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DITS DE MATHIEU - Ceux qui marchent sur les mains

Octobre 1953

Vous vous êtes sans doute amusés, étant petits, à marcher sur les mains, non pas tant pour réussir une performance que pour voir le monde sous un autre angle, avec un autre éclairage, par d'autres perspectives.

Si vous marchiez longtemps ainsi et que, par surcroît, la mode soit autour de vous, de se déplacer en se tenant sur les mains, vous vous habitueriez à voir les arbres plonger dans le ciel, les maisons s'ouvrir par le haut et les bêtes se mouvoir elles aussi dans un monde irréel où on n'a plus les pieds sur terre.

Et, comme l'habitude devient d'autant plus seconde nature qu'elle a été longue et difficile à acquérir, vous pourriez alors vous demander, très sincèrement d'ailleurs et très loyalement, comment des hommes sains d'esprit et de corps peuvent tenir droit sur leurs pieds et vous seriez tentés parfois de leur faire un procès qui justifierait vos normes d'hommes marchant sur les mains.

Il existe des écoles où, depuis des siècles, on s'évertue à marcher sur les mains. L'apprentissage y est long et laborieux. Ceux qui s'y refusent, ou qui n'en ont pas les loisirs, ou qui en sont reconnus incapables, sont exclus à jamais du monde où l'on marche sur les mains.

Les autres auront d'autant plus d'honneurs et de privilèges qu'ils auront poussé plus avant leur inhumain dressage. S'ils y sont passés maîtres, ils défendront avec intransigeance la confrérie des gens qui marchent sur les mains. Ils ne retourneront plus jamais dans le monde des hommes qui avancent la tête droite et les pieds sur la terre.

Le plus grave, c'est que ce sont eux qui prétendent marcher normalement. Si nous leur disons, et si nous prouvons, que nous avançons plus vite et plus sûrement en respectant les règles normales de l'humaine nature, ils nous répondront :

— Mais ce n'est pas ainsi qu'on marche à l'Ecole ! Mettez-vous d'abord sur les mains !

Nous ouvrons ici le procès des gens qui marchent comme tout le monde contre la confrérie de ceux qui ont le privilège de marcher sur les mains.