Raccourci vers le contenu principal de la page

Pour commencer la discussion et préparer les travaux du Congrès

Dans :  Français › Mouvements › mouvement Freinet › 
Décembre 1950

La menace de désaccord qui planait sur notre mouvement venait seulement d’un malentendu que nous sommes en train d’éliminer — et notre précédent leader semble y avoir contribué d’une façon décisive.

Le malentendu venait de ce que certains d’entre nous oubliaient tout simplement leur nature et leur fonction d'éducateurs, dont ils sous-estimaient l'importance et la portée, même et surtout pour ce qui a trait au grand et primordial problème de la paix.

Certes, lorsque l’incendie se déclare dans une maison du village et que sonne le tocsin, l’instituteur ne continue pas placidement sa leçon, alors que la catastrophe menace. Il court se renseigner avec les enfants eux-mêmes ; et, s’il faut, pour empêcher le désastre total, se mettre à la chaîne, on n’y rechigne certes pas.

Mais, si l’incendie se localise, les parents eux-mêmes diront au maître :

— Nous n’avons plus besoin de vous maintenant. Eloignez ces enfants qui nous gênent... Mais que ça leur serve de leçon. Expliquez-leur ce qu’est l’incendie et les dangers qu’il fait courir à notre sécurité à tous.

Et l’instituteur retournera dans sa classe agitée et essaiera d’étudier, avec les enfants, le moyen d’éviter, à l’avenir, le retour et l’extension de tels désastres.

Telle est, telle doit être notre situation actuelle. Nous ne devons pas craindre de nous joindre à la chaîne quand les événements graves réclament notre service et d’y entraîner même les enfants. Les uns porteront de l’eau avec les seaux, d’autres manœuvreront la pompe, d’autres aideront à la police. L’essentiel est, alors, d’aider avec bonne volonté et intrépidité.

Mais, ensuite, nous avons la charge de nos enfants qu’il faut éduquer pour que, demain, ils soient en mesure d’éviter que se déclare et se généralise l’incendie destructeur.

Là est notre besogne propre ; celle que nous allons étudier ici dans les mois à venir, et qui sera le thème central de notre Congrès de Montpellier.

J’ai dans mon précédent article, fixé le schéma de cette discussion ; je voudrais aujourd’hui entrer quelque peu dans le détail afin que la discussion puisse commencer, ordonnée et profitable.

1° Former l'homme en l'enfant :

Il s’agit là d’une discussion quelque peu idéologique, que nous devons aborder et développer, ne serait-ce que pour confronter nos opinions et nous préciser à nous-mêmes nos positions personnelles.

Il y aura, je crois, à préciser ce que, selon nous, devra être l’homme de demain, dans la société que nous souhaitons pour nos enfants. J’ai dit que cette société est, selon nous, celle où l’individu pourra s’épanouir au maximum, physiologiquement, intellectuellement, moralement, artistiquement. Peut-être y aurait-il lieu d’essayer de préciser les relations homme et société et, notamment, notre fonction face au machinisme qui risque de nous asservir, dans mie société où le profit est la règle d’action première.

Au cours de cette discussion, nous devrions montrer le vrai visage français de notre éducation, que nous aurions notamment à différencier de l'éducation américaine, qui a fait un considérable effort de progrès technique, mais qui nous semble minimiser le souci d’humanité qui marque notre pédagogie. Comme aussi, nous aurions à voir ce qui nous différencie de la pédagogie russe dont le stade social est différent du nôtre.

Il nous faudrait, à ce sujet, une bonne documentation pédagogique sur les divers pays du monde, sans exception. Et si, à notre Congrès, nous pouvions avoir des délégués pédagogues de ces divers pays du monde, l’étude de cette question pourrait faire un pas en avant qui élargirait, de façon peut-être décisive, notre souci pédagogique.

