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La place de la sensibilité dans nos techniques

Dans :  Formation et recherche › connaissance de l'enfant › 
Décembre 1952

Un Délégué Départemental nous écrit : « Les Techniques Freinet de l'Ecole Moderne, telles qu'elles sont employées en ce moment, préparent-elles bien les enfants à la vie en société ? L'enseignement tel qu'on le donne dans les classes modernisées et qui, bien entendu, est basé sur l'intérêt, n'est-il pas un peu trop basé en même temps sur la sensibilité ?

« Le camarade qui a posé cette question et qui a rencontré assez d'échos dans la salle, trouve que cette sensibilité joue un trop grand rôle, qu'elle prédispose l’enfant pour la vie artistique et tend à éloigner de la réalité sociale qui, elle, est souvent impartiale. »

Ce Délégué Départemental sollicite mon avis qui l’aidera à nourrir et à diriger la discussion. Aussi bien, commencerons-nous par ce biais l’étude annoncée sur les thèmes mentionnés dans notre précédent numéro pour la Défense et l'illustration des Techniques Freinet de l'Ecole Moderne.

Nous débutons d’autant plus volontiers par ce thème que nous l’avons souvent lu ou entendu dans la série des critiques pédagogiques — en France et à l’étranger, — et qu’il s’agit là d’une question vraiment essentielle, qui touche au nœud du problème, à l’esprit qui doit animer notre éducation et que nous nous efforçons de dégager de la froide forme scolastique.

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« Nos techniques préparent-elles bien les enfants à la vie en société ? »

Nous apporterons d’abord là une mise au point préliminaire : quand on considère nos techniques, on les juge sans générosité, d’un point de vue absolu, comme si nous devions réaliser l’idéal et la perfection dans un monde d’incohérence que nous subissons, comme le subissent tous les exploités. Nous condamner parce que nous ne réalisons pas l’école idéale dans ce milieu péjoratif, est une inconséquence qui ne peut éclore que dans l’esprit d’intellectuels artificiellement détachés de la pratique.

Ce n’est jamais sous ce biais que se posent à nous les problèmes éducatifs.

Nous avons à faire classe dans des conditions et dans un milieu donnés. Les techniques qu’on nous a enseignées nous apparaissent à l’usage comme gravement déficientes, tant en ce qui concerne les acquisitions que pour la formation de l’enfant de l’homme de demain. Nous avons cherché ensemble, sans aucun parti-pris formaliste et nous avons trouvé des solutions qui nous apparaissent, à l’usage, comme préférables. C’est tout. Si nous les croyions parfaites, si nous prétendions orgueilleusement nous en tenir à nos premières conquêtes, nous n’éditerions pas de revues, nous n’organiserions pas des stages et des congrès pour améliorer sans cesse ces techniques. Tout cela est l’évidence même et nous nous étonnons qu’elle ne crève pas les yeux de quiconque s’y applique.

Il ne faudrait donc pas demander : « Vos techniques préparent-elles bien les enfants à la vie en société ? », mais, tout naturellement : «Vos techniques Freinet préparent-elles mieux que les méthodes traditionnelles à la vie en société ?» :

La réponse serait alors évidemment simple, l’expérience étant à ce jour, sur ce point, définitivement probante. Car, enfin, est-ce préparer l’enfant à sa vie d'homme-citoyen et d’homme libre que de le dresser à l’école à la passive obéissance ? Est-ce le préparer à sa vie de créateur et de travailleur digne que de l’habituer méthodiquement à copier et à rabâcher un savoir livresque qui tue en lui tout ce qu’il porte de magnifiquement hardi et original ? Est-ce le préparer à la vie que de le gaver de notions abstraites et scolastiques dont il n’aura que faire plus tard parce qu’elles ne seront pour lui qu’une fausse culture qui le déséquilibre ? Et l’Ecole traditionnelle, systématiquement isolée de son milieu, préparerait-elle mieux à la vie que notre Ecole moderne qui ouvre toutes grandes ses portes et ses fenêtres, qui assoit sa culture sur l’expérience des enfants dans leur milieu, notre Ecole qui les prépare pratiquement à se commander, à gérer leurs propres intérêts, à dominer la nature au lieu d’en être les esclaves ?

