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DITS DE MATHIEU - écrit sur parchemin

Octobre 1952

J’ai revu, après treize ans d’absence, le petit village de Provence, aujourd’hui à moitié désert, où s’est passée mon enfance.

Je n’ai pas eu besoin, pour m’y retrouver intimement, ni de sortir mon calepin comme lorsque je suis en commission en ville, ni d’emporter des manuels précis sur les observations que l’école aurait pu, autrefois, m’imposer.

La reconnaissance, la renaissance en moi des souvenirs est moins une question de mémoire que d’atmosphère, de sentiment, d’affectivité et de vie. Quand je revois les vieilles maisons blotties au pied du rocher, lorsque je perçois, — tous sens mêlés — le murmure éternel de la source tombant en cascade parmi les ronces, le bruit du moulin où l’eau tourne aujourd’hui à vide parmi les décombres ; quand viennent vers moi des hommes et des femmes que treize ans d’événements tragiques ont marqués et vieillis, mes souvenirs réapparaissent — tous éléments mêlés — avec une fidélité totale, comme si défilait devant ma pensée un film magique du passé ressuscité. Rien n’est oublié : ni cette rainure dans la pierre du parapet, ni la hauteur des marches devant la porte de ma demeure, ni cet anneau dans le mur où nous accrochions symboliquement nos prisonniers, ni les gestes rituels de la fournière tirant les fougasses chaudes dont nous détachions goulûment les premiers bras.

Les psychologues vous diront que la mémoire a besoin, pour se meubler, d’éléments durables, d’observations précises et méthodiques. Je n’en ai point été privé dès l’école. Le procédé ne m’a pas réussi. Leur trace s’est estompée jusqu’à devenir insaisissable comme ces écrits modernes dont l’encre pâlit puis s’efface, alors que la vie a tout scellé en ma mémoire avec une précision et une indélébilité de parchemin.

Serais-je une exception ? Ou bien le fait étant général, n'en résulterait-il pas que psychologues et pédagogues se sont lancés sur une fausse piste, qu’ils ont écrit avec l’encre qui pâlit puis s’efface et qu’il nous suffit de retrouver le secret de l’écriture indélébile qui inscrit en nous à jamais ce que la vie a une fois, une minute, un instant, marqué de son signe de souveraine humanité.