« Une science, dit Lyssenko, qui ne donne à la pratique ni perspective claire, ni force d'orientation, ni certitude d'atteindre des buts pratiques, est indigne du nom de science. »
Nous prétendons apporter en pédagogie cette perspective claire, cette force d’orientation et les résultats pratiques qui donnent à nos travaux le caractère scientifique que nous leur voulons.
Mais cette définition de la science par Lyssenko est du même coup une dénonciation implicite de notre plus dangereux ennemi : l'intellectualisme, qui se nourrit de mots et d’idées, jongle avec ces mots et ces idées en se vantant même du caractère « désintéressé », c’est-à-dire pratiquement inutile, de ce jonglage. Nous avons malheureusement tous été nourris de cet intellectualisme ; il imprègne encore toute la psychologie et toute la pédagogie ; il fausse dangereusement les problèmes les plus simples, comme un sang vicié dont on voudrait nous nourrir ; il nous impose des conceptions exclusivement scolaires et scolastiques des processus d’acquisition et de formation contre lesquels nous avons bien des difficultés à lutter pour faire triompher le simple bon sens.
Ce bon sens, tous ceux que la fausse culture n'a pas encore atteints, le possèdent encore naturellement. Tous les enfants du monde apprennent à rouler à bicyclette malgré les pédagogues qui lèvent les bras au ciel et s’obstinent à penser qu’on ne peut pas se hasarder à marcher... tant qu’on ne sait pas marcher. Et l’immense masse des travailleurs sait bien, d’instinct, et d’expérience, qu’on ne prépare pas un enfant à l’équitation en lui expliquant à longueur de journée la nature des chevaux et les règles de l’équitation, mais en mettant en selle le cavalier et en lui donnant, chemin faisant, explications et conseils nécessaires. On apprend à parler en parlant, on perfectionne sa voix en chantant, on devient habile menuisier ou jardinier expert en manœuvrant varlope, bêche ou serpette... Ce sont là vérités si évidentes qu’aucun autre processus d’acquisition et de formation n’apparaîtrait possible si la culture intellectualiste n’avait formé la race paradoxale des hommes qui pratiquent une autre méthode : les intellectualistes.
C’était, à l’origine, la race des princes et des nobles, puis celle des bourgeois qui tenaient à singer la noblesse. Ils avaient tous un foncier mépris du travail, et, comme il fallait qu’ils prouvent tout de même leur utilité aux postes de direction, ils ont fait croire aux travailleurs qu’il existait une autre forme de travail que la façon vulgaire de manier la bêche ou la varlope. Eux, ils travaillaient « avec leur intelligence ». La formule a d’ailleurs encore cours dans certains milieux.
Oui, ces exploiteurs nous ont fait croire qu’il existait ainsi, dans certains individus privilégiés, une vertu essentiellement noble, qui est donnée — par Dieu ou par le destin — aux gens de qualité : une sorte de centre de production autonome, une source merveilleuse de possibilités indépendantes du milieu et du travail, l’intelligence. Et cette intelligence, il suffisait de la cultiver spécifiquement, par des procédés exclusivement intellectuels, par le truchement exclusif de mots et d’idées, pour qu’elle soit à même de solutionner, par sa seule vertu, les problèmes majeurs qui se posent à nous.
L’Ecole, supérieure et secondaire d’abord, l’Ecole primaire ensuite, dès qu’elle a été créée, sont devenues l’imposante et majestueuse fabrique d’intelligence.
L’affaire était si bien montée que le peuple lui-même mesurait l’intelligence au nombre de fonds de culottes usés sur les bancs de l’école et aux dimensions des parchemins que l’intellectualisme avait décernés à ses plus fidèles servants.
Il a fallu la période contemporaine, avec la montée, dans le monde syndical, social ou politique, d’hommes nouveaux que n’avait pu intoxiquer l’Ecole, il a fallu aussi le développement accéléré du sport, du cinéma et de la radio avec leurs vedettes non intellectuelles, pour déciller les yeux des hésitants qui se sont aperçus alors avec surprise que les « intellectuels », comme le prince de la légende, étaient bien tout nus.
Le développement des théories mitchouriniennes a peut-être donné le coup de grâce à cette fausse culture.
Il est à peine nécessaire, semble-t-il, de faire aujourd’hui la preuve que l’Ecole traditionnelle est pourrie d’intellectualisme : elle explique, elle définit, elle discute, elle pérore, et seuls agissent le cerveau qui est conçu comme siège unique de l’intellectualisme-roi et la langue qui en est l’unique outil.
La cause est aujourd’hui jugée. Il suffit que les éducateurs habituent leurs- yeux à voir que le prince est bien nu, et à changer leur comportement en conséquence.
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Nous ne partons certes pas en guerre contre la véritable intelligence dont nous voulons au contraire la culture maximum. Nous donnons de cette intelligence une autre définition, qui apparaît, à l’usage, comme plus conforme à la réalité : elle est perméabilité à l'expérience. Est supérieurement intelligent l’individu chez qui une expérience réussie, l’amorce même de cette expérience, laissent une trace définitive qui est comme les piliers sûrs qui permettent et asseoient les constructions à venir.
