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Enseigner, n’en doutons pas, est un métier pluriel. Pluriel par les différentes situations qu’il impose, par les différentes compétences qu’il exige, par les différents partenaires qu’il associe, par les différents élèves à qui il s’adresse.
A la suite de Mireille Cifali, on peut même affirmer que « toute transmission de savoir se soutient d’une relation entre êtres humains » (CIFALI, 1994) et qu’éduquer, comme le rappelle Philippe Meirieu, « c’est inscrire dans une culture », dans un maillage social (MEIRIEU, 1996).

 

L’éducation est donc toujours une relation, pour prolonger Meirieu encore, « si l'on a besoin d'apprendre « avec les mêmes » (ceux qui ont les mêmes besoins, aspirations ou difficultés), on n'apprend toujours que « des autres ». (MEIRIEU, 2004). Eduquer c’est donc bien permettre l’émergence du sujet social, du citoyen, de la « personne » au sens où le définit Connac (CONNAC, 2012). C’est donc finalement permettre à chacun de porter un masque, de jouer un rôle dans la société à laquelle il appartient.
On ne sortira pas de cette évidence : si la mère permet de « venir » au monde, l’éducation permet « d’appartenir » au monde, de le comprendre et de s’intégrer dans la société des hommes.
La question relationnelle est donc au cœur même de la question éducative. Aborder les situations d’enseignement/ apprentissage sous l’angle particulier des enjeux relationnels, c’est sans doute chercher à apporter un éclairage sur des situations et des contextes particuliers par ce qui est premier, ce qui est spécifique de la démarche éducative : l’humain.
C’est aussi considérer qu’aucune relation n’est jamais « neutre » d’un point de vue axiologique, qu’elle est toujours porteuse de valeurs, d’enjeux qui pour certains échappent de manière consciente aux protagonistes.
Pour illustrer ce propos, voici l’analyse d’une situation bien réelle à la lumière des enjeux relationnels qu’elle impliquait. Je dis à la lumière, je pourrais dire « aux lumières » tant celle-ci peut se regarder, à la manière d’un hologramme, grâce à différents éclairages, sous différents angles, en se référant à différents auteurs, pour bâtir une image « en relief » de cette situation.
1. Il était une fois
J’ai choisi de relater une situation que je n’ai pas directement vécue mais qui me paraissait tout à fait pertinente par rapport à la question des enjeux relationnels. Précisons tout de suite que si je n’ai pas directement observé cette situation, j’ai eu l’occasion d’avoir de nombreux échanges avec les enseignantes y ayant été confrontées. Dans la description et l’analyse, j’ai donc « troqué » ma subjective perception des évènements contre celle des enseignantes.
La situation en question s’est déroulée dans une école maternelle de deux classes dans un environnement « rurbain ». Un élève de GS que nous appellerons Nicolas, a depuis son arrivée en maternelle en PS, un comportement qui « gène » la vie collective.
Nicolas est décrit par les enseignantes comme étant un élève vif, « performant » scolairement, très intéressé par les activités scolaires, bénéficiant d’un fort apport culturel familial. Il est le dernier d’une fratrie de trois enfants. Ses deux grandes sœurs sont en élémentaire, toutes les deux bonnes élèves, respectueuses des règles, autonomes et porteuses d’une réputation « d’excellentes élèves, sages et disciplinées ».
Nicolas, contrairement à l’image de ses grandes sœurs, apparait aux yeux des enseignantes de l’école comme étant très perturbateur dans le groupe, il se trouve d’ailleurs souvent en conflit avec les autres élèves dans tous les temps perçus comme « récréatifs ». Il règle ses conflits par des faits de violence (coups, morsures, insultes) après lesquels il est toutefois en mesure d’expliquer ce qu’il a fait, de verbaliser que ce n’était pas bien, de s’excuser et de dire qu’il ne recommencera plus…ce qui n’arrive jamais puisque les maitresses ont plutôt l’impression d’une augmentation du nombre de problèmes causés par Nicolas.
Les enseignantes se disent désarmées devant cet enfant qui écoute sagement leurs remontrances, qui accepte de bon cœur et presque avec le sourire toutes les punitions qui sont infligées mais qui ne permettent jamais une amélioration de la situation. Cette acceptation « souriante » est d’ailleurs perçue comme une forme de détachement et d’irrespect vis-à-vis des maitresses. De fait, les punitions vont crescendo dans leur « dureté » et commencent à flirter avec la légalité.
