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Notre pédagogie progresse, elle aussi, par expérience talonnée

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Novembre 1951

Notre pédagogie reste une constante création : il ne se passe pas d’année, pas de mois, qui ne soient marqués par quelque nouveauté, et de ces nouveautés qui comptent dans la vie d’un éducateur comme dans les destins de notre Institut : presses automatiques et semi-automatiques, presses volet 21x27, séries nouvelles de la collection B.T., fichiers auto-correctifs, filicoupeurs, films fixes et animés, méthode naturelle de dessin et bientôt méthode naturelle de musique.

Les camarades ont tort qui se laissent émouvoir par les critiques portées contre notre mouvement par des théoriciens qui ne connaissent rien de notre métier et qui nous crieraient bien volontiers comme aux enfants : attention à ton couteau, tu vas te couper ! Ne monte pas à bicyclette, il en est qui ont dérapé !... Et si nous préférons, nous, nous entailler parfois les doigts mais créer avec notre couteau des figurines qui nous enchantent ; si nous voulons voir du pays, même si nous dérapons au tournant !...

Il faut, lorsqu’on considère un mouvement de masse comme le nôtre, le comprendre et l’orienter avec bien plus d’optimisme. Nous ne nous attarderons pas à regarder derrière nous ceux qui hésitent exagérément aux croisées des chemins, et qui, de loin, nous avertissent que nous nous trompons pour que nous les attendions, ou que du moins nous ne parvenions pas plutôt qu’eux, au but.

Notre mouvement progresse lui aussi par expérience tâtonnée. Contrairement à ce qu’on croit parfois, nous ne sommes point lancés idéologiquement dans l’Education moderne. Lorsque, en 1924, j’ai fait mes premiers essais de modernisation de mon enseignement, je ne suis point parti d’un point de vue doctrinal ni théorique. J’avais un problème majeur à résoudre : Du fait de ma grave blessure de guerre, je ne pouvais pas parler plus de cinq minutes dans l’atmosphère confinée de la classe. Alors, j’ai, par tâtonnement, cherché des solutions qui répondraient mieux que les méthodes traditionnelles à mes possibilités physiques et nerveuses sans compromettre les exigences éducatives des enfants. L’imprimerie a paru tout de suite apporter une grosse amélioration dans ma technique de travail. J’ai exploité au maximum la brèche ainsi ouverte et qui, ma foi, s’est révélée comme passablement féconde.

C’est parce que, dès les premiers essais de correspondance avec Daniel, les avantages de cette pratique ont largement compensé les inconvénients, que nous avons développé la correspondance interscolaire qui sera bientôt la marque éminente du progrès pédagogique en France.

Lorsque nous avons senti la nécessité d’offrir aux enfants des textes d’adultes qui élargissaient leur horizon littéraire et humain dans l’amélioration permanente de leurs techniques d’expression, nous avons, en 1929, après de multiples essais et expériences, fixé les formes de notre Fichier scolaire coopératif qui a fait, lui aussi, un bon bout de chemin.

Et quand, sans cesse gênés par l’inadaptation à nos enfants de tous les documents que nous offraient les adultes nous avons lancé notre collection bibliothèque de travail, nous ne nous sommes posés aucune question idéologique préalable. Il nous fallait un outil ; nous avons fait le tour de tous les magasins pour le trouver. Nous nous sommes mis à le forger et-la besogne n’est pas encore terminée Nous ne savons même pas au juste où elle nous mènera. Elle nous mènera, là où l’exigent nos besoins d’ouvriers travaillant à même les écoles du peuple, et selon les possibilités dont nous disposerons, selon les brèches que nous pourrions collectivement ouvrir dans le mur fantastique de l’édition scolaire.

Il arrive qu’on nous dise : « Mais ces outils, les instituteurs ne les emploient point selon l’esprit qui a présidé à leur naissance. D’aucuns s’en servent même à contretemps et risquent de faire de la mauvaise besogne ».