S’il en est ainsi, et nos expérience en cours l’attestent hautement, toute leçon, toute explication qui ne seraient que jonglerie de mots et d’idées, sans assise préalable et foncière dans l’expérience vitale de l’individu, sont inutiles et donc dangereuses. L’Ecole doit les condamner et les supprimer pour rétablir, dans tous les domaines, la primauté de l’expérience et du travail.
Dans notre lutte pour cette profonde reconsidération scientifique des processus de notre enseignement, nous avons contre nous la griserie de l’illusion intellectualiste. L’expérience et le travail ont leurs implacables exigences ; elles- nécessitent patience et effort. Par les procédés intellectualistes, les solutions sont là, à portée de qui sait les saisir, pourvu que d’autres exécutent « à la sueur de leur front » les actes qui seuls font avancer la culture et la vie.
Nous ne triompherons pas spontanément de cette séculaire emprise intellectualiste, mais nous y parviendrons par l’expérience, l’action, les réalisations. Seulement, ce qu’il faut que nous acquérions tout de suite, c’est ce sens des solutions justes, cette notion de l’illusion de l’intellectualisme et de la nécessité de l’expérience ; il faut que nous retrouvions le bon sens. Alors, nous sacrifierons encore parfois à la scolastique intellectualiste, mais en sachant que nous y sacrifions et que la vraie voie de la culture n’est pas là, que nous savons où elle est, et que nous saurons la rejoindre.
Essayons donc, tous ensemble, de dépouiller le vieux pédagogue et de nous remettre à la laborieuse mais loyale école du travail et de la vie.
Tout cet effort de reconsidération ne peut se faire qu’à même notre travail. Et c’est justement à la lumière de ces considérations que nous allons examiner aujourd’hui deux documents pour en tirer les conclusions pratiques qui s’imposent.
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Le premier est de notre camarade Bernardin dont tous nos adhérents connaissent le bon travail si généreusement donné à la C.E.L.
Nous avions adressé à Bernardin, pour contrôle, une B.T. du camarade Marteau : Le pommier à cidre, B.T. qui nous paraissait, malgré plusieurs mises au point, encore trop scolastique. Voici ce que nous écrit Bernardin :
« Je ne suis pas d'accord. Pour ne rien omettre, je reprends la lettre de Marteau :
1° Pour faire sa B.T., le camarade dit s’être inspiré du « Chanvre », du « Maïs », de la « Mirabelle » qui traitent d’une technique agricole.
Or, ces B.T. ne me plaisent qu'à moitié et les camarades seront certainement d'accord avec moi si je dis que les enfants les lisent, mais qu'en général ils se lassent avant la fin, non parce que le sujet manque d'intérêt mais simplement parce qu’on leur fait assimiler toutes les connaissances avec les yeux. Dans les régions où l’on cultive le chanvre, le maïs, la mirabelle, certes l'intérêt de l’enfant peut être assez puissant pour engendrer une enquête ou une étude. Mais quand il ne s'agit que d'acquérir une documentation sur une activité étrangère au milieu, bien souvent la B.T. est trop longue. La présentation doit être alors particulièrement soignée.
2° Le camarade veut faire pour nos enfants ce qui existe pour les adultes.
Là encore, il faut une mise au point. Je suis moi-même chargé de cours agricole dans la région de Lure et je possède une documentation assez copieuse. Parmi ces livres, j'en ai qui ne présentent que des monographies : je les ai lus une fois mais je ne les lis plus.
D'autres livres donnent au contraire des conseils de jardinage, d’arboriculture, de cultures de céréales, d'élevage. Je les lis et les relis parce qu’ils présentent quelque chose de pratique, d’utile, avec suffisamment de renseignements documentaires.
J'en conclus qu'il nous faut une encyclopédie agricole, mais il nous la faut avant tout pratique et très assimilable. »
Et Bernardin présente, en accord avec sa conception, un nouveau plan pour cette B.T. Nous le résumons :
Produis toi-même ton pommier. Nécessité d'un premier greffage. Comment faire des cordons et des espaliers. Plante les arbustes en place. Protection des jeunes pommiers. Entretiens tes arbres. Où se trouve la pomme dans la fleur. Comment se développe la pomme. Traitements. La récolte.
Comme on le voit, Bernardin fait du travail scientifique en partant de la base, de l’expérience et du travail. La compréhension intelligente, l’analyse et la synthèse qu’on croit trop être des opérations exclusivement intellectuelles, n’étant que l’aboutissement de cet effort méthodique.
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Le même problème est posé, mais moins bien solutionné, par un camarade qui a eu entre les mains deux projets de brochure de notre ami Guillard, et que nous hésitons à publier parce que nous les croyons trop difficiles : l’électrochimie et l’électrométallurgie, l’énergie nucléaire.
« Je ne comprends pas, écrit notre auteur, que des camarades ne jugent pas utile de faire une B.T. sur l’électrochimie, industrie-clef des Alpes. Le voilà bien le contrôle B.T. dont nous avons demandé à diverses reprises la modification.