On est en effet passé de demandes d’excuses que Nicolas devait formuler à ses camarades à des « mises au coin », puis à des privations de parties de plus en plus importantes des temps de récréation et enfin à une forme de stigmatisation et de reconnaissance par le groupe de Nicolas comme étant un garçon agressif (ses actes deviennent sa personne).
La situation devient explosive : Nicolas semble désormais impliqué dans tous les problèmes survenant à l’école et à la cantine, les maitresses ont le sentiment d’avoir épuisé toutes les solutions possibles en termes de punitions légales pour rétablir leur « autorité ». Elles ont conscience qu’elles sont en train de perdre toute objectivité avec lui, qu’il leur est devenu insupportable. Elles ne veulent pas que les autres élèves pâtissent du comportement de Nicolas mais elles ne veulent pas non plus que Nicolas soit stigmatisé et mis à l’écart. Elles souffrent de ce dilemme et le verbalisent. Nous pouvons formuler l’hypothèse qu’à ce stade, les deux enseignantes sont prises dans un conflit interne entre ce qu’elles posent comme valeurs constitutives de l’école (égalité/ respect des enfants en tant que personne) et ce qu’elles définissent comme un comportement pragmatique de gestion de l’urgence « judiciaire » (le « coupable multirécidiviste » doit être puni pour servir d’exemple au groupe…Mais plutôt qu’une « peine plancher », ne vaudrait-il mieux pas « plancher sur une peine » ?).
Lors d’une récréation, une nouvelle étape va être franchie. Nicolas vient d’avoir maille à partir avec un camarade à qui il a mis un coup. Nicolas reconnait avoir mis le coup et n’explique pas son geste (« pourquoi as-tu fait ça ? » «  Je ne sais pas »)
Aucune demande des circonstances de l’incident n’est alors formulée par les maitresses qui sont excédées du comportement de Nicolas. Elles demandent alors à l’enfant « victime » de rendre devant elles et avec leur assentiment le coup que Nicolas lui a donné. La victime s’exécute et frappe Nicolas au visage. Les maitresses ont conscience d’être allées « un peu loin » mais pensent aussi que ça n’était que justice, que ça lui servira de leçon, qu’ayant déjà « épuisé » sans succès tout l’arsenal répressif, et ne pouvant pas laisser l’acte de Nicolas impuni, aucune autre solution ne leur était alors apparue pertinente.
 2. Pour un hologramme des enjeux relationnels
Cette situation n’est pas une situation « habituelle » de la vie de l’école. Elle est, à bien des titres, exceptionnelle. Toutefois, et c’est sans doute là un des critères de ce choix, elle met à jour des éléments d’analyse pouvant être « génériques » des enjeux relationnels en éducation.
Je vais développer certains de ces éléments génériques, en posant d’emblée que je ne chercherai pas l’exhaustivité des éléments d’analyse envisageables, mais plutôt, autour d’une même ligne directrice de cohérence, la mise en scène d’éclairages convergents, la constitution d’un « hologramme d’interprétation» de la situation.
Ne pas prétendre à l’exhaustivité, c’est reconnaitre l’impossibilité d’accéder au réel d’une situation et de ces enjeux, un tout étant constitué de plus que l’ensemble des éléments le composant comme l’affirmait déjà Confucius.
Cette présentation se veut donc subjective dans le choix des éléments d’analyse retenus et modeste quant à l’interprétation de la situation qui sera faite. Elle se veut toutefois aussi élément de réflexion, de mise en perspective, de discussion et finalement participation à « l’intelligence relationnelle » de cette situation.
2.1. Idéalisation et perception sont dans un bateau
La première lumière que je choisis de mettre en place, le premier élément constitutif de « l’hologramme d’interprétation », est un éclairage d’approche « psychanalytique ». Je choisis d’aborder cette situation comme étant un révélateur de la souffrance générée chez l’enseignante par l’impossible superposition de deux triangles.
Le premier triangle serait le triangle de l’idéalisation. Il mettrait en jeu trois éléments, à la manière du triangle de Jean Houssaye (HOUSSAYE, 2009), « l’élève idéalisé », « l’enseignant idéalisé » et « le savoir idéalisé », ces trois éléments existant au sein d’un « collectif idéalisé » et étant fortement liés les uns aux autres.
