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Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Saint-Paul année 1931-1932

SAINT-PAUL (1931-1932)
 
Maintenant que nous connaissons le sens profond de la « pédagogie populaire » que Freinet a éveillée, puis condui­te sur le grand chantier de la vie, maintenant que nous en connaissons l'esprit, le complexe et les soucis pratiques, arrêtons-nous un instant pour voir la ruche au travail et comprendre le vaste élan collectif qui l'anime.
En ce début d'octobre 1931, voici comment Freinet l'optimiste ouvre devant ses adhérents les perspectives radieuses qui s'offrent à la bonne volonté de tous :
 
Nous n'avons pas l'habitude de nous attarder ici sur les manifestations passées, tellement est pressante notre tâche de création et urgent l'appel de la vie qui pousse toujours en avant notre orga­nisme fort maintenant d'un demi-millier de jeunes et conscientes énergies.
Il faut cependant que nous disions l'enthousiaste constatation de tous nos adhérents venus à notre Congrès de Limoges : « lors­que — nous écrivait encore notre ami Roger (Nord) — on est dans son département, isolé, raillé souvent, jalousé parfois, et qu'on tombe ainsi au milieu d'un groupe réconfortant de camarades ayant les mêmes aspirations, les mêmes soucis, parlant le même langage, on croirait que c'est irréel tellement c'est beau et bon ! »
On ne peut faire du bon travail sans bons outils. Le bon outil ne rend que par une bonne technique. Et la tech­nique doit être la solution des problèmes que pose la vie.
C'est sous ces trois aspects des exigences d'une péda­gogie rationnelle que se concrétise toute l'activité C.E.L.
Et tout d'abord les outils : La plus pratique de tous : « l'imprimerie » reste l'objet de soins vigilants.
Mais venons-en aux outils majeurs qui étayent la péda­gogie sans manuels scolaires : le Fichier, la Bibliothèque de Travail.
Le « Fichier scolaire coopératif » que nous avons vu naître sous une forme pour ainsi dire littéraire, visant surtout à compléter et à enrichir le « texte libre », puis s'engageant peu après dans la documentation générale, a pris au cours de ces derniers mois un aspect nouveau : le « Fichier de calcul ». Dans sa classe, Freinet avait dû trou­ver un moyen rapide pour entraîner individuellement les élèves retardés en calcul, et à cet effet il avait constitué des fiches de calcul autocorrectives. Dans la revue, il avait longuement exposé comment il procédait dans son école aux divers cours et terminait ainsi ce compte rendu plein de détails pratiques :
 
Ce travail autocorrecteur peut être continué d'ailleurs à d'autres heures de la journée. Il reste excessivement souple puisque les en­fants sont libres d'aller à l'allure qui leur convient. Il suffit que la gradation établie leur permette de vaincre sans trop de peine les difficultés. Le maître, les élèves les plus avancés, peuvent d'ailleurs, si nécessaire, donner de temps en temps les explications utiles...
Le « Fichier de Calcul » avait été pour ainsi dire consacré par le Congrès de Limoges qui en avait décidé l'édition. Mais, à ce Congrès, de profondes discussions avaient eu heu. Serrant de près la question, pour en voir les aspects divers, les camarades avaient pris pour la plu­part connaissance des livrets de Washburne sur l'enseigne­ment du calcul. Alziary, Cazanave, Murat, Delaunay, Frei­net, faisaient aux livrets de Washburne de sérieux repro­ches, formulés dans un long article dont nous donnons un passage essentiel :
 
...Pas de bourrage. C'est par le travail fonctionnellement voulu, découlant d'intérêts vitaux, que l'enfant doit se rendre maître des techniques diverses ; ce n'est pas l'acquisition de ces techniques qui doit précéder et autoriser le travail vivant...
...L'esprit américain s'affirme dans toute sa crédulité : aller vite, économiser du temps, tayloriser, dût l'esprit en être pénible­ment affecté, dans l'espoir que l'individu, en possession le plus tôt possible d'instruments de travail, puisse ensuite s'élever librement.
Nous désapprouvons totalement ce divorce entre la vie et les techniques de travail, persuadés que nous sommes que l'activité fonctionnelle nous conduira à de meilleurs résultats, moins rapidement peut-être, maïs plus sûrement.
La technique de Winnetka, est, à notre avis, une des dernières et des plus parfaites réalisations de la pédagogie capitaliste qui vise à augmenter le rendement, à accumuler les connaissances sans se soucier d'une façon précise de l'utilisation humaine qui en sera faite...
...Les livrets de Winnetka sont secs, rigides et impitoyables comme un travail à la chaîne. Les chiffres, les nombres, les opéra­tions, se succèdent sans aucune ligne qui repose l'œil. Il n'y manque pas même les tableaux de contrôle.
D'application pratique de ces calculs il n'en est pas trace. Vers la fin des livrets, cependant, quand tout le mécanisme des opérations est acquis, surgissent quelques problèmes, eux-mêmes traditionnels et secs malgré leur souci apparent de s'adapter à la vie...
...Comme nous ne travaillons pas dans l'idéal, que la théorie chez nous trouve toujours le tempérament de la dure pratique, nous devons reconnaître qu'il est bien difficile, dans la majorité de nos classes, de réaliser ainsi, en totalité, un enseignement rationnel du calcul, répondant aux nécessités des programmes.
Nous nous heurtons notamment à deux obstacles principaux :
1°) L'enseignement du calcul dans nos écoles n'est nullement adapté aux nécessités courantes de la vie : c'est un enseignement de marchands, de spéculateurs, de petits bourgeois, d'apprentis fonctionnaires, et cela ne saurait nous surprendre dans une société de marchands et de spéculateurs.
Les problèmes de gain, de perte, de vente, d'achat, d'intérêt, d'économie, etc... y tiennent une place prépondérante, alors que nos élèves — sauf quelques rares fils de marchands, — ne voient jamais se poser à eux semblables problèmes, tandis que les questions vitales d'achat de marchandise aux meilleures conditions, de groupage, de bénéfice, d'exploitation et de misère, ne peuvent seulement être amorcés impunément.
Il en résulte que, dès le C.E., notre enseignement du calcul est forcément, si nous voulons suivre les programmes, en dehors des intérêts immédiats des fils de travailleurs et qu'il nous est alors difficile de traiter ces questions selon les principes d'une saine pédagogie.
2°) L'absence de matériel, d'espace, et de temps.
L'apprentissage rationnel du calcul — comme les autres apprentissages d'ailleurs, — ne peut s'accommoder de la misère matérielle d'un grand nombre d'écoles populaires.
Comment réaliser la synthèse de ces nécessités ? Comment ai­guiller les éducateurs sur la voie nouvelle sans les engager dans un bourrage stérile et mort ? Comment allier notre théorie pédagogique aux nécessités scolaires ?
Nous garderons à la base de tout notre travail mathématique l'activité vivante, découlant de la vie et de la classe. Nous nous ap­pliquerons justement à montrer, dans la nouvelle rubrique que nous inaugurons aujourd'hui : Pédagogie Coopérative, par quelles techni­ques de travail nous pourrons opérer cette liaison.
Nous le répétons : dans des conditions normales, ces activités seraient suffisantes à l'acquisition d'une culture, mathématique élé­mentaire. Mais, pour initier nos élèves à des formes anormales de calcul, dans un milieu souvent anormal lui-même, nous croyons utile d'avoir recours à une technique adjacente : les fiches.
Que seront ces fiches ? Quelle sera la technique de leur préparation, de leur utilisation ?...
Nous sommes à l'origine d'un gros problème (qui se discutera en fait pendant toutes les années à venir). Nous citerons trois opinions de camarades, qui prouveront aux adhérents actuels qui ont des hésitations à « entrer dans le bain » combien est profond le travail qui se fait à l'inté­rieur de la C.E.L. et avec quelle probité intellectuelle et morale se forgent les outils.
C'est Maysonnave (Gironde) qui pose le problème de sa propre classe. Après avoir exposé comment il pratique le calcul vivant, motivé par la vie, il arrive aux difficultés de synthèse :
 