Non, la question ainsi posée dans sa relativité pratique ne peut même plus être discutée, sauf par ceux qui pensent que les enfants du peuple doivent d’abord être dressés à obéir, à suivre des mots d’ordre, à réciter des formules qui les préparent à devenir les manœuvres, les esclaves et les robots de la grande machine d’exploitation capitaliste.

Certes, notre pédagogie est loin encore, de ce point de vue, de ce que nous la voudrions. Elle n’en est pas moins le plus grand effort collectif réalisé à ce jour pour mettre pratiquement et efficacement les éducateurs sur la voie qui leur permettra de préparer les hommes qui, demain, feront mieux que nous, et qui, débarrassés des erreurs dont nous avons été victimes, sauront et pourront construire la société socialiste pour laquelle nous n’aurons pas lutté en vain.

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Reste la deuxième question, qui apparaît peut-être comme moins évidente et qui mérite donc que nous nous y arrêtions tout spécialement.

« Nos techniques, basées sur l'intérêt, ne sont-elles pas, nous dit-on, un peu trop basées sur la sensibilité ? »

Nous avons connu, au début du siècle, cette atmosphère familiale d’abord et scolaire ensuite qui semblait nourrie de froide et inexorable raison. C’était l’époque où le chef de famille, impassible comme la justice, ne disait jamais un mot sensible à ses enfants, qu’il n’avait jamais la faiblesse d’embrasser. Il fallait des circonstances douloureuses pour emplir de larmes les yeux du père et nous faire comprendre qu’il avait des nerfs et un cœur.

Les parents de cette époque étaient sans doute convaincus, à l’imitation de leurs maîtres, que l’autorité ne saurait se conquérir sans cette sévérité inhumaine que corrigeait heureusement la grande affection que les mères n’ont jamais pu masquer lorsqu’elles tiennent dans leurs bras l’enfant qui est leur chair et leur sang.

Les pédagogues du début du siècle avaient, à l’Ecole, accentué encore leur comportement familial. Ils étaient là les patriarches, les maîtres dont la première vertu est cette autorité qui plie sous sa tyrannie les jeunes êtres qu’il doit former au service et à l’obéissance pour lesquels les classes dirigeantes avaient créé le service scolaire.

L’instituteur était le « maître ». Il se comportait en maître, comme le châtelain se comportait en seigneur avec ses sujets, et les recommandations qu’ils recevaient étaient valables pour l’un et l’autre : pas de sentiment, pas de sensiblerie... Evitez la familiarité : l’enfant ne doit pas vous parler d’égal à égal mais d’élève à maître, d’inférieur à supérieur. Il vous doit respect et obéissance. Ce que vous avez à enseigner, c’est justement ce que l’enfant ne connaît pas ; vous seuls possédez le savoir... C’est vous qui apportez la lumière ! Que l'enfant soit préparé et contraint à la recevoir. Soyez froids et distants... Ne laissez jamais paraître aucune émotion. Soyez durs et impitoyables pour la discipline ; ne vous laissez point toucher par les pleurs et les cris qui sont les armes des faibles.

Oui, nous avons connu cette atmosphère de froide scolastique où rien, à aucun moment de la journée, à aucun moment de l'année, ne touchait notre cœur. Ce qu’on nous enseignait, c’était un peu comme un mur qu’on essayait de monter à la limite de notre être, qui, donc, ne nous affectait pas directement, mais nous bouchait au contraire l’horizon et nous empêchait d’épanouir, comme nous l’aurions désiré, notre être débordant de vie.

Je ne fais pas ici de vaine littérature. C’est bien là l’impression qui me reste de L’école que j’ai subie jusqu’à 12-14 ans. Ce que j’y ai appris n’était que plaqué à la limite de mon être et non construit sur mon propre terrain. Il m’a fallu, par la suite, abattre ces cloisons nuisibles, y pratiquer des ouvertures, et bâtir ensuite, sur mon terrain sensible, ma construction personnelle. Il en résulte — et je crois que c’est suffisamment grave — que l’école n’a laissé en moi absolument aucune trace, qu’elle n’a été pour moi, à l’origine, d’aucune technique de vie et que, aujourd’hui encore, quand j’ai besoin de chercher et de trouver des assises à mon comportement, ce n’est jamais la fausse construction de l’école qui s’offre, mais bien toutes les péripéties de ma vie sensible qui, heureusement, doublait et corrigeait en partie la froideur inhumaine de l’école.