Hélas ! nous en sommes tous là. Si notre auto tournait à la perfection, nous n’aurions pas besoin de nous arrêter sans cesse pour en vérifier le mécanisme, ou même pour pousser à la roue.

Il peut nous arriver à nous aussi de mal manœuvrer nos outils, de nous en servir parfois même à contretemps. Et c’est, pourquoi nous ne cessons de les ajuster, comme nous ajustons les techniques, d'être à l’affût de toutes les expériences réussies, de mettre en commun nos recherches dans nos revues, dans nos livres, dans nos groupes départementaux, au cours de nos stages et de nos congrès. Notre expérience tâtonnée continue. Elle suppose que nous ne sommes pas tous sur le même plan de nos recherches : les uns poussent dans une direction, les autres s’attardent peut-être à parfaire une réussite. Nous veillons seulement à ce que le mouvement continue malgré tout, lentement, expérimentalement, sa marche en avant vers de nouveaux problèmes à résoudre à la solution desquels nous emploierons notre théorie expérimentale. C'est la marche même de la vie et de la méthode scientifique.

Et il y a dans notre mouvement tous les stades. Il est des camarades qui, bénéficiant de conditions exceptionnelles de milieu, de locaux, d’approvisionnement, se sont poussés à l’avant-garde et tirent de nos techniques un maximum. Il en est d’autres qui feraient sans doute aussi bien s’ils n’avaient à faire face à des difficultés multiples dont nous sous-estimons sans doute la portée. Dans ce milieu peu aidant, ou parfois contrariant, ils font ce qu’ils peuvent. Et loin de leur jeter la pierre à cause de leurs réussites relatives, nous devrions admirer leur conscience, leur ténacité et leur lucidité. Au lieu de les cribler de critiques stériles, travaillons avec eux à améliorer les conditions marâtres qui les brident et ils partiront en pointe pour nous dépasser peut-être un jour.

Il faut compter surtout avec la grande masse des éducateurs qui commencent seulement leur expérience tâtonnée. Ils ont perdu la confiance dans les vertus des prêches, dans l’efficacité des devoirs, et ils ne se font plus d’illusion sur la portée des sanctions — récompenses ou punitions — qu’ils pratiquent peut-être à retardement parce qu’ils n’ont pas encore trouvé les solutions qui leur permettront de dépasser ce stade.

Il ne fait pas de doute que l'exemple de milliers d’écoles qui, par des techniques de travail mieux adaptées aux besoins des enfants, parviennent à des résultats au moins équivalents — restons modestes — fait réfléchir l’éducateur le plus timoré. Le paysan courbé sur son araire regarde du coin de l’œil le tracteur qui, dans le champ voisin, comme en se jouant, éventre la terre. Il maudira peut-être le tracteur, mais le coup de départ est donné... Le paysan abandonnera son vieil outil.

Et tous nos instituteurs, même les plus apparemment conservateurs, évoluent et évolueront vers les expériences qui ont réussi : après le texte libre, ce seront le fichier et la bibliothèque de travail qui remplaceront les manuels ; la communauté coopérative rendra un jour prochain superflu un arsenal de récompenses et de punitions qui n’honore ni l’école ni les maîtres.

Si les éducateurs n’avaient été eux-mêmes si profondément déformés par l’école qu’ils ont subie et par celle qu’ils font aujourd’hui subir, il y a longtemps qu’ils auraient avec bon sens — comme les enfants qui ne s’y trompent pas — choisi les voies du progrès. .

Mettons bien au point notre auto. Faisons admirer la perfection de ses démarrages la sûreté de sa conduite, la vitesse dont elle est capable, et elle attirera vers elle les usagers hésitants. Certes, les marchands de char-à-bancs bougonneront, sur leur siège branlant. C’est l’auto perfectionnée qui triomphera.