Nous allons entreprendre des démarches pour avoir à notre Congrès des délégués, non seulement, comme à l'ordinaire, suisses, belges et hollandais, mais aussi allemands (des deux zones), italiens, anglais, américains de l’U.S.A, de l’Amérique centrale (peut-être du Mexique), de l’Amérique du Sud, et des délégués soviétiques et des démocraties populaires, sans oublier les pays Scandinaves qui nous annoncent déjà des délégués.

Ces délégués seront bien avertis qu’ils viennent à un Congrès pédagogique, où toutes discussions politiques seront réservées. Nous confronterons seulement les efforts faits, dans tous les pays, pour sauver l’enfance et préparer l’homme « ce bien le plus précieux ».

Comme le dit Aubert, d’autre part, si nous ne nous sentons pas assez forts pour affronter ainsi le débat pédagogique d’hommes de toutes tendances, alors, nous n’avons plus le droit de parler de pédagogie moderne.

Nous nous préparons sans cesse à cette discussion en confrontant (points 3 et 4) nos diverses opinions et nos travaux, nationalement et internationalement. Mais cette besogne pratique ne nécessite plus, aujourd’hui, discussion, mais seulement action. Cette action, nous la menons, sur le plan national, en développant, d’une façon inconnue jusqu’à ce jour, les échanges entre élèves et maîtres. Et, nous apporterons, dans les mois à venir, de nouvelles perspectives pour cette interconnaissance.

Vous verrez, dans le présent N°, ce que nous voulons faire internationalement. Nous ne disons pas que cela est tout le combat de la Paix. C’est notre participation spécifique d’éducateurs au combat de la Paix. Et c’est une participation qui compte.

Mais, à mon avis, c’est le titre 2 : arracher l'enfant au mensonge et à l'asservissement, qui doit constituer le centre de notre discussion vraiment C.E.L.

Ce souci doit et peut imprégner toutes nos recherches dans toutes les disciplines.

Si nous avons mis au point de nouvelles techniques pour le Français, la grammaire et l’orthographe, c’est pour arracher l’enfant au mensonge et à l’asservissement de l’écrit obscurantiste.

Si nous améliorons l’enseignement, du calcul, c’est pour essayer de soustraire l’homme et l’enfance à la domination du nombre et de la mécanique, et pour lui apprendre à calculer humainement, à comprendre les données économiques de sa propre vie.

Si nous lui enseignons les sciences expérimentalement, c’est pour qu’il puisse un jour dominer la nature et l’asservir à son avantage par une science plus rationnelle et plus humaine.

Si nous l’invitons à la géographie vivante, c’est pour qu’il puisse vivre en homme, dans un milieu qu’il connaîtra intimement, avec des hommes qui participent au même cycle humain.

Nous voulons que l’enfant s’exprime par le dessin et la musique, pour qu’il fasse de l’art un élément créateur de sa vie, et non un moyen de plus de conformisme mineur et d’abrutissement intéressé.

Et nous allons, dans nos prochains articles, dire notamment notre apport pour l’enseignement de l’histoire en fonction de la Paix. Face au souci louable des hommes politiques ou des éducateurs qui parlent d’aménager les manuels scolaires, nous apporterons des solutions pratiques qui auront la chance d’être, ostensiblement et plus sûrement, des éléments constructifs de la Paix.

C’est toute cette discussion que nous allons affronter dans le détail. Elle ne sera qu’un épanouissement et un affermissement de nos techniques. Cette discussion imprégnera notre mouvement de cette unité indispensable qui veut que les hommes se présentent chez nous et clans les Congrès, non pas pacifistes en paroles et en manifestations hors de l'Ecole, mais aussi partisans de la Paix dans nos classes. Nous montrerons que, par nos techniques, ce souci de la Paix devient plus qu’un mot d’ordre nécessaire. Il est une raison de vivre.

• • •

Et c’est dans cet esprit de libération de l’enfant que nous orienterons de même la discussion amorcée autour de mon appel : Et si la grammaire était inutile.

