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DITS DE MATHIEU - Le travail de série

Décembre 1952

Le travail de série, je connais ça. Ce ne sont point, comme on pourrait le croire, les fabricants d’automobiles qui l’ont inventé, mais vous les pédagogues, et nous les bergers.

Car je suis, moi aussi, un grand entrepreneur de séries. Les petits agneaux qui sont nés à Noël et qui sont si originaux et si capricieux, avec chacun leur caractère et leur personnalité, je les prends à Pâques et je les coule dans le moule de la série qu’est le troupeau. Regardez-les paître : ils n’ont plus de fantaisies, plus de besoins, si ce n’est ceux du troupeau. Ils engraissent normalement et j’ai, moi, moins de peine. Je trouve que c’est mieux ainsi puisqu’aussi bien ils sont destinés à l’abattoir où on me les demande gros et gras.

Si nous voulions en faire des chèvres intelligentes, comme celles qui vous étonnent dans les cirques, il faudrait naturellement que nous nous y prenions autrement.

Vous recevez, vous autres aussi, les enfants curieux et gambadants, candides et audacieux devant le monde, vous les coulez dans les moules de vos séries, vous les parquez derrière vos barrières, vous rationalisez leurs gestes et leurs attitudes et vous semblez surpris parfois que sortent de ces moules des pièces interchangeables, des mécaniques bien réglées pour entrer demain dans la chaîne, tête courbée derrière le numéro qui les précède, prêtes à obéir au berger qui s’est imposé par son fouet et par ses chiens.

Si vous voulez des enfants intelligents, capables de lever la tête et de choisir les drailles, il faut, vous aussi, que vous vous y preniez autrement, que vous sachiez conserver à vos chevreaux cet appétit souverain de pousses tendres, cet instinct délicat qui les fait mordiller prudemment les herbes suspectes et ce débordement de vie qui semble se nourrir de printemps et de beauté.

Seulement vous n’aurez plus ce tranquille piétinement du troupeau qui défile toujours par les mêmes chemins. Vous aurez des personnalités qui se forment et qui s’affrontent, des têtes qui s’attardent à regarder le ciel, des voix qui s’appellent à travers la montagne. Mais vous sentirez aussi l’invincible frémissement de la vie.