Les notions de base acquises, il faudrait des fiches pour prépa­rer à la résolution des problèmes. Il paraît admis que les élèves devraient d'abord être entraînés à de très nombreux problèmes à une opération, et j'ai pensé prendre les meilleurs manuels de calcul, en lire tous les problèmes, afin d'y découvrir le plus possible de cas d'emploi de chacune des quatre opérations. Puis, compliquer pro­gressivement les énoncés jusqu'à ceux du niveau du C.E.P. puisque, malgré tout et malgré tous, malgré les programmes et la pédagogie, c'est le C.E.P. qui règle le niveau des « études ». Mais si on arrivait sans mal, sans entorse aux principes pédagogiques les plus moder­nes, ce serait un beau résultat ! Et, après tout, si le C.E.P. est un épouvantail, n'est-ce pas un peu parce qu'on y prépare trop ? Et ne pourrait-on pas y arriver sans forçage, sans surmenage, « les doigts dans le nez » comme disent les sportifs. Les fiches réaliseront peut-être ce miracle.
Mais comment classer les problèmes ? Comment en connaître la difficulté progressive ?
Les pédagogues qui ont bien étudié la question pourront peut- être répondre, et peut-être le travail de Washbume nous apporte la solution cherchée ? Je vois deux sources de difficultés des problè­mes :
une question de faits (compréhension des faits de l'énoncé, relation des faits connus et du fait inconnu) ;
une question de raisonnement, de mécanisme psychologique (comment conduire les calculs).
Si les faits sont bien connus, par une écriture intelligente (l'armoire aux problèmes de J. Gal, les équations de Gras et Péju), on arrive assez facilement à l'enchaînement des opérations. Voici donc une méthode. A : la difficulté est dans la compréhension des faits ; l'enchaînement d'un fait et de plusieurs autres montre à celui qui cherche un problème l'enchaînement des nombres qui les traduisent ; donc la préparation d'un problème est une leçon de choses ; et nous voici amenés à considérer des séries de problèmes tels que : « contenance d'un vase rempli d'eau, « production du lait, de la crème et du beurre », « problèmes sur les avaries des mar­chandises », etc...
Il est une autre méthode : B : conduire de pair la difficulté psychologique et la difficulté de fait ; après avoir fait un problème très facile, y ajouter un fait nouveau (donc aussi un nombre nouveau) et chercher au deuxième la même question qu'au premier.
Exemple de deux problèmes successifs dans ce cas : 1° Un marchand achète à l'usine pour 374 francs de chaises. Avant de partir, il en demande une de plus. Il paie alors 408 francs au lieu de 374. Quel est le prix de la chaise ?
2° Même problème avec deux chaises de plus et 390 francs au lieu de 374.
Oui, mais là nous devinons le calcul fait par le marchand, il aurait été mieux sans doute de faire effectuer d'abord le calcul du fabricant (prix d'une chaise. X nombre de chaises) et ensuite seule­ment le calcul du prix de l'unité ; et nous voici presque revenus à la méthode A.
En somme voici, jusqu'à ce que je sois mieux documenté, ce que je considère comme la meilleure méthode :
Etude des cas d'emploi de chaque opération arithmétique, et, en même temps, étude concrète de la pratique de l'opération (dispo­sition des nombres, vocabulaire même).
Compliquer progressivement les faits et les nombres, en fai­sant pour chaque problème direct tous les problèmes inverses ou réciproques (problème simple : Achat -f- bénéfice = vente ; 2 pro­blèmes dérivés : V — A = B et V — B = A).
Dans un problème complexe, reconnaître les problèmes sim­ples déjà étudiés qui le composent.
Devant tant de difficultés à résoudre, je suis bien conscient de la faiblesse de mon effort individuel ; je pense que d'autres ont le même idéal ; je serais heureux de pouvoir apporter ma part de travail à l'œuvre commune ; je reconnais la difficulté qu'il y aura à organiser méthodiquement la coopération ; aussi j'accepte d'avance la tâche qui me sera confiée, même la plus modeste, même si je ne dois manier que la colle et les ciseaux.
R. Lallemand voit plus nettement le problème :
 
Au risque de passer pour un radoteur, je rappellerai que la qualité essentielle du fichier est la souplesse... Mais là où le fichier se présente sous son vrai jour, et avec sa souplesse la plus remar­quable, c'est lorsqu'il doit présenter en quelques secondes des problèmes répondant à un intérêt vécu, lorsqu'il est destiné à nourrir la vie scolaire telle qu'elle se déroule, sans aucun ordre prévu...
Avec plaisir les enfants vont faire les problèmes que leur pose la vie, puis les problèmes « supposés » mais sem­blables à ceux que pose la vie :
 
Peut-être même les demanderont-ils s'ils sont déjà habitués à notre fichier. Mais encore faut-il que les problèmes en soient classés d'après les notions qu'ils nécessitent. Nous pouvons alors passer du problème vécu aux notions qu'il suppose, ce qui est la vraie marche naturelle. On étudie parce qu'on en sent le besoin. Puis des notions, nous passons aux problèmes possibles, essayant, avec joie nos nou­velles acquisitions, nos « pouvoirs nouveaux ».
Il est un moyen très simple de retrouver très vite les problèmes combinant les notions que nous désirons approfondir, Nous établis­sons une fois pour toutes un classement par notions simples... En face de chaque notion, nous avons fait la liste des problèmes qui l’appliquent. Généralement, il n'y a que trois difficultés. Nous pou­vons souligner le numéro du problème quand il suppose une difficulté plus élevée que celle devant laquelle il est noté : surface du cylindre, 210 (ne peut être donné à ceux qui ne connaissent que la surface du cercle ; il parle du volume du cylindre).
Le plan établi, le classement est rapide, d'autant plus que la difficulté essentielle est déjà notée dans la page explicative du fichier actuel.
Nous n'espérons pas redonner aux élèves dépourvus d'intelli­gence ou de sens mathématique une aptitude que la nature leur re­fuse. Nous n'oublions pas que l'éducation se borne à développer au maximum les tendances naturelles. Mais le, classement permet au fichier de présenter le travail désiré au moment le plus favorable, avantage immense qui fait le succès de toutes nos techniques. Et ce n'est pas peu dire.
Voici l'opinion de F. Lagier-Bruno (Hautes-Alpes) :
 

 

Sans nier les avantages que présente ce. fichier au point de vue mécanique, pourrions-nous dire, s'il familiarise l'élève avec l'étude des nombres et des diverses opérations, il n'en reste pas moins vrai que l'opération du calcul doit être intimement liée aux centres d'in­térêt, ce qui nous a menés à penser que pour maintenir l'attention de nos élèves et l'activité dans nos classes, nous pourrions prévoir deux genres de problèmes.
1°) Des problèmes intimement liés aux centres d'intérêt ;
2°) Des problèmes complémentaires fournis par le fichier.
Une difficulté apparaît au premier abord. Dans l'école active où l'enseignement est à la merci de l'inspiration de l'enfant et de l'inté­rêt créé par une remarque, une réflexion inattendues, le maître sera parfois bien embarrassé pour trouver des énoncés de problèmes ap­propriés à l'activité de la classe du moment. D'autre part nous ne devons pas perdre de vue que l'enseignement du calcul doit être bien coordonné, que les problèmes doivent être gradués, et qu'enfin il y a certains problèmes-types que les élèves ne doivent pas ignorer.
Comment allons-nous procéder pour maintenir à notre classe toute son activité pour donner en calcul comme dans les autres ma­tières un enseignement à la fois vivant et rationnel ?
Il est bien difficile de formuler une règle générale, et nous disons tout de suite que le maître doit toujours se tenir en contact étroit avec ses élèves et les travailleurs qui œuvrent autour de lui. Il devra demander au paysan le prix de son blé, de ses pommes de terre, l'étendue de pré qu'il fauche dans un jour, au maçon la valeur des matériaux qu'il emploie, dans quelles proportions, il mélange la chaux et le sable pour faire du mortier, etc... Mais ce sont surtout les élèves qui pourront nous donner de précieux renseignements, si nous les avons habitués à questionner leurs parents, et les personnes qui les entourent, ils auront là le moyen de satisfaire leur curiosité, et ce sera du bon travail fait en dehors de l'école...
Mais la question devient de plus en plus large ; ce sont, au cours de l'année, une dizaine de camarades qui en­voient des rapports. Freinet leur adresse une circulaire polycopiée qu'il sera obligé de faire paraître en octobre suivant dans le bulletin, si nombreux sont les camarades qui se passionnent au Fichier de Calcul. Cette circulaire est pour ainsi dire « l'œuvre collective ». En voici le pré­ambule qui définit l'esprit de la collaboration intime régnant à la C.E.L. :
L'absence de place sur le Bulletin ne nous a pas permis de pousser l'étude du fichier de calcul comme nous l'aurions voulu. La question a cependant passionné un grand nombre de camarades. J'y ai réfléchi moi-même au cours de l'année, aidé en cela par les lettres ou articles de divers camarades.
Je vais vous exposer ce qui me paraît aujourd'hui la technique possible pour un enseignement du calcul répondant à nos besoins ; nous verrons ensuite les moyens de réalisation et le travail immédiat que nous pouvons entreprendre.
Je rappelle que la technique ainsi définie est déjà œuvre collec­tive, puisque ce projet a été établi après communications diverses de camarades, publiées ou non. Comme toujours, n'y voyez absolument aucun amour-propre d'auteur. C'est plutôt un rapport provi­soire que je vous demande instamment d'étudier, et de critiquer, afin que tous ensemble nous puissions au plus tôt jeter les bases solides de la nouvelle technique.
Résumons, pour gagner du temps, les données essen­tielles exprimées par Freinet :
 
1° Il y a à la base la recherche par les enfants eux- mêmes des problèmes divers que pose la vie.
 
