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DITS DE MATHIEU - La vengeance des " réalistes ”

Mars 1954

Il y a chez nous aussi, disait le vieux berger, les « idéalistes » et les « illuminés ». Ils ont une idée en tête comme s’ils poursuivaient un soleil qu’eux seuls voient, et ils vont vers ce soleil sans prendre garde aux barrières qu’ils renversent, aux prés qu’ils piétinent, aux opposants qu’ils bousculent sur leur passage.

Ce sont ces « illuminés » qui ont construit la cabane où nous nous abritons alors que, depuis des millénaires, les bergers couchaient en plein champ, autour du feu qu’ils ranimaient quand le froid devenait trop vif. Ce canal qui arrose tout te village est l’œuvre d’un idéaliste, et la route, et l’installation électrique qui a donné aux demeures assoupies une clarté qui est comme une nouvelle rédemption.

Ils ont eu contre eux, tout naturellement, les propriétaires de prés et de barrières, ceux qui ont tracé ou fait tracer des chemins à eux à l’entrée desquels ils ont placé l’écriteau traditionnel : « Propriété gardée » !... Le meunier a promis qu’il se vengerait du rêveur qui a détourné l’eau de son moulin, et l’épicier grogne parce qu’il vendait davantage de pétrole avant ces nouveautés.

*

Mais déjà les habiles «réalistes», tout en maudissant les rêveurs, se saisissent de leurs réussites. Ils savent que le monde marche, qu’il y faut une avant-garde qui prépare les chemins et que j la lumière qu'elle a découverte ne se laisse pas volontiers éteindre. Les bergers occupent la cabane où l’illuminé ne trouverait même plus une place sympathique ; le meunier baptisera de son propre nom le canal qu’il a essayé de saboter et le politicien inaugurera l’éclairage électrique.

Et il se trouvera quelqu’un pour dire dans l’assistance : « Voyez, il n’ose pas venir, celui qui, au lieu de participer sagement à l’œuvre que nous asseyons, a repris sa route vers les soleils entrevus. »