J’ai déjà, à ce sujet, un dossier important de réponses, d’observations et de critiques. Il nous en faut beaucoup plus pour que nous puissions tirer de notre enquête des conclusions pratiques que nous développerons dans une B.E.N.P.

Jusqu’à ce jour, la plupart de nos correspondants sont unanimes à reconnaître l’inutilité de cette portion de grammaire qui s’applique à analyser et à décortiquer les phrases, pour nous expliquer, avec des vocables qui changent, d’ailleurs, tous les lustres, la fonction et la relation des mots et expressions. Mais ils font des réserves, pour la valeur de la grammaire au service de l’orthographe.

Au début du siècle, quand j’étais à l'école, on nous faisait distinguer analyse logique et analyse grammaticale. Je ne sais si cette dénomination est encore en cours officiellement. Disons donc que nos camarades reconnaissent l’inutilité, au premier degré, de tout ce qui concerne l’analyse logique, mais sont moins catégoriques pour la condamnation de l’analyse grammaticale.

Ge serait déjà un point d’acquis et un succès si on pouvait nous faire grâce de toute cette philosophie de la langue, qui fait très bien dans les discussions- des secondaires, mais dont nous sommes tous excédés dans le primaire. Et si nous ne l’étions pas, il suffirait de nous mettre sous les yeux l’un quelconque de ces longs articles sur la grammaire qui paraissent ces temps-ci dans « l’Education Nationale », notamment. Un récent article de Charvet est un modèle du genre. C’est tout à fait comme si on demandait à Joliot-Curie de venir nous parler, en technicien, de l’énergie atomique !

Les règles de grammaire sont-elles nécessaires, ou du moins utiles, ou ne sont-elles pas nuisibles pour l’apprentissage de l’orthographe courante. Telle est la 2° question que les camarades doivent examiner, également sans aucun parti- pris. Seulement, je dis à nos camarades : méfiez-vous de l’illusion scolastique qui vous fait croire à la valeur primordiale de ce que vous enseignez depuis si longtemps que cela vous est devenu de seconde nature.

Dans la brochure sur « l’Education au C.E. et dans les Pays bilingues », de S. Daviault, qui va sortir incessamment, je rends compte brièvement de notre expérience originale de bilinguisme au temps où notre Ecole Freinet était devenue un refuge pour tant de pauvres enfants d’Espagne. Et je cite le cas d’une fillette de douze ans qui, après 18 mois de séjour dans notre école, était capable d’écrire une dictée du C.E.P. avec 2-3 fautes et qui, pourtant, ne connaissait absolument aucune règle. Elle appliquait parfaitement la règle des pluriels, même dans les cas difficiles, sans avoir absolument aucune notion ni aucune connaissance de cette règle, comme c’est le cas pour l’apprentissage de la langue parlée.

Alors, quand nous, instituteurs, avons tendance à dire : « la grammaire m’a servi et me sert encore pour bien orthographier », veuillez donc faire un effort supplémentaire et loyal, et examinez, dans le comportement de vos enfants, si c’est parce qu’ils connaissent les règles qu’ils les appliquent; si, lorsqu’ils hésitent, ils ont recours à la règle pour se décider, ou si ce n’est pas toujours à l’expérience, à la conception globale, à la comparaison, qu’ils se réfèrent... et au dictionnaire.

Notre expérience nous prouve qu’il en est ainsi et que, même dans ce rayon particulier de la grammaire, les règles sont inutiles. Et nous reconnaîtrons alors que même les exercices que nous facilitons par nos fichiers sont inutiles ; ils sont trop souvent des bouche-trous scolastiques. Si nous employions à écrire et à lire, le temps que nous passons à ces « devoirs », le résultat en serait certainement supérieur.

Je ne vous demande pas de dire comme moi, mais de contrôler, sur vous et chez vos élèves, si mes affirmations sont exactes ou exagérées.

Nous ferons ensuite le point de cette question, qui dépasse le cadre du devoir ou de la leçon pour influencer les grands principes éducatifs que nous avons entrepris de reconsidérer loyalement, mais impitoyablement.