Le deuxième serait le triangle de la perception. Il mettrait en jeu « l’élève perçu », « l’enseignant perçu » et « le savoir perçu », tous trois existant au sein du « groupe perçu ».
Un troisième triangle existerait : celui de la réalité. Toutefois, cette réalité n’étant pas appréhendable, elle ne sera pas abordée ici.
2.1.1.     Le triangle de l’idéalisation
Intéressons-nous dans un premier temps au triangle de l’idéalisation. Nous voyons assez clairement dans la présentation de la situation les différents éléments se mettre en place.
 Découvrons d’abord « l’élève idéalisé ». Cet élève apparait de prime abord sous les traits des sœurs ainées d’Nicolas : bonnes élèves, respectueuses des règles, autonomes et porteuses d’une réputation « d’excellentes élèves, sages et disciplinées ». Cette description laisse apparaitre des éléments relevant de la soumission désirée et compréhensive du sujet, de la conformation aux normes implicites de l’Ecole et de l’absence de difficultés scolaires. Voici un premier faisceau d’éléments de « l’élève idéalisé » que l’on pourrait qualifier de « compréhension raisonnée de l’école ». Cet élève idéalisé fait ce que l’on attend de lui, ni plus, ni moins. Il ne prend finalement pas « sa » place dans le groupe mais la place qu’on lui a assignée. L’incompréhension des enseignantes quant à l’absence de changement de comportement de Nicolas alors qu’il montre avoir entendu et compris leurs arguments est à ce titre symptomatique. L’élève idéalisé doit se « conformer intelligemment » en se contentant des moyens « nobles » utilisés par l’enseignante : la discussion, l’explication.
Le second personnage imaginaire installé dans ce triangle de l’idéalisation est « l’enseignante idéalisée ». Cette enseignante apparait surtout en creux dans cette situation. Elle se vit dans un idéal de maitrise de la situation, jouit d’une « autorité » naturelle qui ne peut être remise en cause. Elle sait trouver la juste sanction éducative qui rétablit l’élève dans le groupe sans le stigmatiser. Elle est aussi la garante de l’institution et de la Loi. Elle ne se résigne pas, n’a jamais épuisé toutes les possibilités d’intervention. Elle sait aussi résoudre un des paradoxes de l’éducation posé par Philippe Meirieu : celui de la conciliation entre principe d’éducabilité et principe de liberté (MEIRIEU, 2004).
Le troisième élément de notre triangle est le « savoir idéalisé ». C’est le savoir qui résout les conflits, celui qui transcende les difficultés, qui s’impose à tous, qui « élève ». Ici, les explications de la maitresse devraient agir comme une « révélation » pour l’élève, ébloui par ce savoir du « bien vivre ensemble » et amené par lui à un radical et définitif changement de comportement. Le savoir serait universel, transcendantal, indiscutable et passerait par une transmission directe et formelle. Il y a, dans la perception de ce savoir, quelque chose qui touche à l’ordre du « sacré »…Du « sacré laïque », tout de même, école publique oblige.
2.1.2. Le triangle de la perception
Le second triangle que je distingue dans cette situation est le triangle de la perception. C’est celui qui met en lien les éléments perçus de la réalité par les enseignantes. Je sépare donc bien cette perception de la réalité elle-même, qui est inaccessible.
Le premier élément du triangle est « l’élève perçu ». Cet élève est déstabilisant. Il est intelligent mais ne veut pas se soumettre aux normes de l’école. Il comprend mais n’applique pas. Il dialogue mais est violent. Il déjoue les « pronostics de la filiation » en ne ressemblant pas à ces sœurs, cet « effet contraste » jouant d’ailleurs certainement contre lui aux yeux des adultes. Dit autrement, cet élève vit en dehors des codes et des repères habituels des enseignantes. Il est comme l’aigle refusant de prendre l’escalier pour reprendre une des images popularisées par Freinet dans les « Dits de Mathieu » (FREINET, 1964) : il ne veut pas, ou ne peut pas, prendre le chemin tracé pour lui, suivre les étapes prévues pour lui. Il « oblige » aussi l’enseignante à « franchir la ligne jaune », selon le schéma de Mélanie Klein, à réagir sur un mode psychotique.
