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DITS DE MATHIEU - INQUIETS ET CHANCELANTS

Mars 1954

On leur a si bien appris à marcher sur les mains ; on les a si totalement persuadés que ce tour de force est le résultat d’une science précise et majestueuse qu’ils en arrivent à employer à l’envers les outils nouveaux que le monde autour d’eux leur offre ou leur impose.

S’ils recevaient un vélo neuf, ils le remettraient bien vite les roues en l’air parce que c’est ainsi, dans cette passive stabilité, qu’on atteint le plus vite au reposant équilibre que ne dérange point la vie. Ils vous objecteraient ensuite que les roues du vélo tournent à vide, qu’elles ne produisent que du vent et que les inventeurs se sont sans doute trompés dans le montage puisque rien n’avance du mécanisme.

Si c’est un matériel d’imprimerie que vous mettez à leur disposition, ils l’examineront et le retourneront, avec leur optique déformante d’hommes vivant la tête en bas. Ils calculeront scientifiquement l’usage qu’ils pourraient en faire dans leur club des jambes en l'air, pour imprimer paradoxalement des théories de mots tournant à vide ou parfois même des règlements autoritaires destinés à renforcer les barreaux des cages de « jeunesse captive ».

Ils vous diront aussi que le système mal conçu ne tourne pas rond et ne saurait préparer les enfants à vivre dans le monde à l’envers qu’imaginent les pédagogues.

Le plus délicat de notre tâche de novateurs n’est point d’entraîner les enfants à démarrer avec ténacité dans le sens de la vie, mais d’habituer les éducateurs à se tenir sur leurs pieds selon les lois du bon sens et de la nature. Ne vous étonnez pas si, habitués au fragile équilibre de la marche sur les mains, ils se retrouvent en face des vrais problèmes, inquiets et chancelants, éblouis de lumière et d’espace, indécis comme ces enfants qui, après avoir tourné trop longtemps sur eux-mêmes, tendent obstinément les bras comme pour saisir l’ombre fuyante d’un monde nouveau.