Il résulte de mes souvenirs que l’Ecole n’a été qu’un faux départ et un handicap pour la formation de ma personnalité. C’est la négation même du rôle éducatif de l’Ecole.

On me dira que, malgré tout, cette école m’a appris à lire et à écrire, qu’elle m’a donné les moyens d’instruction qui m’ont permis de reconsidérer ma propre culture. Nous ne pensons pas que ces acquisitions scolaires soient insignifiantes et négligeables. Mais encore une fois c’est mal poser le problème. Si l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, si l’acquisition de la technique de base n’étaient possibles et rapides que dans l’atmosphère de l’école traditionnelle, nous nous inclinerions certes. On l’a cru pendant longtemps. D’aucuns en restent, sans doute encore persuadés. Nous avons pourtant fait longuement la preuve, et nous la faisons encore tous les jours dans des milliers d’écoles, que l’acquisition de ces techniques de base n’est point la sécrétion exclusive de la froide scolastique. Notre expérience démontre au contraire que, par le biais de l’affectivité et de la vie, nous atteignons plus facilement qu’avec toutes autres méthodes aux buts d’acquisition et d’instruction qu’on attend et qu’on exige de l’école. Et la supériorité humaine de nos techniques, c’est que ces acquisitions ne sont plus fondées sur des constructions branlantes en marge de la vie, mais qu’elles sont solidement assises sur les éléments les plus profonds, les plus vivaces et les plus indélébiles de notre personnalité.

Nous demanderons à nos camarades de réfléchir avec tout leur bon sens, avec leur expérience, et aussi avec cette sensibilité qui, ils le savent bien, reste l’élément le plus actif, et souvent, hélas, le plus déroutant de leur personnalité. Cherchez dans votre souvenir les faits, les éléments de vie les plus solidement ancrés, ceux auxquels vous avez automatiquement recours dans les moments difficiles : n’est-ce pas justement ceux qui vous ont le plus émus, ceux qui vous ont fait vibrer, qui vous ont agité, qui sont liés à tout le complexe de votre vie?

Si oui, vous trouverez normal que nous affirmions qu'une acquisition, quelle qu'elle soit, qui est assise sur cette partie vivante de notre être, qui participe des vibrations essentielles qui nous animent, qui s'incorpore organiquement à notre comportement d'enfant et d'homme, est obtenue dans de meilleures conditions que celles que réalise le formalisme scolastique.

C’est à dessein que nous avons apporté d’abord dans le débat les éléments d’expérience et de bon sens. Mais nous pourrions, nous aussi, citer nos auteurs, et ils sont de taille.

« Je considère, disait Claude Bernard, la sensibilité comme une des propriétés fondamentales de toute cellule vivante, le grand phénomène initial d’où dérivent tous les autres, aussi bien dans l’ordre physiologique que dans l’ordre intellectuel et moral. »

Et c’est surtout chez Pavlov que nous pourrions trouver la justification théorique et scientifique de nos réalisations expérimentales. Pavlov qui mettait déjà en garde ses contradicteurs contre le fait qu’ « en chacun de nous est encore enraciné le dualisme pour lequel l’âme et le corps sont en quelque sorte séparés l’un de l’autre. »

Dans sa théorie de l’unité fondamentale et de l’intégralité de l’organisme, Pavlov fait du facteur psychique l’élément essentiel par le rôle prépondérant donné au système nerveux central et à l’activité nerveuse supérieure, à l’enchevêtrement permanent de l’organisme somatique et psychique. C’est dans cet enchevêtrement que se joue l’adaptation et donc l’éducation des individus.