Le deuxième élément est « l’enseignante perçue ». Cette enseignante use de séduction et de rapport de force. Nous retrouvons ici un des aspects soulevée par Mireille Cifali que « La relation est porteuse de doutes, incompréhensions, de rapport de pouvoir, de violences et de séductions » (CIFALI, Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, 1994). « L’enseignante perçue » use d’une certaine forme de violence symbolique et de violence par procuration, mais cet usage est honteux et la plonge dans un certain malaise. Cette enseignante se résigne, elle se résigne à utiliser des moyens qu’elle mésestime pour atteindre des fins de « maintien de l’ordre ». Elle se place dans un paradoxe en utilisant, pour atteindre ses objectifs du « bien vivre ensemble » des moyens qui portent en eux la destruction de ce « bien vivre ensemble ». Elle se résout à utiliser la violence pour répondre à la violence.
Le dernier élément du triangle est le « savoir perçu ». Là encore, la déstabilisation est au rendez-vous. Les enseignantes découvrent avec stupeur et désappointement que le savoir qu’elles apportent à Nicolas, notamment en termes de connaissances de règles et de comportement à adopter, se révèle inopérant à modifier le comportement d’Nicolas. Pire encore, Nicolas est capable de « réciter » les règles et les comportements à adopter. Il est comme l’élève qui a appris à conjuguer les verbes et n’utilise jamais cette connaissance en production d’écrit. Le décalage apparait ici entre savoirs « scolaires », savoirs du « scolatisme » disait Freinet et savoirs « vivants », opérationnels et utilisables. Cette distance est insupportable pour l’enseignante, elle induit une perte de maitrise déstabilisante et remet en cause jusqu’à l’acte « d’éduquer », c’est-à-dire celui de nourrir et de cheminer avec, qui va finalement  s’estomper, voire disparaitre, au profit de l’acte « d’enseigner » au sens étymologique, c’est-à-dire d’apposer son sceau, avec toute la douleur que cela peut occasionner.
2.1.3. L'impossible superposition et le deuil nécessaire
Dans la situation décrite, tout se jouerait finalement dans la distance entre le triangle de l’idéalisation, le « fantasme professionnel » somme toute, et le triangle de la perception, le « réel  professionnel ».
Nous pouvons poser l’hypothèse que la distance entre l’idéalisé et le perçu serait source d’activité empêchée chez l’enseignante (CLOT, 1995), de malaise, de réactions non désirées et la mettant en souffrance. Pour faire « coller » le perçu à l’idéalisé, l’enseignante utiliserait des rapports de pouvoirs, de violences symbolique et physique, de séduction pour « tordre » le perçu qui résiste. L’enseignante se refuserait ici toute perte de maitrise, tout « lâcher prise », pourtant nécessaire, et finalement inhérent à l’éducation puisque l'activité réelle, et finalement l'apprentissage, des élèves échappent totalement au contrôle de l’enseignant. Apprendre reste une activité souterraine et inaccessible de l'extérieur. L'éducateur se devrait donc de rester humble quant à son impact comme le rappelle Mireille Cifali et c’est sans doute cette remise en cause de sa puissance, de son pouvoir, de ce « non-dit du métier d’enseignant » que la maitresse refuse d’opérer.
L’enseignante ne parviendrait donc pas à accepter de perdre la maitrise de la situation et, nous retrouvons là l’illustration qu’en avait faite Freinet «  il pestait, le pédagogue, non pas contre l’escalier qui était évidemment conçu et construit avec science, mais contre les enfants qui semblaient insensibles à sa sollicitude. » (FREINET, 1964)
Le désir de voir satisfait son « fantasme professionnel » aboutirait à l’usage de moyens portant en eux la destruction de la réalisation de cet idéal. « Les rapports intersubjectifs et interhumains ne sauraient être conçus comme des rapports de communication ou de réciprocité. Ce sont toujours des rapports de force, de domination, d’exploitation. En d’autres termes, les théories de la reconnaissance reposent sur un fantasme de la non-violence et de l’harmonie qui masquerait la guerre et les rapports de force à l’œuvre, et souvent de façon transfigurée, dans les sociétés démocratiques » (De LAGASNERIE, 2012).
