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Et si la grammaire était inutile !

Novembre 1950

Depuis deux ans, les Conférences Pédagogiques sont axées sur l'enseignement de la grammaire qui apparaît ainsi comme une pièce maîtresse de la connaissance et de la pratique de la langue écrite. Nous a-t-on assez rebattu les oreilles, dans la presse pédagogique, sur l’apposition, l’article partitif, le complément attributif, le complément-objet et le complément-agent, le groupe nominal ou le groupe adjectif ! Cela fait savant, certes, comme les ordonnances de docteur, mais nous qui, à la base, sommes chargés non de philosopher, mais d’enseigner la langue à nos élèves, nous restons indécis et inquiets, et nous nous demandons si vraiment, dans ce domaine, la pédagogie ne fait pas fausse route.

Personnellement, je dois avouer que, hors les notions simples que je rabâche depuis 40 ans, je n’entends rien à ces subtilités supérieures de la grammaire. Je ne suis certainement pas le seul dans ce cas et, très sérieusement, je me pose et je vous pose aujourd’hui la question primordiale : « Si la grammaire était inutile ? S’il était prouvé, expérimentalement, qu’on peut écrire un français parfait sans connaître aucune des règles que l’école s’essouffle à enseigner ? Si l’enseignement grammatical n’était, en définitive qu’une anormale survivance des exercices de construction latine ou grecque de l’école médiévale, entretenue par la manie des pédagogues et les intérêts matériels des firmes éditrices qui les exploitent ?

Si la grammaire était inutile ?

La question est d’importance et mérite, je crois, que nous l’étudiions sans parti-pris, expérimentalement, pour ainsi dire, en ne voyant que l’intérêt des enfants, de l’Ecole et de ses maîtres.

1° Nous donnons un premier argument préalable qui devrait suffire à notre démonstration si parents, éducateurs et pouvoirs publics étaient sensibles d’abord à la logique et au bon sens.

L’enfant apprend à parler à la perfection sans jamais connaître aucune des règles du langage parlé. Il lui suffit de vivre et de s'entraîner à parler dans un milieu qui manie la langue à la perfection. Cet apprentissage est excessivement rapide — de 3 à 4 ans —, il est définitif (on ne l’oublie plus jamais) ; il se fait absolument sans leçon, sans pleurs ni grincements de dents, comme ça, sans qu’on s’en aperçoive, en vivant ; il ne comporte jamais d’échec (hors les incapacités fonctionnelles, tous les enfants apprennent à parler) ; devant ces succès si totaux, les pédagogues désarmés ne se sont jamais essayés à donner des leçons de langage et tout le monde trouve que c’est bien ainsi, depuis qu’il y a des hommes... et qui parlent.

Existe-t-il une différence technique et fonctionnelle entre l’apprentissage du langage parlé, et l’expression écrite ? Le bon sens nous permet de dire tout de suite non : si on réalisait pour l’enfant à l’école les conditions d’expression et de vie qui existent naturellement pour le langage, les enfants apprendraient à lire et à écrire avec la même rapidité et la même sûreté, absolument sans aucune leçon. Admettons que l’écriture basée sur des signes conventionnels soit moins simple à acquérir — ce qui n’est pas sûr —, admettons que la grammaire complique anormalement la difficulté abstraite du signe écrit, mais malgré ces écueils accumulés, nous pouvons aujourd’hui apporter la preuve expérimentale de l’analogie de l’apprentissage de la langue orale et écrite.

Dans de très nombreuses écoles se pratique actuellement notre méthode naturelle de lecture. Il sera facile aux instituteurs et aux inspecteurs d’apporter dans la discussion leur témoignage objectif. D’ailleurs notre pratique du texte libre par l’imprimerie à l’Ecole est en train de faire la preuve aussi que la rédaction ne s'enseigne point par la grammaire mais par la rédaction vivante et motivée, tout comme le langage.

Nous demanderons à nos camarades de nous apporter le maximum de preuves précises, expérimentales, en comparant les textes produits par les enfants vivant la langue sans grammaire et les rédactions scolastiques à base de règles. C’est à la confrontation des résultats que nous jugerons définitivement de la valeur des méthodes. Nous allons nous y employer.

2° Nous donnerons ensuite notre propre expérience, en la dépouillant autant que possible de l’apport scolastique qui l’a longuement marquée.

Avons-nous appris à bien écrire parce que nous connaissions la grammaire et l’orthographe ?

Connaissons-nous encore ces règles ? Quand nous écrivons, nous préoccupons- nous de les appliquer ?

En définitive, les règles de grammaire nous apparaissent-elles comme nécessaires à la pratique d’une langue parfaite ou, au contraire, comme inutiles?

3° Nous demanderons à nos camarades de fouiller livres et revues pour nous envoyer copie des opinions qui peuvent s’ajouter à notre dossier.

Je lis, par exemple, dans l'Education Nationale du 12 octobre, sous la plume de R. Collin, I. P., (de la nomenclature à l’enseignement de la grammaire) :

« On a dit, et l’on enseigne encore, que la grammaire a pour objet d’apprendre à parler et à écrire correctement. C’est une affirmation très exagérée. Car, enfin, Homère avait écrit des choses immortelles avant qu’il y eût une grammaire grecque. La langue française existait déjà au IXe siècle et ce n’est qu’au XVIe siècle que la première grammaire apparut. Bref, la grammaire est une efflorescence tardive dans l’histoire de l’Humanité On a écrit des chefs-d’œuvre avant d’entendre parler de grammaire, et les meilleurs grammairiens ne furent pas les meilleurs écrivains. »

4° Nous interrogerons ensuite les écrivains, les fonctionnaires, les commerçants et nous leur dirons : « De par votre formation, de par votre fonction et votre vie, vous maniez la langue avec perfection et dextérité. Dans cette perfection, quelle est, à votre avis, la part de la grammaire ? Ecrivez-vous en vous appuyant sur des règles ? Connaissez-vous encore ces règles ?

Je vais apporter, pour commencer, mon propre témoignage. Ces règles de grammaire que j’ai étudiées dans les écoles jusqu’à 19 ans, ont toujours été dans mon esprit totalement séparées de, la vie de la phrase. Il y avait les leçons et les règles de grammaire d’une part, l’expression écrite de l’autre. Je n’ai jamais eu conscience d’aucune relation entre les deux.

Il en est résulté qu’un événement, pour moi considérable, dans lequel j’ai été engagé de 19 à 23 ans (la guerre de 14 et une très grave blessure), a décanté je pourrais dire, d’une façon radicale l’acquis inutile. J’aj totalement oublié la grammaire. Ce que je connaissais des règles grammaticales au moment où j’ai repris ma classe correspondait à peine au bagage qu’on exige des enfants au C.P. Et pourtant, à ce même moment, j’écrivais un petit livre et des poésies qui montrent au moins une maîtrise normale de la langue.

Aujourd’hui encore, mes connaissances grammaticales — que je n’essaie nullement d’approfondir — sont sans doute à peine de la force du C.E.P...

Je crois d’ailleurs n’être pas seul dans ce cas.

Répondez donc, et faites répondre autour de vous, au questionnaire d’enquête joint à nos fiches ; envoyez des témoignages nombreux. Nous publierons le résultat de l’enquête en brochures qui pourraient bien contribuer peut-être à nous délivrer d’un mal dont l'école et les maîtres ont bien trop souffert.

Nous poserons, dans un prochain article, une autre question également essentielle : Et si l'enseignement traditionnel de l'Histoire était inutile ?