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Février 1953

Nous procédons, pour la pratique de nos Congrès comme pour l'ensemble de notre pédagogie, selon notre principe d’expérience tâtonnée qui est la forme scientifique de notre travail commun. Nous ne prétendons jamais être parvenus à des solutions pleinement satisfaisantes et définitives. Dans un monde plus mouvant que jamais, dont les incidences sociales, économiques, politiques et techniques changent d’une année à l’autre, parfois même au cours d’une année, la solution d’aujourd’hui n’est jamais assurée d’être valable pour demain. Une adaptation permanente de nos efforts est sans cesse nécessaire. Cette adaptation qui tient le plus grand compte des expériences réussies ou non et des difficultés rencontrées, des brèches ouvertes, des déviations possibles, n’en obéit pas moins aux grandes lois de la vie que nous nous appliquons à retrouver sous les facettes déformantes de la pédagogie traditionnelle.

Solidité des assises, justesse de la ligne pédagogique à suivre, expérience tâtonnée permanente au service de la vie, telles sont les caractéristiques majeures de notre pédagogie moderne.

En vertu de ces principes, nous assurons toujours davantage nos pas : une expérience réussie dans une classe est diffusée, répétée dans d’autres classes qui nous informent des résultats obtenus. Si l’expérience est reconnue comme favorable, elle sera automatiquement répétée, dans notre mouvement par des centaines et des milliers d’autres camarades jusqu’à devenir technique de vie qui s’inscrit normalement et définitivement dans le processus de nos écoles.

Un certain nombre d’expériences sont ainsi sorties de nos tâtonnements expérimentaux pour devenir techniques de vie. Nous citerons : le texte libre, l'imprimerie, le journal, la chasse aux mots, l'exploitation pédagogique des complexes d'intérêts, les échanges interscolaires, les fichiers autocorrectifs.

Nous aurons seulement à prendre acte de l’intégration de ces techniques dans la pédagogie française et à lutter, par l’expérience et le travail, contre toutes déformations possibles.

Il est d’autres expériences réussies déjà dans de nombreuses écoles, qui n’ont cependant pas encore fait suffisamment la preuve de leur efficience et ne sont pas encore entrées de ce fait dans les techniques de vie de nos classes.

Il faut nous organiser pour continuer ces expériences dans les meilleures conditions possibles. Si ces expériences prouvent, pratiquement, du seul fait qu’elles sont répétées à une échelle sans cesse croissante, leur supériorité sur les méthodes actuellement en usage, elles s’intégreront, elles aussi, à la vie de nos classes. Le processus est normal et naturel. Ce n’est jamais par principe que autorités ou individus s’opposent à notre pédagogie. Ils ne font que masquer sous des principes une opposition qui a toujours d’autres causes, dont quelques- unes sont parfaitement compréhensibles. Tous regardent la machine nouvelle et ils sont quelque peu déroutés et effrayés par les normes imprévues du travail qu’elle permet. Lorsqu’ils se seront rendus compte, à l'expérience, que cette machine, tout compte fait, est préférable aux anciens outils, aucune raison de principe ne les empêchera de l’adopter.

Sont ainsi en cours de répétition pour devenir TECHNIQUES DE VIE : le fichier scolaire coopératif, les conférences d'enfants, l'activité artistique des enfants, les méthodes naturelles dans tous les domaines, les rapports nouveaux, plus naturels et plus humains entre enfants et adultes, une plus grande confiance dans le besoin de travailler et de s'instruire de nos élèves, le souci que nous devons avoir de leur santé et les mesures à prendre pour la sauvegarder.

Nous continuons donc nos expériences dans ce domaine. Elles sont déjà assises sur des données que nous estimons définitives, illustrées par d’incontestables réussites qu'il nous suffit de faire mieux connaître encore. Nous aurons à discuter dans notre Congrès de d’action à mener pour faire passer ces réussites du stade de l’expérience à celui de technique de. vie scolaire.

***

Mais nous sommes d’incorrigibles enfants, et c'est peut-être là notre plus éminente caractéristique, celle aussi que nous revendiquons avec le plus de fierté.

