— Vos brebis sont inintelligentes... Regardez-les marcher passivement à la queue leu leu, leur nez baissé entre les pattes de la brebis qu’elles suivent...
— Ce n’est pas parce qu’elles manquent d’intelligence qu’elles avancent ainsi à la file indienne. Elles sont devenues telles parce qu’on les a artificiellement placées dans un circuit jalousement gardé par les barrières et les chiens. Finies les gambades et les farandoles ! Les jeux sont faits !...
Vous vous plaignez que vos enfants manquent eux aussi d’intelligence, qu’ils sont sans initiative, qu’ils se contentent de copier et de singer. Leur avez-vous réservé d’autres voies que la page qu’on tourne chaque jour — et à chaque jour sa page — que le texte qu’on copie ou l’opération qu’on résout au rythme standard de l’horaire et des règlements ?
Au jeu passionnant de la vie où chaque minute a ses nouveautés et ses chances — et ses risques — vous substituez d’autorité une mécanique pour laquelle tous les jeux sont faits.
Je procédais ainsi quand, étant enfant, je prenais pour la première fois la responsabilité de mon petit troupeau que je tenais précautionneusement en procession le long des chemins et des sentiers, de crainte de voir mes bêtes se perdre dans les barres et les précipices.
— Mais, petit, me dit le berger, tes bêtes ne mangent rien !...
J’avais oublié l’essentiel ; j’avais truqué les cartes et faussé le jeu d'une vie qui a besoin, toujours, de larges expériences, d’horizons prometteurs, de chances de réussites et d’insuccès aussi.
Là où les jeux sont faits, rien ne va plus.