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DITS DE MATHIEU - L'Oeil magique

Février 1955

« Il faudrait avoir l'œil partout, et tout surveiller à la fois », se plaignent les apprentis-bergers qui, occupés à défendre un champ de blé, ne voient pas le troupeau s'écouler par une brèche, comme l'eau qui fuit, et envahir les luzernes.

Le talent du « maître-berger » est bien, en effet, de rester attentif aux détails sans négliger l'ensemble, de lancer son Chien contre les brebis aventureuses qui s'apprêtent à franchir les barrières et de demeurer sensible, dans le même temps, aux sonnailles lointaines des bêtes écartées ou aux bêlements désespérés d'un agneau perdu.

« L'apprenti-chauffeur » garde de même les yeux fixés sur la route, comme s'il en était accaparé. Ce n'est que plus tard, quand il aura la maîtrise de son volant, qu'il pourra tout à la fois conduire son véhicule sans accroc, détecter les pannes possibles, regarder à droite et à gauche, et derrière par le rétroviseur... et discuter par-dessus le marché !

Cette aptitude si précieuse à avoir l'œil partout et à faire plusieurs choses à la fois est fonction, certes, de cette forme éminente d'intelligence qui inscrit dans l'automatisme les exigences complexes de la vie. L'enfant, qui est encore dominé par les impératifs de l'équilibre n'a pour l'instant qu'un souci : parvenir à la chaise qui, au bout du couloir, lui tend les bras ; le berger, qui craint pour le blé, en oublie sa luzerne, et l'écolier qui n'est pas encore maître de la mécanique des opérations voit mal l'ensemble des problèmes.

Nombre d'adultes sont malheureusement restés des enfants tâtonnants, des bergers débutants et des calculateurs inexpérimentés. L'Ecole et l'usine les ont formés au rythme de machines qui ne faisaient naguère qu'une chose à la fois, qui ne regardaient point par le rétroviseur et qu'il fallait servir ponctuellement en faisant les gestes limités et uniformes qu'exigeait leur fonctionnement. Les devoirs et les livres, les résumés de manuels et les exercices étaient le prolongement scolaire d'une spécialisation mécanique qui préparait le travail à la Chaîne et la pensée servile.

La science produit aujourd'hui des machines dont « l'œil magique » voit tout à la fois et prend en temps voulu les décisions complexes qui s'imposent. Nous cultiverons nous aussi « l'œil magique » qui, par-delà les déclins et les engrenages, prépare la profonde formation polytechnique susceptible de sauvegarder la dignité et le destin de l'homme.