Cette préparation des problèmes vécus peut nécessiter des enquêtes, des recherches hors de l'école, que les enfants iront entre­prendre librement avant d'élaborer les données définitives du pro­blème.
Vient ensuite la « préparation technique » au problème qui doit rester adapté aux intérêts du moment et répondre en même temps à certaines nécessités pédagogiques (pro­blèmes, cas mathématiques, etc...). C'est cette préparation qui est la plus délicate à réaliser et que nous devons rendre facile et pratique par un matériel approprié. Je propose — après, je le répète, examen des divers documents reçus (voir notamment articles de R. Lallemand et Lagier-Bruno) — l'établissement de l'édition de fiches spéciales, por­tant ce que nous appelons des problèmes-types. Ces fiches, que Lagier-Bruno appelle « fiches-mères », seront en même temps des fiches de référence :
 
Que dans le travail ultérieur une notion nous apparaisse insuffisamment connue, soit par un élève, soit par un groupe d'élèves, il nous suffira de donner les numéros de références sur lesquels se trouveront les renseignements précis concernant ces solutions, ain­si que les numéros de problèmes s'y rapportant et qu'on aura intérêt à reprendre.
Ce fichier est ainsi tout à la fois un fichier d'étude et de documentation, servant à la construction, par les élèves, de problèmes vivants, en relation directe avec le centre d'intérêt et à la révision des notions mal connues… sorte de pont jeté entre l'intérêt initial et les nécessités scolaires.
Le travail normal que nous venons de définir a surtout pour but de donner aux enfants le sens mathématique, de faire comprendre les fondements sociaux du calcul scolaire, de leur apprendre à voir, sous les données plus ou moins abstraites et conventionnelles des problèmes courants, la réalité vivante. Nous parvenons ainsi à nor­maliser l'enseignement du calcul comme nous avons normalisé l'en­seignement de la langue.
Mais il y a comme un troisième aspect du problème :
 
Les programmes et les examens nous mettent dans l'obligation d'enseigner à nos élèves des notions qui ne peuvent pas être normale­ment incorporées à leur vie et auxquelles il nous faut cependant penser en tâchant de neutraliser au maximum les conséquences regrettables de cet autre bourrage officiel.
C'est pourquoi nous adjoindrons à nos fiches-mères d'étude et de documentation un fichier d'exercices ; ce seront des problèmes conformes aux programmes et aux examens, classés par types cor­respondant à nos fiches-mères et dont les 200 fiches parues seraient un spécimen assez imparfait.
Nos fiches mères seront sur format fiches : demandes et ré­ponses seront sur la même fiche. Les fiches d'exercice seront sur format 10,5 X 13,5 et comporteront une fiche-demande et une fiche- réponse.
Et après avoir analysé l'aspect du problème dans les divers cours et resserré le problème en des directives sim­ples, accessibles à tous, Freinet conclut :
 

 

Il ne faut certes pas nous dissimuler l'importance ni les difficul­tés de cette besogne. Mais notre groupe doit parvenir à un résultat pratique. Je serais heureux si vous pouviez déjà vous choisir un travail dans ce plan d'ensemble : dire par exemple : je pourrais m'occuper de rechercher des problèmes-types pour C.P. ; ou bien présenter des problèmes gradués pour ce même cours, etc...
Nous nommerons ensuite un camarade chargé de la mise au point de chaque section et nous publierons dès que possible.
Nous avons tenu à donner de longs extraits des arti­cles qui sont les contributions individuelles à un travail commun, pour faire comprendre combien est intime la collaboration de chacun à l'œuvre de tous, et combien la critique permanente est condition de perfectionnement et de progrès. L'outil forgé par l'intuition et la logique des ca­marades, modifié, mis à l'épreuve, a toutes les chances d'avoir enfin les qualités requises. Ainsi se concilient la pratique et la théorie dans une synthèse efficiente.
 
Un exemple plus éloquent encore de travail collectif nous est donné par la « construction », si l'on peut dire, d'un autre outil coopératif : le « Dictionnaire ». L'idée, proposée par Poujet, retenue par Freinet, encouragée par Lallemand, va peu à peu prendre de l'ampleur, et susciter une discussion au Congrès de Bordeaux. Freinet va, dans les semaines à venir, essayer de déterminer, sans idée préconçue, quels avantages pourrait apporter dans nos classes un dictionnaire spécialement adapté aux enfants. Il lance d'abord auprès des camarades une enquête, leur demandant de préciser : l'emploi qu'ils font du dictionnaire dans leur classe, les défauts et qualités de cet indispensable outil, et quels avantages les maîtres demanderaient plus spécialement à un véritable dictionnaire pour enfants. Les réponses reçues sont excessivement intéressantes, les unes favorables au nouveau dictionnaire, les autres contre, mais toutes montrant dans le détail la vie même de la classe, la richesse inouïe de l'organisation du travail scolaire dans toutes les écoles publiques véritables écoles expérimentales où s'élabore la pédagogie populaire.
 
Nous ne pouvons nous attarder longuement sur ce sujet que nous retrouverons au cours des années à venir, et qui sera encore une fois un exemple. Notons au passage le démarrage rapide de la « Bibliothèque de Travail », au­tre outil remarquable de la classe sans manuels. Le pre­mier numéro, « Diligences et Malle-postes », réalisé par Carlier, paraît en novembre 1931. Les camarades sont enthousiasmés par une telle réussite et tout de suite ils partent à la chasse des sujets à traiter. Une mention spé­ciale doit être accordée à Ruch, Domfessel (Bas-Rhin) pour le gros travail qu'il devait fournir dans la recherche de brochures internationales susceptibles d'être utilisées par nos classes ; plus spécialement, il étudie les documents allemands en tant que responsable du groupe d'étude du mouvement pédagogique allemand. C'est tout un travail profond, méthodique, qu'il met en chantier et qui englobe tous les aspects de la connaissance et de la culture. Devant le sérieux de telles recherches, qui hélas ! ne passeront pas sur le plan des réalisations, faute d'argent, on ne peut que regretter la pauvreté qui toujours réduit à néant les plus enthousiasmants de nos projets. Toujours pour l'édition des B.T., Gauthier prospecte les sciences naturelles (flore, faune, roches) et établit lui aussi une longue liste de sujets à traiter qui peut être considérée comme un réservoir pres­que inépuisable auquel aujourd'hui encore l'on pourrait puiser.
 
Il faut saluer aussi en cette année 1931-1932 l'utilisa­tion d'un outil qui restera l'un des meilleurs de la C.E.L. : le « Camescasse », que nous avons salué au passage, l'ini­tiateur mathématique réalisé par le génial Camescasse. C'est Camescasse qui présente lui-même son enfant dans l'Imprimerie à l'Ecole d'octobre 1931. Il a voulu, par son initiateur mathématique, concrétiser l'arithmétique que Jean Macé a si objectivement exposée dans « l'Arithméti­que de grand-papa », et concrétiser aussi la table de Pythagore, et, en fait, toutes les Mathématiques primaires. Dans une série d'articles, Freinet présente ce matériel, en ex­plique la manipulation, les divers usages, et la géniale conception. Voilà un complément à ajouter aux vertus du « Fichier de calcul », et voilà aussi un peu didactique, un jeu de construction, à mettre à la fois entre les mains des plus petits élèves comme des plus grands.
 
Plus spécialement, attardons-nous à la « technique pé­dagogique ». Pichot (E.-et-L.) expose pour ses camarades comment dans sa classe se déroule une journée de classe. Citons un passage ayant trait au texte libre :
Enfin vient le choix du texte : chaque groupe a son jour. On vote, mais le maître accorde un droit de faveur aux poésies quand elles sont passables, aux textes racontés de vive voix, ou aux tendances historiques (souvenirs des grands-parents). Une fois par mois, on relate les nouvelles saillantes. Enfin, si un ostracisme mar­qué boycotte les bons textes d'un camarade impopulaire, le maître intervient. Enfin, des rédactions collectives permettent au maître de faire saisir le travail d'ordonnancement des idées et de style...
Rousson (Gard),a rajeuni le travail par équipes et crée « le travail par chaînons » :
 
J'ai divisé ma classe en trois chaînons. Chaque chaînon a élu son chef de chaînon (révocable).
Chaque chaînon a une tâche de propreté, une tâche de discipline et une tâche culturelle.
Voici comment je comprends cette dernière tâche :
a) les élèves n'ont aucun livre de sciences ;
b) demain samedi je dois leur parler des leviers et des balances;
c)   je prépare ma leçon ;
d) le chaînon numéro 1 (huit élèves) prépare lui aussi cette leçon.
Le chef de chaînon distribue à chacun de ses coéquipiers un livre de sciences, aucun livre du même auteur, et les documents se rapportant aux balances et aux leviers.
Demain la leçon sera ainsi faite. Les élèves de l'équipe numéro 1 auront fait au tableau les dessins se rapportant à la leçon et au­ront rassemblé les matériaux de démonstration. Sous ma direction ils expliqueront aux autres ce qu'ils savent ; je compléterai ou corrigerai suivant le cas. Ainsi tous les enfants auront connu l'essentiel des explications fournies par divers livres.
L'équipe numéro 3 a à lire 8 livres d'histoire différents sur Jeanne-d'Arc. Chaque élève racontera la lecture qui lui aura plu le plus et je tirerai les conclusions et dégagerai la leçon.