Nous pourrions bien, après tant d'expériences témérairement menées, après tant de chutes qui auraient pu être mortelles, après avoir franchi tant de passages difficiles où nous avons cent fois failli sombrer, nous contenter aujourd’hui de notre, réussite sur les points désormais acquis, nous organiser dans cette nouvelle vie, nous assagir, comme l’adolescent qui, après avoir longuement expérimenté la vie, déclare close l’ère des expériences, s’installe dans son bien et dans ses meubles, tranquille et sans bruit, prêt même à faire le gendarme contre ceux qui voudraient, par leurs expériences nouvelles, troubler sa quiétude.

Nous restons les incorrigibles enfants qui ne sont jamais pleinement satisfaits, pour qui les expériences réussies ne sont qu’un tremplin pour un nouveau saut, qui ne craignent pas de reconsidérer chaque jour leur conception du monde et de la vie. Ils font le désespoir des gens sages qui ne comprennent pas cette obstination à connaître et à chercher, à essayer et à créer et qui espèrent toujours, pour un jour prochain, le retour repenti de l'enfant prodigue.

Nous nous rendons bien compte que cette attitude d’éternels enfants, cette obstination à reconsidérer sans cesse les problèmes, à déranger sans vergogne les gens confortablement assis, que tout cela indispose bien des gens, et ceux d’abord qui ont l’autorité et la puissance, et qui, de ce fait, veulent la défendre.

Vous connaissez la réponse de nombreux propriétaires aux locataires qui se présentent à la porte de leurs immeubles : Ni chiens ni enfants !.. Ils sont nombreux ceux qui se croient propriétaires de la maison : Education, psychologie, pédagogie, qui mettraient volontiers, à l’orée de leur chasse gardée : Interdit aux chercheurs de l'Ecole Moderne.

Mais nous sommes Français et toute interdiction autoritaire ne fait qu’exciter notre désir de passer outre et d’exploiter les sentiers interdits.

Nous continuons donc et nous continuerons, sacrifiant notre effort, notre argent, notre tranquillité, nos succès et notre renommée. Aussi bien notre mouvement n’aurait plus de raison d’être le jour où nous nous arrêterions de partir en flèche, d’ouvrir des, brèches, de nous engager avec allant et même avec témérité le jour où nous croirons avoir tout découvert, parce qu’un éducateur satisfait n’est pas un véritable éducateur. C’est dans la mesure où nous éprouvons nous-mêmes cette soif de connaître et de chercher que nous pouvons l'entretenir chez nos élèves afin qu’ils puissent s'abreuver longuement aux sources que nous leur aurons révélées.

Au cours de notre Congrès, ne nous jugez jamais d’un point de vue statique et mort. Les Congrès de l’Ecole Moderne ne sont pas des réunions d’actionnaires pour répartition de places ou de dividendes. Ils sont des Congrès de travail audacieux et de marche en avant. Quiconque veut chercher et expérimenter avec nous, y a sa place. Nous ne lui disons pas qu’il y trouvera avantages d’honneur et d’argent. Il y gagnera quelque chose que nous estimons bien supérieur : la dignité de l’homme, la conscience de sa valeur et de ses possibilités, et le sens nouveau d’une vie à laquelle nous faisons une enthousiasmante confiance.

C’est cette dignité d’homme, c’est ce sens nouveau de la vie qui sont à la base de cet esprit Ecole Moderne, ferment définitif de notre grande amitié dans le travail.

***

En incorrigibles enfants, nous partirons donc à ce Congrès comme à ceux qui l’ont précédé d’ailleurs, vers de nouvelles aventures. Je sais qu’il en est qui s’en effraient, qui estiment que nous partons à l’assaut de murs que nous ne pourrons escalader. Notre passé est bien garant pourtant de notre avenir. Ce que nous avons réussi au cours des vingt-cinq ans passés, avec des moyens matériels infiniment plus réduits, dans une atmosphère sociale et pédagogique qui ne nous a point rebutés, nous autorise à aborder des recherches et des réalisations pour lesquelles nous avons l’avantage de pouvoir mobiliser aujourd’hui les milliers de camarades, anciens et nouveaux, qui constituent la plus grande force pédagogique de notre pays.

Quelles sont les brèches que nous voudrions ouvrir ? Nous hésitons quelque peu devant une énumération qui est toujours restrictive, nous avons non seulement le droit mais le devoir de nous attaquer et de nous attacher à tous les problèmes que nous avons à résoudre dans la pratique de notre métier.