L'expérience ici décrite illustrerait finalement assez parfaitement qu'accepter la relation à l'autre, c'est aussi accepter de faire le deuil du "prévisible". Cet éclairage particulier de la situation nous indique l’importance, pour l’enseignant, de se détacher de son triangle de l’idéalisation, de faire le deuil de la superposition, de la fusion, entre triangle de l’idéalisation et triangle de la perception, de finalement faire preuve de souplesse dans l’écart existant entre ces deux triangles, souplesse nécessaire pour réduire les souffrances de « l’impossible métier d’enseignant » (Freud).
Cette souplesse, cette acceptation du deuil de l’idéal (qui n’est pas résignation à l’impossibilité d’éduquer), du contrôle, de la maitrise, pourrait se retrouver dans le second éclairage que nous proposons « d’allumer » sur la situation. Cet éclairage concernerait la question du choix dans la finalité de l’éducation : fabrication ou émancipation.
2.2. Fabrication ou émancipation
Dans cette seconde partie, je choisis d’allumer un éclairage « axiologique » de la situation, en allant investiguer du côté des valeurs et des finalités de l’éducation pour les enseignantes. Notons que là encore, il conviendra sans doute de distinguer ce qui est de l’ordre du « désir axiologique » des enseignantes de ce qui est de la « perception axiologique » que l’observateur extérieur que je suis pourra en avoir.
2.2.1. La fabrique de la responsabilité?
Comme l’indique ce titre aux allures oxymorique, je postule que les enseignantes, dans cette situation, seraient en face d’un insoluble problème. Elles veulent que Nicolas « entre en collectivité », qu’il accède à une forme « d’autonomie sociale », c’est-à-dire à la définition de ses propres règles et de son comportement, de manière éclairée, dans un cadre défini et accepté. Mais cette volonté « émancipatrice » se trouve finalement « empêchée » par les moyens de « fabrication » choisis, biais éducatif que pressentais déjà Rousseau.
Les enseignantes, dans leur discours, associent l’éducation à des valeurs d’émancipation liée à une appartenance au groupe. Elles affirment que l’école sert à devenir un citoyen capable d’agir en société. Elles posent comme finalité de l’école l’émergence du sujet social « éclairé ». Du point de vue déclaratif, l’éducation est donc associée à l’émancipation d’un citoyen acteur, puisque capable d’agir dans la société à laquelle il appartient.
Toutefois, et comme le souligne Mireille Cifali : « Des idéaux sont énoncés, ils sont énoncés dans une institution qui ne fonctionne pas cependant toujours à la solidarité, à l'égalité et au développement harmonieux de chaque enfant » (CIFALI, Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, 1994). On peut en effet se demander si les « déclarations d’intention » résistent aux actes que posent les maitresses, si « l’émergence du sujet » chère à Meirieu (MEIRIEU, 1996) est rendue possible par les choix opérés par les enseignantes durant cette séquence.
2.2.2. A l'épreuve ... des épreuves
Enseigner c’est s’adapter sans cesse, c’est réaliser des « ajustements pragmatiques » en fonction de « l’urgence perçue d’agir », c’est, comme le rappelle Perrenoud, « agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude » (PERRENOUD, 1996). Les convictions, les valeurs, les « désirs » des enseignants sont donc soumis à la rude épreuve du réel. Sans porter aucun jugement de valeur sur les actions des maitresses, voyons en quoi celles-ci ont pu déconstruire les principes posés par les enseignantes comme finalités de l’acte d’éduquer.
La première réaction des maitresses face au « problème » posé par Nicolas est de redonner les règles, d’expliquer en quoi son acte transgresse ces règles établies, y compris celles implicites. Elles sollicitent auprès de lui l’expression d’excuses formelles pour ces actes « répréhensibles ». Elles s’inscrivent dans la logique du  « formateur », de celui qui donne la « bonne forme ». L’essentiel serait ici que la forme soit sauvée, que des excuses soient verbalisées, même si elles ne sont ni sincères ni comprises.
Finalement, contrairement aux déclarations d’intention, ce ne serait pas « l’émancipation » qui serait visée, c’est-à-dire la compréhension raisonnée, éclairée de la situation, mais plutôt la « fabrication » d’un comportement stéréotypé, conforme aux usages et aux bonnes mœurs.