L'équipe numéro 2 s'occupe de la Géographie.
La semaine prochaine, l'équipe numéro 1 aura l'Histoire ; l'équi­pe numéro 2 les Sciences ; l'équipe numéro 3 la Géographie, et ainsi de suite.
Une série d'études très sérieuses au sujet de l'appren­tissage de l'écriture a lieu dans la revue de novembre par Ruch. Il s'ensuit un échange d'idées fort intéressantes en­tre Mme Guéritte et Ruch au sujet de la cursive et du script dans lequel défilent toutes les compétences qui ont acquis une notoriété à s'occuper de cette question de l'écriture qui reste des plus actuelles et des plus importan­tes : Dottrens, Zimiermann, Legrün, Soennecken, Mlle Poignon, Kuhl. L'apprentissage de la lecture, tout autant que celui de l'écriture, est un des soucis permanents de nos maîtres, et continuellement en chantier parce que toujours la pratique suscite des aspects nouveaux qui modifient la structure même d'une discipline revisible. Faisant la cri­tique du livre de Dottrens et E. Margairaz, « L'appren­tissage de la lecture par la méthode globale», Freinet con­clut :
 
Seule l'imprimerie peut apporter la solution idéale en ne subordonnant pas l'expression enfantine à des difficultés extérieures parfois insurmontables. Les éducatrices y gagneront une plus gran­de souplesse dans leur technique ; elles se rapprocheront davantage encore de l'enfant et les dernières survivances scolastiques, dont on trouve quelques traces encore dans le travail de Mlle Margairaz, disparaîtront définitivement.
Nous l'avons déjà dit : ce qui, dans les classes supérieures de l'école maternelle et à l'école enfantine doit occuper à notre avis la place centrale, c'est la rédaction et la composition commune et journalière d'un texte passionnant les enfants, — même si ceux-ci ne savent pas le lire. Ce sera là l'élément essentiel vivificateur au­tour duquel pourront s'organiser les diverses activités de la classe ; le trait d'union tout à la fois entre les enfants et la vie ambiante, entre les enfants et l'éducateur. Nous sommes persuadés que ce travail central suffirait à lui seul, en tant qu'exercice de français, pour l'acquisition normale — nous ne disons pas rapide — de la lecture...
C'est pour cette même raison de vie que nous ne séparons pas aussi sévèrement que le fait Mlle Margairaz la phonétique de la lecture. Chez nous le texte est normalement pensé, puis parlé, écrit, composé, illustré. C'est, il nous semble, la marche normale, ce qui ne nous empêche pas de condamner radicalement toute leçon de lecture. On le voit, nous ne préconisons pas seulement l'imprimerie à l'école comme procédé technique permettant d'imprimer des textes utiles à la lecture globale. Nous voulons que, par l'imprimerie à l'école, la vie de l'enfant soit vraiment au centre de la classe et qu'on abandonne définitivement tous les exercices scolastiques nouveaux ou anciens qui seront avantageusement remplacés par l'activité joyeuse et libre.
Granier (Isère) expose en deux longs articles la tech­nique de sa classe pour l'apprentissage de la lecture. Une citation nous fera comprendre en quelque sorte la globali­sation naturelle que l'enfant apporte à cet exercice de lecture :
 
La lecture du texte imprimé comporte nécessairement plusieurs séances.
Lorsque tous les élèves de la section préparatoire ont lu, puis rempli leur composteur, ils impriment la composition avec l'aide du maître et chacun d'eux en reçoit un exemplaire.
Le dessin est l'un des aspects les plus significatifs de la personnalité enfantine, et, chez les tout-petits, se place sur le même plan que l'écriture, avec cependant un facteur de plus totale spontanéité.
Au cours de cette année 1931-1932, je continue une série d'articles sur l'évolution du dessin d'enfant, test glo­bal de la personnalité enfantine, et Ruch y ajoute son point de vue plus classique, des critiques de livres sur les dessins d'enfants, si bien que cette question très impor­tante, qui restera l'un des côtés les plus séduisants de l'ac­tivité spontanée de l'enfant, est traitée sous ses aspects les plus essentiels, et oriente les camarades dans une voie de compréhension des graphismes enfantins qui nous ouvrira la route des vraies richesses.
 
Dans le même ordre d'idées, touchant l'expression spontanée de l'enfant, il faut citer les remarquables arti­cles de L. Darche (Isère) qui font défiler comme un film toutes les caractéristiques de la pensée enfantine et qui sont en fait un cours vivant, spontané, de psychologie humaine et sensible. Voici par exemple un aspect de la liberté de l'enfant, vu par Lina Darche :
 