Pavlov met en évidence « le type de l’activité nerveuse supérieure de l’animal malade » et démontre que les différentes méthodes de traitement de ces affections doivent correspondre aux particularités du type psychique et permettre « un traitement de l’activité neuropsychique, en particulier une psychothérapie scientifiquement argumentée. »

Il serait curieux de voir les intellectuels qui sont pour la vie et ses manifestations psychiques avec Pavlov, condamner dans notre pédagogie cet appel que nous faisons à toutes les forces vives de l’individu et se faire les défenseurs d'une pédagogie dont toute l’œuvre de Pavlov dit l’insuffisance et la malfaisance.

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Cet appel à l’affectivité et à la vie, c’est l’élément nouveau que nous apportons dans la pédagogie contemporaine. Le texte libre, qui a désormais gagné sa cause, ne vaut que par la liaison qu’il fait entre le travail scolaire et la vie affective de l’enfant dans son milieu. L’originalité de notre journal scolaire n’est point, comme le croient certains, d’apporter documentation et nourriture scolaire, mais de remuer la vie en profondeur. C’est parce qu’ils négligent ce fait que nos critiques s’en prennent à l’insuffisance de nos descriptions, de nos renseignements et de nos enquêtes, qui ne font pas mieux que ce qu’on peut trouver dans les manuels actuellement édités. Et ils ont raison. Notre apport c’est le biais affectif par lequel nous appréhendons désormais la vie. Faites à vos élèves une leçon sur les grottes des Cévennes, même très documentée et illustrée, et vous serez étonnés du peu de profit que vous en aurez en profondeur. Mais que nos correspondants nous racontent comment ils sont descendus dans les grottes et que nous goûtions au Roquefort qu’ils nous ont envoyé. Dans 20 ans, dans 50 ans, nous nous souviendrons encore de ce moment de vie que nous ont valu nos techniques.

C’est ce même élément d’affectivité et de vie que nous plaçons à la base de notre reconsidération des rapports maîtres-élèves en fonction de la nécessaire discipline scolaire.

La froide autorité magistrale, avec son appareil de coercition que connaissent et pratiquent encore, hélas ! la majorité des classes françaises, est certes une solution. C’est parce que nous en avons trop souffert, comme élèves d’abord, comme maîtres ensuite, que nous avons cherché une solution techniquement meilleure. Nous l’avons trouvée dans le travail vivant au sein d’une communauté coopérative unie par de puissants liens d’affectivité. Ce que nous y gagnons surtout, c’est de redevenir des hommes, et cela compte, je crois, c’est de réagir en hommes qui ont une intelligence et un cœur et qui s’appliqueront à faire de l’école formelle dont ils ont tant souffert, l’équipe fraternelle où tout n’est pas toujours parfait à 100 %, mais qui a du moins le mérite insigne d’être dans la norme de la vie en l’an 1952.

Nous laisserons Elise Freinet défendre la sensibilité dans les acquisitions et les réalisations artistiques. Nous dirons qu’il est au moins paradoxal que les mêmes hommes qui prônent l’accouchement sans douleur et qui glorifient à juste titre l’œuvre si sensible de Paul Eluard, essaient de nous faire faire marche arrière pour nous ramener à des techniques de travail qui enlèvent à l’enfant le pouvoir splendide et émouvant de sentir ce que seuls sentent parfois les poètes et qui nous laisse indifférent., de voir ce que nos yeux troublés ne distinguent plus, de scruter le ciel, écouter et comprendre le langage des fleurs et le chant des oiseaux, d’enrichir la vie de tout ce qui en fait le prix, de tout ce qui porte à jamais, à travers les temps, la marque de l’Homme.

« Ils ignoraient — dit Eluard — que la beauté de l'Homme est plus grande que l'Homme. »

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Les robots que perfectionne la science, accompliront avec maîtrise peut- être un jour prochain, les actes complexes qu’enseigne l’école traditionnelle. Ils n’en resteront pas moins des ersatz d’hommes tant qu’on ne leur aura pas donné la sensibilité et la vie qui sont la marque supérieure de l’Homme.

Nous ne fabriquons pas des robots pour la criminelle machine capitaliste, mais les hommes sensibles et vivants qui, demain, reconstruiront le monde.