ses rêves : C'est d'eux qu'il tient cette extraordinaire puissance de vivre qui dépasse, dans une intrépidité de chaque instant, le besoin de boire ou de manger, pour aller toujours au-delà de la simple réalité.

Notre petite Anne - Marie immobilisée sur son pauvre lit, prisonnière du plâtre qui la limite et de la pauvreté morale du milieu familial, s'en va toute seule vers ses expériences de rêve. Et la vie devient plus légère et facile à porter, tissée d'allégresse et de subtile ironie ; on la crée du dedans comme un Dieu, au lieu de la subir du dehors, comme un condamné. Alors surgit la grande aventure, celle du mur transformé en merveilleux pâturage, celle de la pensée magique toujours en partance vers d'autres mondes, toujours épanouie et en métamorphose. Et la constatation s'impose que nous faisons, en somme, peu de chose de tous les rêves de nos enfants. Dans le cercle si rétréci de la famille, « on a, comme l'on dit, d'autres chiens à fouetter » et à l'école, vraiment, c'est le cas de le dire, « on n'est pas ici pour s'amuser ». Heureux les petits de la maternelle chez qui ce don de rêve n'est jamais récusé !

— M'dam' j'ai rêvé que j'avais des ailes et que j'allais au paradis... (Fanny).

— M'dam' quand je suis grand j'ira voir dans la lune ça qu'y a... (Justin).

— Alain dit qu'il connaît un loup qui lui fait rien du tout et même il lui dit bonjour...

— Quand mes parents étaient morts, j'avais un grand frère qui me gardait. Quand mes parents sont revenus en vie, mon grand frère il est parti... pour toujours... (Pilar).

— Tu la connais pas ma girafe bleue, eh ! bien, mon vieux, si tu la verrais tu aurais peur pas qu'elle peut te porter bien loin rien que d'une patte... (Alain).

— Moi, quand j'irai dans la forêt d'Afrique, quand je rencontre un petit singe, je le prends par la main et je le mène avec moi, dans la vie... (Kiki).

— Moi, je sais une jolie chose que je dis pas : Elle monte de la terre jusqu'au ciel... (Kathi).

Avouez-le, une secrète joie vous a accompagnés à la lecture de ces bribes de rêve d'enfants, comme si vous retrouviez ce don d'innocence et d'ingénuité qui est le signe de tous les bonheurs vrais. Et tous, vous qui vous méfiez du rêve et qui vous tenez sur vos gardes chaque fois qu'il vous offre ses tentations, vous avez cependant plaisir à écouter les fabulations prestigieuses de vos enfants venues en compensation des duretés obligatoires de votre existence quotidienne.

Mais l'enfant poète et rêveur se met bien vite à l'image du monde des adultes. Adieu les heures claires de la maternelle ! adieu l'ineffable présence de la maîtresse ! adieu le temps perdu! « Chez les grands » ce n'est plus dans cette ferveur illimitée d'improvisation que l'on va- évoluer, mais dans la rigueur d'une scolarité qui doit « rendre ». On apprend à mieux lire, à mieux compter, on fait des devoirs, des fiches, on imprime et, ma foi, on est heureux tout de même à la grande classe, surtout si elle est « moderne » avec de la liberté qui circule autour des tables, entre par la fenêtre ouverte et fait du maître un grand, un bon camarade.

Ce n'est certes pas que ce besoin de féerie soit désormais à tout jamais éteint chez l'enfant devenu candidat d'examen. On le redécouvre dans les contes et dans les poèmes que nous savons cueillir dans nos écoles modernes et aussi, çà et là, dans toutes ces questions étonnantes de profondeur et de perspective qui s'inscrivent sur notre agenda à questions :

— Comment la vie est-elle venue sur la terre ?

— Comment le premier homme a-t-il été créé ?

— La vie, qu'est-ce que c'est ? est-ce qu'elle est dans les plantes ?

— Est-ce que l'on peut créer tous les arbres que l'on imagine ?

— La Voie lactée, qu'est-ce que c'est ?

— Ça se pourrait d'être toujours content ? Quand on est triste, d'où ça vient ?

— Quand on aura créé les machines qui font tout, qu'est-ce qu'ils feront les hommes ?

— Les riches croient que l'aumône c'est bien. Les pauvres pensent que c'est mal parce que ce n'est pas juste ; il y a donc deux morales ?