On demande, à l'enfant un effort dont il ne peut comprendre la portée ; un effort qui non seulement n'a pour lui aucun sens, mais qui est une perpétuelle atteinte à la nature, à la vie... « Appren­dre à faire un effort », c'est exiger de l'enfant qu'il lutte, — pauvre gosse ! — contre le bouillonnement de la vie qu'on lui a transmise ; c'est ôter de son horizon tout ce qui appelle la sève ; c'est annihiler les plus beaux dons par l'inanition ; c'est avorter la volonté pour rester le maître ; c'est favoriser la dissimulation...
« Apprendre à faire effort », c'est, enfin, prétendre préparer la vie sans la vie.
Or, les résultats sont là, probants.
L'école traditionnelle va nettement à rencontre du but, elle ne produit que des générations enclines au moindre effort.
Préparer à la vie ? Certes ! Mais par la vie, par la liberté.
Un apprenti s'exerce-t-il à son métier sans toucher aux outils ? Or, l'enfant est mieux qu'un apprenti, car il est plus ingénieux que son maître.
Il faut voir agir l'enfant en toute liberté dans une classe pour mesurer à quel point on le méconnaît et pour découvrir tout ce que les méthodes traditionnelles ont de barbare.
Ce besoin incessant d'activité qu'il manifeste, n'est-ce point la source jaillissante des énergies qui se fortifieront au contact de la vie ? Et cette avidité à construire, fabriquer, créer, à s'employer utilement, n'est-ce point déjà l'éveil de l'effort réfléchi vers lequel tend l'éducation ?
Nous parlions de liberté. La liberté !... A l'école comme dans la vie, c'est assurément quelque chose de bien relatif, et ce n'est plus qu'un mot dépourvu de sens quand on a les bras liés par l'indi­gence. La liberté, disons-nous, dans un milieu organisé selon les besoins de tous et de chacun, voilà tout le secret de l'éducation.
Nul besoin d'apprendre à l'enfant quoi que ce soit ; nous avons plus à apprendre de lui qu'il n'a à apprendre de nous. Il saisit d'instinct dans le milieu ce qu'il a besoin de connaître aux divers stades de son évolution, et il se crée lui-même une technique de travail à sa mesure. Il n'a que faire des procédés de l'adulte qui le dépassent.
Il suffit que nous soyons les spectateurs bienveillants, discrets, vigilants, prêts à pourvoir aux besoins de l'heure.
Et par cette liberté profonde de l'enfant, Lina Darche obtient dans sa classe maternelle des réussites à jet conti­nu ; tous nos anciens camarades se souviennent des expo­sitions qu'elle fit à nos Congrès comme aux Congrès d'Edu­cation nouvelle, et quelle admiration suscitaient les chefs- d'œuvre — le mot n'est pas trop fort —, que ses gamins réalisaient comme en se jouant. Et voici le secret de ces chefs-d'œuvre :
... L'une des surprises les plus savoureuses pour moi fut le dédain de mes élèves pour mes suggestions et leur franche hardiesse à vouloir une réelle liberté.
Leur liberté ! ils l'ont conquise, mes petits, c'est magnifique, et loin d'en être humiliée j'en ai éprouvé une profonde joie. Ils l'ont conquise, dis-je, car ce n'est pas du jour au lendemain qu'on se libère de l'empreinte traditionnelle.
On a dit et répété sous diverses formes qu'il faut savoir atten­dre ; ce n'est pas assez dire, et j'ajoute : il faut lutter contre le besoin qu'on a d'obtenir des résultats immédiats et tangibles, ten­dance qui n'est pas peut-être dépourvue de tout égoïsme.
En s'acheminant dans la voie nouvelle, l'éducateur doit dépouil­ler sa vieille mentalité, refaire sa propre éducation, et voir l'enfant sous un angle nouveau. Il n'y a rien là d'impossible et il sera aidé dans cette tâche par l'enfant lui-même dar ce sont les propres réac­tions de l'enfant dans leur vie nouvelle, qui régleront le rythme de la vie de l'éducateur.
Et en définitive, après les tâtonnements du début, la tâche est beaucoup plus simple, puisque nous entrons dans une voie nouvelle qui nous épargne l'antagonisme permanent, sourd ou avoué qui dans les méthodes traditionnelles existe entre l'éducateur et l'enfant.
Dans la vie nouvelle, cette lutte fait place à une allégresse qui devient le partage de l'enfant et du maître.
Attendre... Cette nécessité m'est apparue évidente, particulièrement à travers mes expériences sur le dessin et la peinture.
Attendre... et avoir foi en l'enfant...
Pour me retremper dans cette foi, il me suffit de revoir les premiers essais de mes élèves, et de resuivre leurs travaux à travers les mois de l'année. J'ai refait ce pèlerinage ces jours-ci pour m'imprégner de cette sage patience qui tempère le besoin trop avide du mieux.
Inscrivons donc sur chaque feuille, avec le nom de l'enfant, la date d'exécution du dessin. Cela permet un classement fort intéres­sant à divers égards.
La première année, dans ces sortes d'expériences, il arrive d'avoir des instants de découragement, très courts d'ailleurs.
Il y a parfois arrêt dans les progrès, quelquefois même régres­sion, et l'on a alors l'impression que l'enfant a donné tout ce, qu'il pouvait donner.
Mais bientôt se manifeste une nouvelle explosion, un nouveau bond en avant qui stupéfie et émerveille. Ce temps d'arrêt correspondait simplement à une période d'incubation.
D'où nécessité d'attendre pour respecter l'évolution latente des facultés créatrices de l'enfant.
Le dessin et la peinture permettent à l'enfant de faire la syn­thèse de ce travail latent ; ils sont le canal où viennent se déverser des voies encore enténébrées ; le flot calme et régulier, non exempt de tous remous qu'alimentent des sources encore inconnues qui sourdent des profondeurs et qui cherchent leur voie à travers les obsta­cles du chaos. C'est le cours naturel d'une vie en gestation, la vie de la pensée dont l'expression même est une condition de dévelop­pement et d'enrichissement, vie qui cherche son équilibre et son rythme, et qui, lentement, s'édifie plus ou moins harmonieusement selon le milieu où elle germe et grandit...
Deux formules de Claparède me reviennent à l'esprit, dont la concision éclaire ma pensée :
L'exercice d'une fonction est la condition de son développement.
L'exercice d'une fonction est la condition de l’éclosion de cer­taines autres fonctions ultérieures.
Ainsi donc, tant qu'on entravera l'enfant dans son besoin d'expression et tant qu'on ne répondra pas à son avidité pour le dessin et la peinture, on n'aura pas fait de l'éducation au sens profond du mot...
De l'expression graphique, passons à l'expression littéraire, ou plutôt à cet euphémisme qu'en est le texte libre, et dans ce texte libre attardons-nous sur ce qui con­crétise un permanent souci du maître : la grammaire. On écrit, dit Freinet, sans connaître la syntaxe (heureuse­ment !) comme on parle, en ignorant les règles de l'élo­quence (heureusement encore, et pour Freinet spécialement !...). Si l'on peut écrire sans connaître la syntaxe, pourquoi donner à celle-ci la meilleure part ? Renversons le rapport : donnons au texte libre la part d'honneur, ample, exigeante, et ne retenons de la grammaire que le minimum indispensable qui évite de nous ranger parmi les illettrés : de cette considération logique qui met l'accent sur la pratique d'écrire, Freinet fait la Grammaire en qua­tre pages :
 
Ce n'est pas une gageure ; nous n'avons fait aucun pari de condenser en quatre pages — peut-être sera-ce même en trois ! — le contenu de tous les manuels de grammaire. Notre entreprise est d'une portée pédagogique autrement considérable, puisqu'elle vise à simplifier vraiment notre enseignement pratique de la langue grâce aux techniques nouvelles que nous avons introduites dans nos classes.
Personnellement, je ne suis pas grammairien, loin de là ! L'avouerai-je même : lorsque, après la guerre, je repris, à demi convalescent, une classe préparatoire, je constatai avec un peu de surprise que j'avais presque totalement oublié toutes les règles de grammaire. C'est à peine si je distinguais encore dans les temps quelques formes simples : l'indicatif présent, l'imparfait, le futur, le conditionnel. Je ne savais plus si le passé simple devait, oui ou non, s'appeler passé défini, — je me le demande encore en écrivant ces lignes, — et la chaîne : bijou, chou, caillou… revenait pénible­ment sans hésitation.
Ne parlons pas de toute la foule de pronoms, d'adjectifs, d'adverbes, de prépositions, etc... dont je savais l'emploi sans pouvoir les distinguer avec précision. Et pourtant je venais d'écrire un petit livre qui ne manquait pas d'émotion, et je savais, d'une plume assez vive, défendre mes droits, — car nous croyions encore, en ce temps- là, avoir des droits, alors que nos chefs, hiérarchiques ou non, s'ap­pliquent à nous montrer chaque jour depuis que ce mot a complè­tement changé de sens avec l'actuelle évolution... démocratique.
Je ne me suis pas ému. Je savais écrire d'une façon convenable : je sentais bien que c'était l'essentiel, que tout le reste, toutes ces chinoiseries grammaticales, étaient surtout inventions scolastiques, et que si, moi qui avais eu, jusqu'à 18 ans, le crâne bourré par maîtres et manuels, pouvais sans grand dommage oublier les neuf-dixiè­mes de la grammaire, c'est que celle-ci, telle qu'on me l'avait ensei­gnée, n'était ni vitale ni indispensable, et que la voie suivie jusqu'à ce jour ne répondait pas aux besoins d'élèves qui, dans la vie, n'ont que faire de terminologie.
Je n'ai, depuis, tenté aucun effort pour apprendre à nouveau cette grammaire des manuels. Et je me hâte de condenser ici, avant qu'il ne soit trop tard, ce que je crois suffisant et profitable pour notre école primaire. Car la déformation professionnelle nous mar­que dangereusement : à force de revoir tous les ans les mêmes prin­cipes, les mêmes règles avec leurs exceptions, nous les incorporons à notre fonction et à notre vie, jusqu'à ne plus comprendre que ceux dont la profession n'est pas de rabâcher ces éléments puissent, avec tant de désinvolture, en négliger complètement la contestable valeur.
Toutes ces précautions pour bien prévenir nos camarades — et aussi les spécialistes qui nous liront, — que je ne prétends pas à l'érudition grammaticale. Je puis commettre des oublis qui méri­tent d'être réparés et des erreurs que je rectifierai avec plaisir, heureux justement si ces lignes peuvent susciter encore une fois entre nos camarades une collaboration profitable.
Tel est l'esprit de la grande simplification tentée par Freinet. Il va sans dire que ce « simplicisme » n'est pas du goût des grammairiens. Mais l'un des meilleurs, A. Fon­taine, n'a-t-il pas écrit :
 
Le meilleur grammairien n'est pas celui qui sait beaucoup de règles, mais celui qui démêle le mieux cet écheveau compliqué de l'emploi des formes, celui qui comprend et explique, le mieux les rapports de ces formes avec la marche, non avec l'objet de la pensée ?
Là est toute la nécessité de la réforme. Le grammai­rien primaire en la personne de Pascal, de Pourcieux (Var) est moins accommodant car son érudition lui donne droit de regard sur les censures hardies que préconise l'icono­claste :
 
En cinq articles, d'octobre à février, Freinet nous a décrit ici, pour notre régal et notre profit, son expérience personnelle de « clarification pratique de l'étude grammaticale à l'Ecole primaire». Louable travail bien propre à détourner à temps les jeunes de ce « carcan grammatical » que les éditeurs de manuels n'allègent guère.
Mais à cette si intéressante série d'articles, j'aurais aimé une conclusion ; j'aurais aimé que Freinet bravât l'épreuve redoutable de la rédaction — non plus de commentaires à l'usage des maîtres — mais d'une « Grammaire française en quatre pages » ad usum Delphini, viatique nécessaire et suffisant pour le porteur de cartable de l'école primaire.
En quatre pages ? Voire ! Belle gageure ! Qu'on me permette de croire que « quatre » signifie au moins vingt ou vingt-cinq, un nombre indéterminé, dans le sens où l'emploie La Fontaine :
« Notre lièvren'avait que quatre pas à faire. » ou Sévigné :
« J'écris quatre mots à Mme de La Fayette...
« Pour quatre jours qu'on a à vivre... » ou Corneille :
« A quatre pas d'ici je te le fais savoir ! »
 