Lorsque, malgré sa connaissance formelle des règles et des interdits, Nicolas ne s’avère pas capable de modifier son comportement pour qu’il devienne « acceptable » aux yeux des adultes et du groupe constitué, lorsque finalement il « échappe » aux maitresses, celles-ci vont entrer dans une spirale les conduisant à adopter une posture « destructrice », selon le modèle proposé par Enriquez (ENRIQUEZ, 1981). Cette volonté de « destruction » transparait dans la reconnaissance par les maitresses du caractère insupportable pour elles de Nicolas. L’aboutissement de la situation, la violence exercée contre cet enfant par procuration serait le résultat de ce hiatus non résolu et porté à son paroxysme entre désir d’émancipation d’une part et moyens de fabrication d’autre part. Se referme alors le piège envisagé par Philippe Meirieu : "Le piège, en Education, c'est de confondre la formation d'une personne avec la fabrication d'un objet, de ne pas supporter que l'autre nous échappe, se récuse... " (MEIRIEU, 1996).
Avec Philippe Meirieu, nous voyons ici la « créature » échapper à ses « créateurs ». Nous voyons le « formé », le « formaté », refuser sa condition et se jouer des codes pour les retourner contre les enseignantes. Oui, il sait ce que l’on a le droit de faire, oui, il sait ce qui est bien ou mal, oui il sait formuler des excuses…Mais non, il n’utilisera pas ses connaissances, non, il ne les transposera pas en actes, non il n’acceptera pas d’adopter la « bonne forme ».
Cette situation est donc, finalement, et sans doute à la grande douleur des enseignantes, une assez parfaite illustration du danger que porte en elle l’éducation comme « fabrication de l’individu ». L’être humain résiste. Et cette résistance peut se jouer dans l’opposition la plus radicale aux codes que l’on cherche à toutes forces à lui faire intégrer.
Car, en définitive, ce que les enseignantes visaient ici, c’était à faire de Nicolas un citoyen. Mais apprendre à « être » un citoyen, c'est apprendre à entrer dans l'agir au sein de la société à laquelle on appartient, c'est avancer sur le chemin qui fait de nous un acteur, un auteur...Or, Il a été positionné comme objet, voire comme sujet (mais assujetti donc...). Les enseignantes ont fixé leurs efforts sur la possibilité pour Nicolas « d’avoir » les codes du citoyen, mais pas « d’être » un citoyen. Dès lors, Nicolas a-t-il appris ce qu'est un citoyen ou ce qu'est « être » un citoyen? Dit autrement, la connaissance acquise par lui est-elle une pure connaissance formelle dont le champ d'utilité se réduit physiquement à l’école et temporellement à la prochaine remontrance, ou est-elle une connaissance opérationnelle impactant sa « vie » et son comportement ?
Les enseignantes seraient allées au bout de leur « spirale de destruction » parce qu’elles n’ont obtenu aucun « retour sur investissement », que leurs efforts précédents sont restés, à leurs yeux, vains. Comme le rappelle Philippe Meirieu encore, « le vrai pari éducatif c'est celui de l'éducabilité associé à celui de la non-réciprocité » (MEIRIEU, Educabilité). Cette non-réciprocité, si elle n’est pas acceptée, peut être source de souffrance chez les enseignants et conduire finalement à la justification de tous les moyens pour arriver à leurs fins. Dans cet exemple toutefois, la « fin » a changé de nature, elle n’est plus éducation, elle n’est plus accès à la citoyenneté, elle est volonté de garder le contrôle, de sauver la « face ».
Mais ici, et pour reprendre le concept développé par Goffman (GOFFMAN, 1974), c’est finalement l’enfant qui va « perdre la face », symboliquement et physiquement. C’est donc son « masque social », sa personne qui va être atteint. En nous référent à l’étymologie du mot personne, et à la suite de Sylvain Connac, nous posons que la personne est l’individu au sein d’une collectivité dans laquelle il joue un rôle (CONNAC, 2012). C’est maintenant ce positionnement de Nicolas au sein de la société « école » au travers de la situation présentée que nous je propose de développer. C’est ce dernier « éclairage » que je vais installer.