Selon les principes mêmes de cette expérience tâtonnée, nous avons déjà influencé profondément l’école française. Nous sommes quelques milliers seulement à avoir en mains une machine qui marche, et dont nous avons la maîtrise. Us sont déjà quelques dizaines de milliers qui s’essayent, eux aussi à la nouvelle machine. Et d’autres dizaines de milliers s’apprêtent à les suivre. Trente mille éducateurs sont déjà inscrits sur nos listes. Cinquante mille instituteurs pratiquent le texte libre et en commencent l’exploitation. Notre limographe et nos B.T- seront bientôt dans toutes les écoles françaises. 

Il y aura alors, il y a déjà quelque chose de changé dans notre pédagogie de l'Ecole laïque française dont nous voudrions être les meilleurs et les plus dynamiques des ouvriers.
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Ce que nous venons de dire ne signifie nullement que nous nous accommodions un tant soit peu des déviations latentes qui risquent de nuire à l’efficience de nos techniques Mais nous ne pensons pas que nous ayons avantage pour les redresser, à insister tout particulièrement sur les erreurs coupables qui ne sont jamais que détails, fausses manœuvres, données négatives inhérentes à la vie d’un grand mouvement constructif. Nous n’en sommes point pour les verboten qui ne réussissent pas mieux dans notre mouvement que dans les classes traditionnelles aux méthodes dépassées.

Nous n’allons pas nous attarder à suivre nos contradicteurs dans la dénonciation du comportement, de quelques rares camarades qui ont acheté l’imprimerie et qui essaient, comme le conseille un inspecteur, de résoudre la quadrature du cercle en la mettant au service de l’école traditionnelle. Nous disons en permanence comment naissent, comment vivent, comment progressent les cinq à six mille journaux scolaires qui s’éditent actuellement en France, et qui constituent la plus étonnante des réalisations de l’Ecole laïque française, celle qui sert peut-être le mieux cet idéal que les événements récents nous font un devoir de défendre par tous les moyens.

Les éducateurs qui achètent nombreux nos fichiers scolaires ou nos fichiers auto-correctifs, risquent de s’en servir maladroitement comme ils se servent des manuels. Ils risquent de n’en avoir pas beaucoup plus de satisfaction. Nous leur montrons et leur montrerons en permanence comment nous les utilisons, nous, pour leur faire rendre 100 %. Les instituteurs sont comme tous les travailleurs : ils n’aiment pas l'effort qui tourne à vide, la peine, si minime soit-elle qu’on se donne sans résultats. S’ils ont sous les yeux l’exemple d’expériences réussies, ils iront nécessairement plus avant dans nos techniques.

Les instituteurs achètent toujours plus nombreux notre collection Bibliothèque de travail. Il se peut qu’ils ne l’emploient pas toujours avec un profit maximum. Elle leur sera toujours précieuse. Montrons comment nous employons ces brochures ; comment nous utilisons notamment ce répertoire dont nous venons de sortir le premier fascicule. La technique d’emploi de ces B.T. ira s’améliorant.

Ne refoulez donc jamais un camarade qui, en achetant nos B.T., en introduisant nos fiches, en achetant notre limographe, a fait le premier pas dans la voie de l’école moderne. Il cherche comme nous avons cherché. Il se trompe peut-être, Nous nous sommes trompés avant lui. Continuons, sans inutile verbalisme, à améliorer nos outils de travail, à faire connaître les modes d’emploi qui se sont révélés à l’usage comme les plus favorables. Travaillons en ouvriers consciencieux que ne déforment ni l’ambition ni le profit. Travaillons coopérativement pour faire avancer l’œuvre commune.

Les résultats obtenus à ce jour suffisent à nous assurer que nous pouvons aller loin dans l’amélioration d’une pédagogie à la mesure des enfants, à la mesure du peuple à la mesure des exigences de l’Ecole laïque qui ne se défend pas avec verbiage mais qui se construit avec de la méthode, de l'audace, de la ténacité et du dévouement à la grande cause du peuple.