Ce dernier vers, Freinet ne me le jettera pas en réponse. S'il voulait relever mon défi et écrire en quatre pages — littéralement, — les observations grammaticales qu'un enfant est amené à faire pour orthographier sa langue et en comprendre le sommaire mécanisme, j'en serais pourtant heureux, car nous aurions là un texte, base d'une discussion précise.
Ce texte d'une grammaire enfantine, d'une grammaire minima, qu'on le conçoive sous la forme de fiches d'histoire que nous prépare Gauthier (du Loiret), ou sous la forme d'une brochure de 24 pages de la Bibliographie de Travail, récemment inaugurée, me semble d'une utilité pratique des moins contestables...
On fait de la grammaire comme un herboriste ; Freinet l'expose parfaitement en son étude. Mais, par haine du manuel, pourquoi honnir qui recourrait ensuite, au court mémento où seraient proprement relevées les acquisitions faites ? « La vie enseigne, le livre précise. »
Mais herboriser en musardant à travers les textes (les textes des rédactions enfantines sont les meilleurs), est insuffisant pour arriver rapidement à une bonne orthographe usuelle. Il y faut l'analyse.,. c'est-à-dire l'examen des pièces, en nombre si limité, de ces rudimentaires mécanismes que sont les propositions et les phrases. Apprendre à analyser les phrases usuelles simplement, à voir clair dans leur construction, serait superflu s'il s'agissait seulement d'ap­prendre la langue orale : mais la langue écrite qui ne souffre pas d'incorrection ! mais l'orthographe !...
Freinet cite complaisamment une formule suggérée par l'illus­tre Fernand Brunot : « N'enseigner la grammaire ni pour l'analyse, ni par l'analyse. » Non pour l'analyse ? D'accord : c'est pour l'ortho­graphe. — Non par l'analyse ? les 954 pages du célèbre ouvrage « La Pensée et la Langue » que j'aime à relire, n'ont pas réussi à m'en persuader. Et vous savez avec quelle aimable érudition M. Brunot y montre à chaque ligne que la langue française est un phénomène complexe. Mais si les nuances de pensée sont innombra­bles, c'est en rédaction que nous les mettons en œuvre, et non en grammaire, et celle-ci n'a pour âme qu'une logique rudimentaire et pour corps un nombre d'éléments bien limité.
Encore que ce nombre d'éléments anatomique n'excède guère 20, il faut plus de quatre pages pour le dire dans un Mémento enfantin.
Mais Lallemand accroche lui aussi le grelot. Comme toujours, il a beaucoup à dire car il « sait » vraiment beau­coup.
Freinet a publié sa « grammaire, en quatre pages ». Je m'inscris aujourd'hui pour battre ce record, que je voudrais réduire à... zéro...
... Mais l'orthographe, direz-vous ? L'idéal serait de la sim­plifier. En attendant, nous devons distinguer entre la grammaire, technique du langage dont les règles se trouvent condensées dans l'exercice d'analyse, et l'orthographe, dont la difficulté consiste à placer au bon endroit, et automatiquement, quantité de lettres muet­tes. Chacune a ses règles particulières, que leurs points de contact ne doivent pas nous faire oublier.
Résolument, Lallemand aborde le problème pratique : que demande-t-on à l'élève au C.E.P. ? Dictée (orthogra­phe d'usage et d'accord), questions (sens de mots, intelli­gence du texte, familles de mots, etc...), conjugaison (accord avec le sujet, terminaisons), analyse (nomencla­ture et rapports des éléments de la phrase), et avec cet esprit méticuleux qui est sa marque, dans une série d'articles, Lallemand entre dans les détails que concrétisera en partie le « Fichier de Grammaire » dont il prendra la res­ponsabilité. Sa conclusion, la voici :
 
Nos quatre pages ne verront donc systématiquement que l'Ana­lyse et l'orthographe d'accord. Il ne s'agit ici que d'un plan nouveau, non d'une méthode dont l'exposé ferait déborder singulièrement la matière au-delà du terme que nous nous sommes fixé. Nous ne sui­vons donc pas un ordre pédagogique, persuadés d'ailleurs que la grammaire peut être étudiée en partie à l'occasion de remarques vécues. Les indications méthodologiques que l'on y trouvera étaient inévitables.
Enfin, après la grammaire et l'orthographe, nous verrons tout ce qu'on peut tirer d'un fichier de grammaire, conjugaison, voca­bulaire et orthographe, pour permettre à la fois un travail gradué et individuel, et des références rapides et claires lorsque se présente spontanément un « centre d'intérêt grammatical ».
Et ce sera l'origine du « Fichier de Grammaire ». (Eh fait, ceux qui lisent aujourd'hui la B.N.E.P. « La, gram­maire en quatre pages » auront la réponse au défi lancé par Pascal).
 

 

Mais les mêmes outils, nés des mêmes besoins de l'édu­cation populaire, ne sont pas utilisés par ces maîtres de la même façon. Chacun se réserve le droit d'en décider l'usage qu'exigent les nécessités de sa classe, et de les manier avec opportunité et profit. Il y a là une question d'adaptation aux réalités de l'école, à celles du milieu, et aussi à la mentalité du maître qui n'est pas, tant s'en faut, malléable à merci ! Cette introduction prudente des outils nouveaux dans les écoles publiques, leur rendement, seront heureusement facilités par cette chaîne vivante qui unit les écoles entre elles : les échanges interscolaires. On ne dira jamais assez combien cette technique pédagogique de mise en commun des richesses intellectuelles des écoles est un ferment constant d'initiative et de compréhension. Nous avons vu déjà comment l'enseignement de la Géo­graphie (Granier) et de l'Histoire (Gauthier) avait été élargi, vivifié par les échanges de documents, de curiosité, qui unit des Classes correspondantes. Ce sont maintenant des échanges de photos et de films qui apportent leur maxi­mum d'intérêt. Bourguignon et J. Roger prennent, au. Congrès de Limoges, l'initiative d'une équipe de «filmeurs» régionaux, et des caméras Pathé-Baby circulent dans les écoles. Il est des réussites certaines : à Saint-Paul nous prenons des films documentaires : La Rose de Mai et la Fleur d'Oranger — Saint-Paul — La classe — La prome­nade scolaire. Dans les Hautes-Alpes, on tourne les sports d'hiver : le Ski — La Luge — La glissade. Et ainsi dans chaque département. Mais, faute d'argent, les innovations restent prudentes, et c'est comme toujours la pauvreté qui limite la réussite.
 
Ce sont les camarades Faure (Isère) qui ont la res­ponsabilité des échanges interscolaires nationaux. Après le Congrès de Limoges, ils rédigent à ce sujet un long rapport dans lequel ils font le point des avantages de la correspondance interscolaire au cours de l'année précéden­te. Nous citerons un passage de ce rapport dans lequel se reflètent les aspects sociaux des échanges, et qui prouve combien l'école est liée aux conditions de milieu et de classe :
 
Nous avons vu, cette année, la crise pénétrer à l'Ecole et domi­ner la vie de l'enfant. Des faits vécus, vivants, sensibles, parlent par eux-mêmes... A côté des textes se rapportant au chômage et aux misères des ouvriers et des paysans, nous avons vu des écoles organiser, parce qu'étant dans des pays plus favorisés, des secours à leurs camarades fils de chômeurs. Il nous semble, en définitive que les échanges nationaux ont suscité cette année une vie nouvelle plus profonde encore, plus large et plus humaine dans nos classes, et cela nous pouvons l'ajouter aux bénéfices moraux de l'imprimerie à l'école.
C'est Hulin qui apporte à son tour la preuve de cette entr'aide instructive qui unit les classes correspondantes :
 
« Vivre par l'imprimerie ». C'est bien grâce à elle, que nos élèves vivent leur vie, expriment cette vie. C'est bien grâce à elle qu'ils voient vivre et quelquefois souffrir les autres, leurs petits correspondants.
Ils vivent et partagent leurs joies. Ils vivent et partagent leurs peines. Nous en avons eu dernièrement de touchantes preuves : l'un de mes élèves dont la famille souffre particulièrement de la crise (chômage, pas de chauffage, nourriture insuffisante, mala­die...) a exprimé la misère du foyer dans un texte touchant que la Gerbe a publié.
Peu après, nous recevions de divers endroits des secours en argent, en nourriture, en vêtements. Ces secours ont été distribués à la grande joie des petits enfants et de leurs parents.
Tous ces envois étaient précédés ou suivis de lettres bien naïves parfois, toujours touchantes. Les maîtres ont tous ajouté leur mot. Ce fut un encouragement. Nous avons pu organiser un goûter où nous distribuions une tartine, et, soit un morceau de chocolat, soit une demi-pomme, soit du beurre (luxe pour ces petits).
A titre d'exemple des mouvements vraiment touchants que le récit de cette misère a engendrés, citons le récit de ce petit mon­tagnard qui voulait nous envoyer du charbon de bois — son père est charbonnier — citons cette petite fille, qui, ennuyée d'être pauvre et de n'avoir rien à donner, nous envoya son goûter : une pomme, qui fut jointe à un colis de vêtements.



