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DITS DE MATHIEU - Le métier vous marque

Novembre 1954

Le métier vous marque, grommelait le vieux berger en écartant les branches du revers de son bâton. Regarde, là-bas, à la sortie du village, cette silhouette qui glisse dans la ligne grise du chemin, c'est le cordonnier. Et cette autre qui s’affaire devant la remise, c’est l’aubergiste.

Un berger ne marche pas comme un cordonnier et ne pense pas comme un aubergiste. C’est comme la brebis qui trace sa draille à force de passer et de repasser. Les gestes de tous les jours, la quantité d’air que nous respirons, la lumière ou le froid qui nous imprègnent, l’effort du dos, de la tête ou des bras, ce sont autant de lignes qui s’inscrivent sur l’originalité de notre comportement. L’homme qui peut chanter au soleil levant jusqu’à faire frémir les échos, n’a point le regard las de l’ouvrier qui, rivé à son établi, compte, tête baissée, les coups répétés de son marteau.

Et vous, les instituteurs, vous êtes plus que d’autres marqués par les exigences formelles de votre métier. Comme si chaque devoir que vous corrigez, si chaque trait à l’encre rouge, si chaque leçon que vous répétez, chaque coup de règle sur la table, chaque punition généreusement distribuée, creusaient en vous leur sillon indélébile.

Abandonnez la chaire et prenez l’outil, alignez des composteurs et préparez un tirage, extasiez-vous devant une réussite ; soyez tout à la fois l’ouvrier, le jardinier, le technicien, le meneur de jeu et le poète, réapprenez à rire, à vivre et à vous émouvoir. Vous serez un autre homme.

C’est au brillant de l’œil qu’on mesure la portion de liberté et la profondeur de la culture du bon ouvrier qui pourrait piquer à son chapeau les trois plumes d’éducateur.