2.3. Mon nom est "Personne".
La question du positionnement de l’élève en tant que « personne », au sens où Connac le définit, c’est-à-dire en tant qu’individu jouant un rôle dans la société à laquelle il appartient, constituera donc le dernier éclairage sur cette situation. 
2.3.1. Je suis une personne, je ne suis pas personne.
Posons tout d’abord cette évidence dans l’analyse de la situation : pour les enseignantes, Nicolas pose problème par rapport au groupe, et pourtant il n’est pas fait appel au groupe pour résoudre ce problème qui va toutefois finir par faire perdre la « face » à Nicolas, à altérer sa « personne ».
C’est là une particularité de la situation. Les enseignantes situent la problématique du côté de la socialisation qui serait défaillante, et choisissent, pour y remédier, le recours à des relations duelles. Ce choix n’est pas neutre.
Il est justifié par les enseignantes par la volonté de ne pas stigmatiser Nicolas, par la volonté de ne pas être identifié par le groupe comme gêneur, par la volonté de créer les conditions d’une mise en confiance, par la volonté enfin de soustraire la résolution du « problème » au regard du groupe.
C’est une option. C’est une option couramment utilisée. C’est une option qui correspond à une vision des relations dans la classe, entre le maitre et les élèves, et entre les élèves.
Toutefois, je postule que c’est une option qui a ses limites.
Tout d’abord, cette position « centrale » de l’enseignant fait de lui « l’objet de cristallisation » de toutes les émotions, il ne permet pas à l’élève de se dégager de lui, mais il ne permet pas non plus à l’enseignant de se dégager de la situation. Cette situation serait « enfermante », elle ne permettrait pas à l’élève de se détacher du regard de l’adulte. Fernand Oury, un des pères de la branche psychanalytique de la pédagogie Institutionnelle avait parfaitement perçu ce risque et formalisé l’intérêt de mettre en place dans la classe des « institutions », des instruments de médiation (groupes, Lois, règles, objets, techniques…) entre élèves, entre élèves et adultes, entre élèves et savoirs…cela afin de ne pas centrer tous les « transferts » sur les seuls enseignants (OURY & VASQUEZ, 1967)
Il y avait finalement chez Oury la volonté de reconnaitre la potentialité d’une fonction socialisante et émancipatrice du groupe. Il y avait, comme le défend Mireille Cifali, la volonté de reconnaitre que si « toute transmission de savoir se soutient d’une relation entre êtres humains », « on ne répare pas un enfant par une relation duelle dans un contexte collectif. On a à construire le vivre ensemble». (CIFALI, Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, 1994).
C’est sans doute cette construction collective du vivre ensemble, cette inscription de chaque enfant au sein d’un collectif, et en tant qu’acteur de ce collectif qui a peut-être fait défaut ici. Car pour être « personne », il faut être quelqu’un. Il faut pouvoir développer un sentiment d’appartenance, qui soit réciproque, à un groupe.
2.3.2. Des liens qui libèrent
Je pense que cette absence de recours au groupe a joué un rôle important dans l’aboutissement de cette situation. Comme le rappelle Philippe Meirieu, éduquer c’est permettre l’inscription dans une culture, dans un maillage social. C’est aussi, comme le formule Louis Quéré, « partager des significations », bâtir somme toute un monde commun. Or, dans cette situation particulière, le déficit de recours au groupe n’a probablement pas permis ce partage de signification, cette construction de références et de valeurs communes.
Je formule l’hypothèse que pour les enseignantes, l’accès à la citoyenneté a pu être perçu comme l’accès à l’autonomie, à une autonomie « individualiste », séparée de l’appartenance à un groupe.
Ce concept d’autonomie, de fabrication de ses propres règles si l’on se réfère à son étymologie est un concept « valise » très prisé qui a tendance à envahir la sphère éducative et les discours institutionnels, notamment dans un registre injonctif. L’autonomie est donc, sans doute, un concept à interroger. Doit-elle être entendue comme la capacité aboutie à se séparer ? Comme, somme toute, la capacité à se passer de l’adulte ? A se passer des autres ? A devenir finalement indépendant, c’est-à-dire privé de tout lien de dépendance ?
L’autonomie est dans tous les discours, dans toutes les recommandations, son accès devient un des objectifs prioritaires de l’école et constitue même un des piliers du Socle Commun de Compétences et de Connaissances de la loi de 2005. Son importance à l’Ecole, et notamment dans les prescriptions, n’est plus à démontrer.
