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L'Ecole moderne est une nécessité

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Février 1954

Les temps marchent. La pédagogie de 1953 n’est plus, malgré tout, la pédagogie de 1925, et nos adhérents de l’époque héroïque s'en rendent bien compte.

Nos techniques apparaissaient alors comme ces machines nouvelles, dont on ne nie pas l’ingéniosité, mais dont, pour de multiples raisons, on redoute l’introduction dans le circuit de notre existence et de notre travail. Les réactions étaient, selon l’humeur de ceux — inspecteurs ou instituteurs — qui n’y étaient pas insensibles : curiosité extérieure sans aucune envie de faire un essai. — scepticisme : la machine a peut-être des avantages mais seuls les originaux, pour ne pas dire les fous, peuvent l'adopter. — opposition : et certes, les arguments ne manquaient pas.

Ce qui caractérisait cette opposition — et il n’y a pas eu, hélas ! grande évolution en ce sens — c’est que ceux qui s’y cantonnaient n’avaient nulle envie d’essayer les mécanismes critiqués... Ils regardaient de loin, en se cachant... Le bruit suffisait à les édifier ou le qu’en dira-t-on... Ils s’en allaient, et ils s’en vont, répétant complaisamment l’opinion de ceux qui, pas plus qu'eux, n’ont vu, ni entendu, ni expérimenté, mais qui savent que l’invention est dangereuse et inefficace. IIs affirmaient, autrefois, avec la même assurance... scientifique, que la fumée du train perturbait les cultures.

C’est par une réaction aussi primitive que, dès 1949, des professeurs, qui se disent abrégés, ont déclenché contre nos réalisations pratiques, et cela sans information ni expérimentation, une campagne dont les méfaits n’ont pas encore hélas ! donné toute leur mesure. 

On rira un jour, nous le savons, des arguments et des procédés d'une incontestable cabale qui, au nom de la science, voudrait empêcher le train de circuler et qui masque sous une fausse dialectique — antimarxiste — les conquêtes incontestables de la réalité expérimentale.

On en rira dans cinquante ans. Mais pour l’instant, on aurait plutôt envie d’en pleurer.

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Et pourtant, malgré ces accrocs peut-être indispensables, les conceptions éducatives, les bases de la pédagogie et des rapports maîtres - élèves - parents, la situation de l’école dans le complexe social, et donc la position des uns et des autres en face des techniques de l'Ecole Moderne, se sont profondément modifiées. Nous n’avons pas la prétention de nous en attribuer le mérite exclusif, mais notre mouvement pédagogique — le seul mouvement pédagogique français — y est cependant bien pour quelque chose.

L’essentiel n’est-il pas, d'ailleurs, qu’il y ait progrès, quels qu’en soient les ouvriers. Et ce sont quelques étapes de ce progrès que nous voudrions marquer ici.

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Il y a aujourd’hui un certain nombre d’idées, de principes, et même de pratiques qui sont communément admises, parfois même officialisées, qui sont pour ainsi dire entrées dans les mœurs des éducateurs et des parents, qui ont déjà pris les indélébiles caractéristiques de véritables techniques de vie et que nul ne pourrait plus désormais, sans risque de ridicule, critiquer ouvertement ou interdire. C’est un peu comme la 4 chevaux. On peut bien lui trouver des faiblesses mineures ou, à loisir, lui préférer une Aronde ou une Peugeot, mais on ne la condamnera pas d’autorité en vantant le vieux char-à-bancs d’il y a cinquante ans. Tout ce qui amplifie l’efficience humaine est bien reconnu comme favorable et adopté sans hésitation par les usagers qui en font l’essai. Et, même si des critiques intéressés risquent de brouiller les problèmes, il nous appartient à nous de mesurer nos acquisitions et nos richesses, et de ne pas laisser davantage le champ libre à ceux qui justifient leur immobilisme en tirant par la veste les travailleurs acharnés qui ont Je tort d’avancer, malgré tout.

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1° En présence d’un monde qui change d’une année à l’autre, dans un milieu en constante évolution que des inventions accélérées modifient à 100% en quelques années, l’Ecole ne saurait être ce qu’elle était il y a 20, 30 ou 50 ans.

Les plus acharnés traditionnalistes n’osent plus le contester, même s’ils freinent le plus possible l'adaptation permanente qui s’impose.

Malgré les protestations que nous avons longtemps suscitées, l’Ecole Moderne gagne chaque jour du terrain. De plus en plus, en fait d’éducation, traditionnel sonne réactionnaire, et comme nul en France n’aime être taxé de réactionnaire, l’option tacite pour l'Ecole Moderne tend obligatoirement à se généraliser. C’est une simple affaire d’années... et de travail.