La « correspondance internationale »par l'Espéranto ouvre l'horizon des écoles la pratiquant, et, en fait, de toute la C.E.L., car la pratiquent aussi les maîtres heureux de prendre contact avec leurs collègues étrangers. Par elle, un échange permanent s'établit entre les éducateurs français et étrangers, et l'on a ainsi un panorama de la pédagogie internationale en même temps que des parti­cularités sur les écoles participant aux échanges. Il est impossible de retracer ici le travail énorme que firent dans ce domaine Boubou et surtout Bourguignon, qui, en même temps qu'ils donnent leur cours d'Espéranto, font rayon­ner à l'Etranger l'esprit C.E.L., comme ils font profiter la C.E.L. des initiatives les plus intéressantes de la péda­gogie étrangère. Chaque numéro de la revue consacre quatre à cinq pages à cette importante question de la correspondance internationale et de la documentation étrangère qui en résulte. Boubou étudie de près l'esprit partisan des correspondances internationales organisées par « l'Office de Correspondance du Musée Pédagogique » et la « Croix-Rouge Française » qui écartent du réseau des correspondances internationales la jeune République soviétique, et, avec Bourguignon, ils lancent un grand questionnaire visant à établir une solide organisation de correspondance internationale dans les cinq langues les plus courantes : Espéranto, Allemand, Anglais, Espagnol, Portugais : « Direction générale du Service H. Bouguignon », instituteur, à Saint-Maximin (Var).
 
Espéranto :
1.    Bourguignon.
2.   Barthélémy, à Antonaves (Hautes-Alpes).
3.    Lallemand, 11, avenue de Lérins, Cannes (A.-M.).
4.    Boubou, 96, rue Saint-Marceau, Orléans (Loiret).
Allemand :
1.    Vovelle, directeur d'école, Gallardon (E.-et-L.).
2.    Ruch, Domfessel (Bas-Rihin).
Anglais :
1.   Mme Tenaille,Bénévent-1'Abbaye (Creuse).
2.    Boubou.
Espagnol :
Mlle Saint-Martin Lavardac (L.-et-G.).
Portugais :
Mme Audureau, Pellegrue (Gironde).
 
Il faudrait un livre entier pour montrer la belle réussi­te que fut du point de vue pédagogique et humaine la correspondance internationale organisée par nos camara­des. En fin d'année 1931-1932, Bourguignon écrivait :
 
100 écoles, sans compter les nombreux camarades dont nous possédons l'adresse, se sont fait inscrire depuis octobre et ont usé à peu près régulièrement de nos services de traductions. L'esperanto recueille de plus en plus la faveur de nos camarades, et cet engouement se traduit par des demandes nombreuses visant l'étude de la langue. Besoin profond auquel je me persuade de plus en plus qu'il faudra répondre, dans le cadre propre de notre activité et par nos moyens personnels.
Si l'on considère que toutes les demandes concernant l'U.R.S.S. soit 56 ; l'Allemagne, 50 ; l'Espagne, 6 ; la Hollande, 3 ; la Suède 2 ; l'Estonie, 2 ; ont reçu pleine satisfaction, en même temps que 7 demandes concernant l'Angleterre, on en arrive à un total minimum de 135 écoles étrangères correspondant avec les nôtres, soit, en somme, des échanges reposant sur un chiffre de 250 correspondances mutuelles régulièrement établies, mettant en relation 2.000 petits imprimeurs de chez nous avec plus de 3.000 jeunes camarades étrangers. Et encore, ces chiffres ne peuvent-ils être considérés comme définitifs, du fait je le répète que nous n'avons aucune donnée plausible en dehors du contrôle de notre service.
C’est donc, au bas mot, près de 6.000 enfants mis en relations, après dix-huit mois de travail seulement, alors que nous en sommes réduits encore à nous débrouiller par nos propres moyens, ou à peu près, à l'heure où il nous faut lutter contre la sourde hostilité de certains centres nationaux, complaisamment épaulés par la grande presse pédagogique, toujours empressée à leur égard.
Il nous est agréable particulièrement de souligner ici très vigoureusement ce fait que nous sommes, à cette heure, seuls à avoir organisé — et sur des bases solides — des relations et une collaboration toujours plus étroite avec les écoles soviétiques, jusque-là rayées systématiquement de la carte des échanges pédagogiques.
 

 

Et une exposition de la correspondance internationale a lieu à Nice au congrès de l'Education Nouvelle, mettant en valeur le côté intellectuel et humain des échanges avec l'Etranger.
La documentation pédagogique qui nous parvient par l'intermédiaire du service Bourguignon - Boubou est vraiment impressionnante : nous avons ainsi des échos de toute la pédagogie mondiale, et dans cette pédagogie se reflètent les limitations et les initiatives fonction du régime social qui les déterminent. Il serait fort intéressant de nous attarder sur les expériences de Winnetcka (U.S.A.), d'Iena (Allemagne), de Vienne (Autriche), et sur la vaste expé­rience russe centrée autour de I'« Ecole Polytechnique », et de les comparer, comme le fait çà et là Freinet, avec la pédagogie C.E.L. Il faut malheureusement nous borner, et sacrifier bien des aspects pédagogiques, faute de place.
Quand nous aurons parlé de la « Coopération Scolaire » dont Freinet traite dans plusieurs articles, nous aurons donné une vue d'ensemble de l'activité C.E.L. pendant une année scolaire. Dans son leader de l'Imprimerie à l'Ecole de Mai, Freinet écrivait :
L'école est durement atteinte par la crise. On nous présente un palliatif : la coopérative scolaire.
Nous publions justement ce mois-ci un Extrait de la Gerbe caractéristique : Notre coopérative, qui montre les naïfs espoirs des élèves de Saint-Marc-du-Cor (L. et O.) un des aspects de la vie et de l'activité nouvelles suscitées par l'organisation coopérative — document spontanément rédigé, tranches de vie d'une classe qui inciteront élèves et maîtres à réfléchir, sans les enthousiasmer peut-être... Il y a eu, autour de la coopération scolaire, un tel battage officiel ou semi-officiel, on a eu à déplorer de tels abus ; l'idée est cependant si neuve, si originale et si fertile en avantages pédagogiques, qu'il est indispensable que nous l'examinions atten­tivement, loyalement, avec notre seul parti-pris de pédagogues prolétariens.
Théoriquement, si elle est comprise comme un moyen pra­tique, pour des enfants, de s'organiser librement et de gérer leurs propres intérêts, d'améliorer même leurs conditions de travail, la coopérative n'est-elle pas entièrement recommandable et ne peut-on vraiment saluer cette initiative comme un essai pratique de réaliser l'auto-organisation des écoliers ?
Pourquoi, si l'idée jaillit d'eux-mêmes et est motivée par des besoins vitaux, les écoliers ne collecteraient-ils pas les vieux papiers, les vieux cuivres, les plantes médicinales ? Pourquoi n'essaieraient- ils pas de grouper, autour de l'école, toutes les sympathies, de mêler intimement à la vie du village toute l'activité scolaire ? Pourquoi même ne pourraient-ils pas organiser leur petite société sur des bases financières, avec des membres effectifs, payant cotisation, des membres bienfaiteurs, des membres honoraires : Pourquoi ne re­cueilleraient-ils pas des abonnements au journal qu'ils éditent ? Tout cela n'est-il pas hautement moral et éducatif, même si les officiels doivent y puiser un peu d'honneur pour masquer la véritable ladrerie capitaliste ?
Mais nous faisons aussitôt notre réserve capitale : si vous fondez votre coopérative dans le but essentiel de recueillir de l'argent que l'Etat ou la commune se refusent à vous allouer ; si, plus ou moins habilement, vous imposez à l'enfant une tâche financière qui lui répugne ; si vous exigez de lui cotisation, services excédant ses forces, besognes sans rapports avec sa vie scolaire, vous ne faites plus de la coopération scolaire véritable : vous vous contentez d'or­ganiser l'exploitation des « possibilités financières de l'école », au détriment de la pédagogie prolétarienne ,aux dépens des travailleurs eux-mêmes.
Et Freinet expose comment, dans sa classe, il a mis entre les mains des enfants la gestion de toute la commu­nauté scolaire : fournitures, imprimerie, services postaux, etc... et l'organisation active de la classe avec des modèles de statuts de coopérative scolaire. L'expérience tentée avec loyauté et bonne volonté de la part des enfants s'est soldée en fait par un échec. Pourquoi ? Parce que des causes extérieures à l'école et inhérentes au régime ont influé sur cet échec : pauvreté des fils de métayers, éloignement des habitations qui empêche les enfants de faire le soir du travail supplémentaire, et empêche aussi les parents d'assister à des réunions scolaires ou récréatives, etc... Restait un moyen : solliciter les riches habitants. Est-ce là de la coopération scolaire ? « J'ai préféré, dit Freinet, em­ployer mon influence à créer une caisse des écoles qui est un appel direct et net et qui nous a aidés. » Il y a à l'école de Saint-Paul trop de tâches pour la bonne volonté des enfants : corvée de balayage, d'eau, nettoyage des W.-C. Ces enfants, débordés, ne peuvent y apporter l'élan qu'ils accordent pourtant à l'esprit coopératif qui sur le plan in­tellectuel anime la classe...
Là où ne peut vivre une coopérative scolaire statutairement organisée, il est du devoir de l'instituteur de remettre l'économie et l'activité de la classe entre les mains des enfants, d'orienter ceux-ci vers une collaboration communautaire selon les techniques nouvelles de travail que nous préconisons, première étape — vitale — de la coopérative scolaire qui s'épanouira un jour dans toutes les écoles libérées par la libération du prolétariat.
Plus pessimiste encore est Philipson (Seine-et-Oise) :
 