Au premier rang des Nouveautés, nous plaçons cette année la réalisation du Cinéma scolaire, dont nous n’avons pas à rappeler ici l’importance. Si, un jour prochain, par nos efforts méthodiques, par nos réalisations techniques, nous rendons possible dans nos classes le cinéma scolaire, comme nous y avons permis l’imprimerie, nous aurons fait faire à notre pédagogie un nouveau pas en avant et de taille.

Deuxième grand, projet : la réalisation des conditions matérielles et techniques qui permettront l’observation et l’expérimentation scientifiques : fiches- guides et B.T. guides et matériel nécessaire.

Troisième grand projet : la réalisation de B.T. guides d’Histoire.

Quatrième grand projet : accélération systématique de notre édition de disques CEL.

Cinquième grand projet : la poésie et l’art des enfants.

Sixième grand projet : la connaissance de l’enfant et la reconsidération de la psychologie.

Voilà donc les brèches ouvertes ou à ouvrir, et dans lesquelles nous allons nous engager, méthodiquement, expérimentalement, scientifiquement. Nous aboutirons parce que nous avons l’appui financier d’une CEL qui marche aujourd’hui normalement, l’appui moral et technique d’un groupe de plusieurs dizaines de milliers d’adhérents fidèles, que d’autres dizaines de milliers de camarades s’apprêtent à renforcer.

Avec une telle richesse, nous pouvons espérer de grandes et belles réalisations.

Nous n’avons pas grand-chose à ajouter et pourtant au moment où nous entrons dans la période de préparation active de ce Congrès nous rappellerons :

— Que notre Congrès sera un Congrès de travail et que la parole et la place d’honneur seront donnés en permanence à nos meilleurs travailleurs. Ce n’est pas à l’éloquence gratuite que nous mesurerons l’apport effectif des camarades mais à leur bonne volonté, à leur ingéniosité, à leur ténacité et à leur dévouement à notre grande cause.

— Que nous ne sommes ni ne voulons être ni un syndicat, ni un parti politique, ni un groupement idéologique pour je ne sais quelle opposition. Nous sommes des instituteurs fraternellement unis pour essayer de résoudre les problèmes qui nous sont communs. Dans les associations dont nous sommes des membres actifs nous nous appliquons partout, à faire progresser l’étude et la réalisation des grands problèmes dont nous avons reconnu l’urgence et dont nous connaissons l’incidence sur les destins de la pédagogie populaire.

Nous nous déclarons toujours prêts à travailler fraternellement avec toutes les organisations qui poursuivent les mêmes buts de libération de l’enfant, pour la réalisation d’un monde mieux à la mesure de nos permanents soucis de liberté, d’égalité et de fraternité.

— Nous gardons vis-à-vis des organismes officiels notre entière liberté, ce qui ne nous interdit nullement dans le cadre de cette liberté, de collaborer, accidentellement ou de façon plus suivie avec les personnalités, les organisations et les services qui œuvrent, momentanément au moins, pour les mêmes buts. Nous disons notamment toute notre sympathie pour les Inspecteurs de plus en plus nombreux qui comprennent le sens et la portée de nos efforts, qui facilitent nos travaux et se joignent même, fraternellement, à nos équipes de travail.

— Nous travaillons enfin, pendant tout le cours de l’année, et au cours de nos Congrès, en hommes dignes et en camarades. Nous ne connaissons et ne voulons connaître ni les manœuvres ni l’intrigue que nous ne pratiquons jamais.

Mais nous sommes et nous restons impitoyables vis-à-vis des personnes ou des groupements qui, violant ces règles élémentaires de nos collaborations, porteraient l’atteinte la plus grave à cette fraternité qui est le ciment affectif de notre beau mouvement.

Par notre travail de plus en plus efficient, par notre unité toujours plus fraternelle, nous ferons de notre Congrès de Rouen une grande rencontre digne de l’Ecole Moderne, qui marquera une étape de plus dans l’histoire de notre CEL, de notre ICEM, de l’Ecole Laïque Française.

Par ce travail et par cette union, nous offrirons aux camarades étrangers qui ont déjà annoncé leur venue, aux personnalités qui seront invitées à ce Congrès le spectacle réconfortant de ce que peuvent les instituteurs français unis pour la défense de l’Ecole Populaire Laïque.