Toutefois, comme le rappelle et le défend Mireille Cifali encore, il convient peut être de se méfier de cette notion d’autonomie, qui ne devrait peut-être pas être entendue comme justement l’individualisme, l’indépendance, la capacité à se passer de liens. Car l’autonomie pourrait alors devenir l’antithèse de la socialisation, de la capacité à intégrer à un groupe, de la possibilité même « d’appartenir » au monde.
Dit autrement, « l’homo autonimicus » est-il compatible avec « l’homo socialicus » ?
Mireille Cifali nous rappelle, notamment dans une conférence donnée au Salon de la pédagogie Freinet de Nantes et visible en ligne (CIFALI, Conférence de Mireille Cifali, salon de Nantes 2012), que les êtres humains ont besoin de dépendance, ont besoin de liens, et que ce sont ces liens bienveillants qui permettraient de se « libérer », de « grandir ».
Il faut donc insister sur la pertinence de la question de la prise en compte de l’enfant en tant que « personne » par rapport à la question de la socialisation. Il faut insister sur l’intérêt que pourrait revêtir pour les enfants la capacité à prendre des décisions dans le cadre de relations, à s’inscrire donc comme acteur au sein d’un maillage social.
3. Conclusion
L’analyse, subjective et orientée, de cette situation a permis de dégager des enjeux que l’on peut poser comme étant « génériques » des enjeux relationnels en éducation.
« L’hologramme d’interprétation » ainsi créé, en mettant en place trois éclairages autour d’une même ligne de cohérence, a permis de souligner trois éléments d’analyse qui paraissent transposables à d’autres situations.
Tout d’abord l’importance, pour les enseignants, de garder une certaine souplesse entre leur idéal du métier, que j’ai choisi de schématiser par le triangle de l’idéalisation, et la perception de ce métier. Il a été noté l’importance de faire le deuil de la superposition entre idéal et réel perçu, mais sans toutefois se résoudre à la résignation. L’absence de deuil, ou une trop importante rigidité sur la réalisation de l’idéal conduirait les enseignants à des situations de souffrance, d’activité empêchée, qui pourraient finalement se traduire par la volonté de soumettre l’autre à son propre désir, à tordre le réel perçu pour le faire coller à l’idéal.
Un deuxième élément d’analyse résiderait dans la vision de l’éducation comme émancipation ou comme fabrication. Les déclarations d’intention, liées à la volonté d’émanciper les enfants, donc de reconnaitre le postulat d’éducabilité comme étant lié à celui de liberté, peuvent être mises à mal par les moyens utilisés. Ces moyens, lorsqu’ils consistent en la volonté de donner la « bonne forme », lorsqu’ils deviennent moyens de conditionnement, lorsqu’ils s’attachent aux comportements visibles avant tout, risquent d’aboutir à la « fabrication » de l’enfant. Pour reprendre la métaphore de Philippe Meirieu, l’enfant devient « créature », l’enseignant « créateur », avec le fantasme de la toute-puissance que cela engendre. Seulement, la « créature » peut échapper à son « créateur », elle peut retourner ses armes (les règles dans la situation présente) contre lui, car l’humain résiste… Et c’est tant mieux !
Le dernier élément d’analyse est le rapport au groupe dans l’apprentissage. Dit autrement, l’enfant est-il considéré comme un individu à autonomiser, ou comme une « personne » à qui l’on doit permettre « d’appartenir » au monde ? La classe, le groupe, la société est-elle donc contrainte ou ressource potentielle ? Il a été souligné l’importance, formalisée par exemple mais de manière non-exclusive par les tenants de la pédagogie Institutionnelle et des classes coopératives, des institutions médiatrices dans la classe. L’importance « d’éclater » et somme toute de « multiplier » les possibilités de transferts à d’autres personnes, d’autres objets, d’autres ressources et outils symboliques, de ne plus faire finalement du maitre la seule « interface relationnelle » de la classe.
Tous ces éléments concourent finalement à démontrer  l’importance de faire de la classe, du milieu éducatif, un milieu de relations, de relations sereines, épanouissantes et qui permettent à chacun de se sentir respecté et reconnu pour ce qu’il est et pour ce qu’il peut devenir.
Cédric Forcadel, GD76
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