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DITS DE MATHIEU - il était une fois...

Novembre 1950

Il était une fois, dans un lointain village, un paysan qui s’était mis en tête d’améliorer et d’embellir sa charrue — ce qui n’était d’ailleurs que louable — mais qui en oubliait, à polir, à limer et à peindre, le souci essentiel de soigner son cheval sans lequel la plus belle des charrues ne saurait être qu’un outil superflu.

Les savants de notre siècle ont, hélas ! imité ce paysan. Ils ont, eux aussi, poli, limé et peint ; ils ont combiné et ajusté jusqu’à tenter de donner vie à la matière inerte et à réveiller des forces insoupçonnées. Mais ils en ont oublié le souci essentiel de se préoccuper d’abord de l’homme sans les vertus duquel les plus belles inventions risquent de devenir d’inutiles, et parfois de diaboliques, mécaniques.

Dans son usine, le savant baisse une manette et le ronflement se tait ; il écarte deux pôles et l’étincelle cesse de jaillir ; il parle et les ondes répercutent sa voix par-delà les océans ; il manœuvre un projecteur qui scrute pour lui le passé et l’avenir ; il appuie sur un bouton et l’avion qu’il pilote part à l’assaut du ciel.

Mais cet homme, ce demi-dieu de la bombe atomique, de l’avion météore, du cinéma et de la radio retrouve le soir sa famille, avec de jeunes enfants plus complexes et plus délicats que les plus hardies réalisations scientifiques, plus mystérieux aussi que ces forces nouvelles qu’il vient de révéler au monde, plus difficiles à maîtriser que les installations les plus impressionnantes de la science moderne.

Et le voilà, lui, le maître de la désintégration, en proie à des êtres vivants qui le harcèlent, le démontent et le dépassent. Devant un caprice de bébé, en face de l’obstination incompréhensible du garçon déjà personnel et autoritaire, le savant, comme le plus vulgaire des mortels, s’embrouille et perd pied. Il ne comprend plus. Les forces qu’il a l’habitude de manier sont ici sans valeur et sans effet. La machine humaine fonctionne selon d’autres principes dont il n’a pas encore percé le secret.

— Quelle engeance ! dira-t-il excédé. On ne sait par quel bout les prendre.

C’est bien ainsi. La science de l’homme reste toute à construire : elle attend ses laboratoires, ses crédits et ses ouvriers. Et c’est à l’attention qu’ils portent à « l’homme, ce capital le plus précieux » qu’on mesure aujourd’hui la puissance et l’avenir des régimes en gestation.

Si le paysan s’occupait de son cheval au moins autant que de sa charrue, il aurait un bel attelage. Le jour où l'homme consacrera à l’étude, à la formation et à la vie de l’enfant et de l’homme autant de soins qu’il apporte à la mise au point de ses machines, le monde pourra s’orienter vers de nouveaux destins.