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DITS DE MATHIEU - Les aventures du Kon-Tiki

Novembre 1954

Le temps marche ; la vie vous apporte ses enseignements, et vous restez là, immobiles et figés comme si votre sort était hors des destins que vous prétendez préparer.

Vous ressemblez aujourd'hui au paysan qui s'appliquerait à remonter les murs de ses olivaies abandonnées sous le prétexte qu'autrefois la rectitude des pierres était signe d'opulence. Ou à celui qui continuerait à charger le matin son âne pour se rendre à ta ferme lointaine qui, depuis longtemps, a cessé de produire. Comme ces âmes en peine qui rôdent, désemparées, autour des domaines familiers, chargées de la nostalgie d'un passé qui ne reviendra plus.

Vous continuez vos leçons, vous enseignez vos mécaniques, contemporaines de l'araire et du chariot, et c'est du scooter, du poste de radio, du télégraphe et du téléphone qu’aura à se servir votre entant parce qu'il sait bien, par expérience, où l'appelle la vie.

Vos élèves étudient la table de multiplication dans un monde qui sera demain celui de la machine à calculer. Ils s'énervent à calligraphier et demain la machine à écrire donnera au plus maladroit une réussite exemplaire.

Vous leur dites sagement : « Apprenez vos leçons et faites vos devoirs ; vous deviendrez des hommes. »

Mais eux, ils ont l'exemple obsédant du boxeur qui gagne 5 millions dans une soirée triomphale, de la vedette qui est engagée à 15 millions la semaine et du chanteur en vogue dont les cachets montent à 500.000 fr. Et ce n'est pas l’école qui les a formés, pas plus qu'elle n'a préparé la réussite du commerçant qui n'a point appris ses leçons — et il s'en vante — mais qui a réussi par d'autres vertus que l’Ecole n'avait su ni détecter ni cultiver. Il est maladroit, peut-titre, à écrire et rédiger, mais il peut payer un secrétaire ; il ne cornait point les secrets de la comptabilité, mais il a à son service machines et comptables.

Alors !...

Ne vous conteniez pas d'excuser l’école en argumentant que ces faits, réels, ne sont qu'un aspect d'un déséquilibre social qui n'est pas particulier à notre époque. Il n'en reste pas moins que vous n'avez pas su reconnaître ni exploiter les aptitudes et les talents de l'homme d'affaire, du boxeur, du cycliste et au chanteur. Vous avez même risqué de les « dévoyer », ce qui est grave. Et cela, sans doute, parce que trop fidèlement soucieux, de la tradition vous vous attardez, vous aussi, à redresser des murs devenus inutiles, que vous vous obstinez à suivre des chemins qui ne mènent nulle part e. que vous ne savez pas exalter les forces nouvelles qui, par-delà les machines et les mécaniques, donnent une mesure suprême de l'homme.

Ce sera peut-être une des conquêtes réconfortantes de notre époque d'avoir su revaloriser les éléments sensibles et les dons qu'une fausse science voulait nous faire croire dépassés : le sens profond du travail, la spontanéité et l'art; la ténacité et le courage, l'audace, parfois téméraire, refleurissent et s'imposent.

Les aventuriers du Kon-Tiki qui, à l'ère des lourds bateaux mécaniques, ont, de leurs mains d'ouvriers, gréé leur caravelle, et qui se sont lancés, seuls, sur le Pacifique mystérieux, pour refaire une expérience, vérifier une hypothèse et prouver au monde que l'homme n'a point dégénéré, sont comme un symbole de ce revirement.

L'Ecole a, elle aussi, ses aventuriers du Kon-Tiki.