Un camarade se demande, en plus, si un enfant lira jusqu'au bout une B.T. sur l’électrochimie ou l’énergie nucléaire ! Existe-t-il encore des camarades qui ne savent pas ce que c’est qu’une B.T. et comment l’employer ?
Lire jusqu’au bout ! Je comprends qu’avec une telle conception de la vie pédagogique d’un maître et de la vie affective et intellectuelle des enfants, il puisse exister un désaccord entre nos techniques plus ou moins bien employées et les méthodes soviétiques ou des démocraties populaires. »
On voit tout de suite que ce camarade est loin d'aborder le sujet avec la logique de Bernardin. Nous dirions même qu’il en est à l’opposé et la réponse que nous aurons à faire va nous aider à mieux comprendre justement l’aspect scientifique véritable de notre travail.
Bien sûr, nous jugeons utile, et même indispensable, une B.T. sur l’électrochimie et même sur l’énergie nucléaire, mais à condition qu’elles soient à la portée de l’enfant et qu’elles ne nécessitent pas des leçons et des explications verbales qui resteraient des mots parce qu’elles ne seraient pas appuyées sur l’expérience et la vie.
Si l’enfant ne lit pas la B.T. jusqu’au bout ! Voilà justement la pierre de touche d’une bonne B.T. L’outil qu’on présente à l’enfant peut être de bon acier et muni des tout derniers perfectionnements, s’il est trop lourd ou trop complexe et si, dans la pratique, l’ouvrier ne peut pas s’en servir, s’il est contraint de demander de l’aide, il y a maldonne. Si votre B.T. est impeccable comme forme et comme contenu, mais si l’enfant ne peut pas l’utiliser pour ses travaux fonctionnels, il y a maldonne aussi. Ce n’est pas parce que, avant nous, l’outil d’enfant n’existait pas — j’entends le bon outil qui permet du travail efficient — que nous allons nous accommoder paresseusement d’à peu près qui flattent notre supériorité d’adultes, mais qui sont loin d’être des réussites.
Nos réussites, ce sont justement ces outils de l’école moderne qui sont à cent pour cent à la portée des enfants : notre imprimerie à l’école, nos fichiers, le filicoupeur et bientôt notre matériel scientifique. Ce sont ces réussites qui nous classent dans la pédagogie contemporaine où notre influence est désormais visible et radicale.
Nous continuerons dans cette voie. Mais adapter nos B.T. aux possibilités enfantines, ce n’est pas, comme on a voulu le croire parfois, parler un langage petit nègre ou éviter paresseusement les questions difficiles. Nous avons pour nos enfants d’autres ambitions et nous savons solutionner les problèmes dans le sens de la vie qui monte. Les questions à l’étude, il nous faut les aborder, comme le recommande Bernardin, sous l’angle de l’expérience et du travail motivé ; il nous faut retrouver les grandes lignes d’intérêt, susciter l’enthousiasme constructif qui mobilise des forces nouvelles d’une nature et d’une portée qui sont sans commune mesure avec la passivité scolastique.
Nous n’aménageons pas l’ancien. Nous créons du nouveau.
Et pour terminer, existe-t-il un désaccord foncier entre nos techniques, plus ou moins régulièrement employées et les méthodes de l’U.R.S.S. et des démocraties populaires (que nous ne connaissons que très imparfaitement d’ailleurs) ?
Il est exact que nos techniques du texte libre, de l’imprimerie à l’école et des correspondances interscolaires n’ont pas encore franchi toutes les frontières. Si, comme nous en sommes persuadés, elles sont parfaitement fondées psychologiquement, intellectuellement et socialement, elles prouveront pratiquement leur efficience.
Et leur résonance ne peut qu’être encourageante au pays de Mitchourine, dans les écoles où sont fondées par milliers des clubs mitchouriniens qui, en évitant le vain verbiage, commencent l’enseignement par le commencement, et en lui donnant un but pratique selon les conseils de Lyssenko. Aux camarades indécis, il nous serait facile de citer des textes disant combien la culture du peuple doit se méfier de cet intellectualisme qui nous a si totalement déformés que, aujourd’hui encore, les éducateurs accusent l’avant-garde que nous sommes de lèse- majesté parce que nous disons l’inéluctable primauté de l’expérience vivante au service de l’enfant du peuple.
L’enseignement de tout cela : nous le tirerons encore de la démonstration de Bernardin. L’adaptation de nos B.T. ne doit pas être seulement une préoccupation de forme ; il ne s’agit pas de remplacer un mot compliqué par un mot plus simple, une explication trop abstraite par des précisions concrètes. C’est le processus d’acquisition qu’il faut changer ; nous avons essayé d’en dégager les bases, mais, bien sûr, il ne nous appartient pas, hélas ! dans l’état actuel des choses, de mettre à la disposition de l’enfant les jardins de Mitchourine.
Nous aimerions que, sur ces questions primordiales, s’institue un débat auquel pourraient participer de nombreux camarades et qui nous permettrait de toujours mieux préciser les lignes vitales de notre pédagogie moderne.