2° La pédagogie «instructive» est aujourd’hui dépassée. Notre formule « former en l'enfant l'homme de demain » est officiellement admise. Cette idée évidente que l’homme d’aujourd’hui a plus besoin d’une formation éducative qui pose les fondements sûrs de son comportement et de sa vie, que d’une instruction qui n’est après tout que le liquide qui remplit le vase et qu’il est toujours temps de recueillir, cette idée est désormais « dans l’air ». Il suffit de la faire passer dans la réalité pratique. Ce qui est, il est vrai, une toute autre affaire.

3° Si donc l’Ecole doit préparer à la vie, elle doit cesser de travailler en vase clos pour affronter la vie.

Il y a trente ans, nous soulevions les protestations presque unanimes — et celles des parents n’étaient pas les moins violentes — en organisant les «promenades scolaires» et en osant ouvrir les portes de l’école au facteur ou à l’ouvrier.

Avec les Coopératives scolaires, l’étude du milieu, les activités dirigées, les fêtes, l’Ecole s’intègre toujours davantage au milieu; 

Il y a vraiment quelque chose de changé, et en profondeur, dans notre pédagogie.

4° Pourtant éducateurs et parents, tout en prenant conscience des vices graves des méthodes « traditionnelles » se sentent dominés par l’organisation . scolaire et surtout par les examens (certificat d’études, examen des 6°, accès au 2° degré) et par le bourrage intensif dont on commence à mesurer la dangereuse inefficacité.

Ce souci de réussite formelle dans le domaine trop exclusif des acquisitions annihile pratiquement tous les efforts qui seraient aujourd'hui possibles sur la voie nouvelle. Pour réussir aux examens, les parents restent, hélas ! prêts à tous les sacrifices.

Il serait souhaitable que professeurs, instituteurs, associations syndicales, organisations de parents reconsidèrent cette grave question des examens et étudient des solutions pratiques qui permettraient à l’éducation moderne de porter ses fruits.

5° Parents et éducateurs ont conscience aujourd’hui de l’inutilité, et donc des dangers éducatifs, d’une discipline trop exclusivement axée sur la pratique des punitions.

On ne frappe plus à l’Ecole laïque française où les punitions corporelles sont légalement interdites. Mais les punitions sous toutes les formes inventées par plusieurs siècles de scolastique autoritaire apparaissent encore trop comme le seul moyen techniquement possible pour obtenir des enfants la discipline, le respect et le travail indispensables.

On punit beaucoup trop à l’Ecole. Et les punitions employées n’ont que fort peu varié depuis cinquante ans.

Une campagne mesurée mais sévère et radicale devrait être entreprise pour l’évolution démocratique de la discipline, la disparition des punitions et leur remplacement par une discipline communautaire et coopérative, une discipline de travail.

6° Les parents sont excédés aussi par la pratique, toujours aggravée par la surcharge des programmes, des devoirs du soir.

En changeant les formes de travail, nous amènerons enfants et parents à, s'intéresser dans leur milieu aux activités nouvelles que l’Ecole met en valeur et qui remplaceront un jour prochain la pratique désuète des devoirs du soir.

7° Les parents comprennent de plus en plus que l’Ecole de leurs enfants a besoin d’outils modernes et d’espace pour les employer ; ils sont fiers des réalisations techniques et artistiques de leurs enfants. Ils seraient en mesure d’aider les éducateurs ü mener une bataille dont l’urgence n’est plus à démontrer : celle des constructions scolaires, de l’équipement en outils et en matériel de- travail, et celle des effectifs qui reste décisive.

L’Ecole Moderne est directement intéressée à cette lutte. Elle peut, provisoirement, s’accommoder de vieux locaux pour lesquels l’équipement de travail est très sérieusement amorcé. Mais si la surcharge des effectifs dans des locaux insuffisants condamne les instituteurs à la discipline des bras croisés, des devoirs des leçons et des punitions, c’est tout l’élan nouveau pour la formation en l'enfant de l’homme de demain qui sera définitivement compromise.

La bataille des locaux et des effectifs doit être le mot d’ordre essentiel des éducateurs de l’Ecole Moderne.

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Un grand pas a été fait depuis trente ans dans le sens de la compréhension des parents pour les problèmes majeurs de notre pédagogie.

L’Ecole, que nous le voulions ou non, a cessé d’être la chose exclusive de l’éducateur ; elle est devenue un des rouages de la complexe société contemporaine. Elle doit s’adapter aux nouvelles conditions de travail et de vie, à même le milieu dont elle subit de plus en plus les résonances.

Nous apportons, pour cette intégration, des solutions qui ont aujourd’hui fait leurs preuves et qui s’imposeront de plus en plus parce qu’elles sont une nécessité technique, sociale et humaine du grand processus progressiste de notre époque.

L’Ecole Moderne triomphera.