.... Depuis plus de vingt ans que je fais l'école et dans différents postes, jamais aucun élève n'a eu d'initiative sur cette idée, et vous, collègues de l'imprimerie, est-ce votre marmaille qui a décidé la création de cet organisme ? Par contre, l'administration recomman­de chaudement cette panacée nouvelle et une telle, référence devrait déjà nous mettre en garde.
D'autre part, je soutiens mordicus que nos enfants n'ont pas d'argent personnel, que leur faire verser la plus minime cotisation, c'est faire appel, directement, au portemonnaie de leur papa, et, partant, soustraire l'Etat à une obligation essentielle. En ce moment, où le chômage et les réductions de salaires sévissent partout, n'est- ce pas une honte que de demander à des ouvriers, bien souvent dans la gêne, la moindre obole ?
... Pour le balayage, nettoyage des privés, lavabo, etc... il est regrettable que de pareilles Corvées aient encore lieu à Saint-Paul et ailleurs.      ,
Que tous nos collègues, au lieu de fonder des coopératives sco­laires, luttent toujours et sans cesse près des municipalités pour obtenir que ces tâches matérielles, bien souvent au-dessus des forces enfantines, soient assurées par des femmes de services raisonnable­ment rétribuées ; leurs efforts seront beaucoup mieux employés et plus profitables aux écoliers prolétariens dont on oublie trop, chez les coopérateurs adultes, qu'ils n'ont que de très courtes an­nées de bonheur, dues surtout à leur insouciance naturelle.



Ne gâchons pas celles-ci par des questions de gros sous ou des besognes sans rapports avec la vie scolaire.
C'est M. Profit, l'initiateur de la Coopérative scolaire en France, qui prend lui-même la défense de son œuvre.
 
... Il est bien évident que le développement d'une, coopérative n'est pas partout également facile, et je reconnais volontiers qu'avec une population telle que celle dont vous parlez, éparse en fermes isolées éloignées du village, les difficultés sont plus grandes qu'ail­leurs. Je vous louerais même d'avoir, avec le travail formidable qui est le vôtre, eu la pensée de donner encore quelques instants à la coopérative scolaire.
Voilà donc les deux exemples sur lesquels vous vous appuyez pour discuter la question qui, néanmoins, vous reste sympathique. Peuvent-ils justifier les expressions un peu amères peut-être dont vous vous êtes servi ?
Vous parlez du battage officiel ou semi-officiel : pourriez-vous me citer une seule circulaire ministérielle recommandant la coopé­ration à l'intention des maîtres ?
... La vérité est que, sans ou malgré les chefs, ce, sont les ins­titutrices et les instituteurs eux-mêmes qui font le succès des inno­vations qui leur sont présentées aux risques et périls des nova­teurs. Les uns et les autres peuvent perdre personnellement à ce jeu-là ; mais ils savent qu'ils y gagneront pour l'école et pour les écoliers, et cela leur suffit.
En ce qui concerne la coopération, vous la voyez totale et succé­dant à l’établissement d'une communauté active et libre selon vos nouvelles techniques. J'estime que la coopération ne peut être que partielle, dans la plupart des cas tout au moins, et — c'est une question non plus de principe mais de méthode — qu'il est mieux de commencer par le plus facile, par la coopération scolaire. Dans la coopération il y a un premier stade par lequel on intéresse les en­fants aux améliorations matérielles possibles dans leur école ; il y a un second stade, le stade éducatif, auquel on ne peut arriver que peu à peu, et où l'on poursuit le véritable but à atteindre, (ce n'est pas le moins difficile), la formation de l'homme. Et, remettre l'économie et l'activité de la classe entre les mains des enfants, orienter ceux- ci vers une collaboration communautaire, c'est encore et surtout le fait de la coopération scolaire. Là est le but, et je n'ai cessé de le dire, je le répète avec plus de force dans mon dernier ouvrage, La Coopération scolaire française (Nathan, éditeur) ; l'organisme éco­nomique qui est à la base (et il a pourtant sa valeur en ce qu'il peut apprendre la vie pratique à nos enfants) n'est qu'un moyen.
C'est par les petites entreprises d'ordre économique auxquelles il collaborera non à son bénéfice personnel par voie de répartition de dividende ou de ristourne, mais au bénéfice de la communauté scolaire, que l'enfant prendra conscience de son rôle dans la société et qu'on pourra développer en lui le sens social et l'esprit de disci­pline nécessaire à toute action collective.
Nous aurions encore beaucoup d'activités à ajouter à l'actif de la C.E.L. pour donner une idée complète de son dynamisme. Nous sommes obligés de passer sous silence ces réalisations communautaires si remarquables que sont la « Gerbe » et les « Extraits de la Gerbe » et qui alimen­tent de nombreuses rubriques de la part des camarades. La collection de ces réalisations parlera à nos lecteurs mieux que ne pourraient le faire les écrits qu'elles ont sus­cités. Pas davantage nous ne pourrons nous attarder sur le côté psychologique de l'œuvre commune et qui inlassable­ment se pose sous le titre « Cas difficiles ». Nous sommes obligés d'aller vers l'essentiel et de suivre hâtivement ce mouvement ascendant des effectifs qui poussent la C.E.L. vers les problèmes larges qui caractérisent peu à peu les mouvements de masse. Il ne nous sera même pas possible de citer les adhésions nouvelles, nous contentant de men­tionner le nom de ceux qui devinrent des collaborateurs assidus et prirent leur part de responsabilités au sein de la grande famille :
 
Mme Lagier-Bruno, Yenne (Savoie).
Paul George, Les Charbonniers (Vosges).
Mme Darche, Saint-Jean-de-Bournay (Isère).
Mme Maisonneuve, Barnas (Gard).
Lallemand, Les Eglises-d'Argenteuil (Char.-Maritime).
Sarrochi, Ajaccio (Corse).
Dottrens, directeur d'école, (Troinex-Genève).
Mme et M. Tessier, Port-Boulet (Indre-et-Loire).

 

Mme Lacroix, Mirebel (Jura).
Mawet, Belgique.
Parsuire, Thuir, (Pyrénées-Orientales).
Mme Soubeyran, Dieulefit (Drôme).
 
Mais au cours de cette année-là, les services postaux nous créent des difficultés. Notre revue l'« Imprimerie à l'Ecole » est refusée au guichet comme périodique sous le prétexte que c'est une revue commerciale. Nous créons donc une autre revue, avec un nouveau gérant : « L'Edu­cateur prolétarien », avec annonces séparées sur couvertu­re en couleurs ; mais une fois encore le tarif des périodi­ques est refusé. Il y a là une manœuvre qui ne cédera que devant la protestation à la Chambre des députés de gauche alertés par nos adhérents. A partir de cet incident, notre « Educateur prolétarien » prend, semble-t-il, une densité plus humaine, plus conforme aux destins de l'école du peuple.
 
Le congrès de fin d'année eut lieu à Bordeaux (1, 2 et 3 août 1932) et tout de suite après ce fut à Nice le grand congrès international d'« Education Nouvelle », suivi à son tour du Congrès de Saint-Paul.