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Le grave problème des punitions

Dans :  Techniques pédagogiques › organisation de la classe › 
Février 1951

Disons tout de suite, pour bien définir le problème et situer éventuellement les responsabilités, qu’il y a obligatoirement sanction dans un milieu quel qu’il soit où la règle n’est point la collaboration fonctionnelle au sein d’une communauté vivante, active et créatrice, mais le commandement extérieur, l’opposition ouverte ou déguisée aux besoins des individus, l’oppression suscitant la défense et la lutte.

Dans le premier cas, l’éducateur tend à devenir le collaborateur, le meneur, de jeux, Celui qui s’intègre loyalement à la vie — avec tous les aléas — dont il participe. Il acquiert une autorité de meneur de jeux et la discipline au sein du groupe cesse d’avoir son aspect coercitif pour devenir organisation rationnelle et technique du travail et de la vie.

Pour le deuxième cas, la discipline pourra, dans les meilleures incidences, être paternaliste, c’est-à-dire que toute l’autorité reste au maître, mais que celui-ci sait l’humaniser, la sentimentaliser pour la rendre acceptable, pour faire croire qu’il ne peut y avoir d’autre forme plus favorable de discipline. Il est, dans ce domaine, quelques réussites qui font illusion mais qui ne modifient en rien les données du problème pour la masse des écoles populaires : dans la pratique, rien n’est changé à l’opposition maîtres et élèves, commandeurs et commandés, pas plus qu’aux moyens techniques de maintenir l’autorité : devoirs et leçons, punitions et récompenses, puissance du règlement et appareil judiciaire.

Pouvons-nous, devons-nous pratiquer dans nos classes une discipline autre que celle de l’armée et de l’autorité même paternaliste ? On a cru longtemps la chose impossible, autant du moins que les rapports sociaux étaient eux aussi, partout, des rapports d’autorité : le roi pensait que ses sujets ne savaient pas se commander ; le père était persuadé qu’il ne saurait y avoir respect sans l’affirmation radicale de son autorité. Et l’instituteur pouvait croire de même qu’il n’y avait pour lui qu’une forme de commandement.

Les choses ont légèrement évolué. La discipline autoritaire est battue en brèche, mais la nouvelle discipline communautaire et coopérative du travail est encore en gestation. On a souvent cité l’exemple d’ouvriers défenseurs acharnés de la liberté dans leur métier et leur syndicat et despotes dans leur famille ; et celui aussi d’éducateurs militants politiques qui restaient dans leurs classes les servants attardés d’une pédagogie réactionnaire.

C’est que, pour les éducateurs eux-mêmes, la discipline fonctionnelle reste une nouveauté. Lorsque, il y a vingt-cinq ans, Paul Gheeb nous décrivait la vie dans sa libre communauté de l’Odenwald, lorsque Ferrière nous parlait du self- government dans les écoles nouvelles d’Allemagne ou de Suisse, nous avions l’impression de nous trouver devant d’étonnantes exceptions, rendues possibles autant par le milieu que par la personnalité des éducateurs, mais qui ne pouvaient avoir valeur d’enseignement pour les écoles populaires.

Par nos expériences et nos réalisations de coopératives scolaires et d’école moderne, nous avons montré pratiquement qu’il existe, même pour les écoles populaires, même pour les maisons d’enfants et les maisons de redressement, une autre forme de discipline : la discipline du travail. Il ne s’agit point pour nous de considérations idéologiques ou philosophiques sur le contrôle de soi et la liberté, mais de réalisations pratiques d'une forme nouvelle d'activité et de vie scolaire. Nous avons donné soif aux enfants ; nous les avons placés dans un milieu où ils peuvent, au maximum, satisfaire leurs besoins ; nous les avons aidés à organiser le travail dans la communauté. Il n’y a plus eu opposition de principe maîtres-élèves, mais au contraire entr’aide de principe. La discipline a changé de sens.

C’est parce que nous apportons aujourd’hui les résultats d'une expérience, menée dans des milliers d’écoles publiques de toutes natures et de toutes conditions, que nous pouvons aborder d’un point de vue constructif ce grave problème de la discipline autoritaire et des punitions ; c’est parce que nous pouvons dire aux jeunes : vous ne devez pas continuer à vous laisser enfermer dans le dilemme insoluble à l’école traditionnelle : punitions ou perte de toute autorité, que nous osons nous attaquer au problème le plus délicat sans doute de notre pédagogie, et le plus délicat parce qu’on le considère hypocritement comme résolu, que nul n’en discute, que les officiels se sont prononcés et que seul reste l’instituteur en face de la difficulté que nul ne l’aide à surmonter. .

Et nous hésitons cependant, car nous n’ignorons pas à quel point les ennemis de l’école sont à l’affût de toutes nos faiblesses. Un article de R. Perrin, paru dans Ecole et Education du 26 janvier, sous le titre : Un problème pédagogique : ne giflez pas vos enfants ! nous encourage à aborder ouvertement le sujet.

Ce problème, ce sont d’ailleurs nos élèves de l’Ecole Freinet de Vence qui l’ont posé, et voici comment :

La grande séance d’auto-discipline a lieu chez nous, le samedi soir. C’est notre réunion hebdomadaire de la coopérative. Le bureau de la coopérative donne d’abord lecture du journal mural sur lequel, tout au cours de la semaine, chacun a eu toute liberté pour dire ce qu’il avait à dire, y compris les critiques contre instituteurs et moniteurs, contre l’organisation des services ou contre l’alimentation.

Après chaque critique, les responsables s’expliquent totalement. En général, et c’est un des grands enseignements de la psychanalyse, le seul fait, pour l’enfant, de voir étalées devant ses camarades ses erreurs et ses faiblesses, de reconnaître ses torts, d’aller en profondeur, jusqu’à l’origine des drames plus ou moins aigus que nous avons parfois le tort de sous-estimer, tout cela fait que le coupable est amené à reconsidérer son comportement non seulement strictement individuel mais en fonction aussi de la communauté qui le juge. Nous avons vu des enfants que la plus dure des punitions avait trouvés froids comme fer, pleurer à chaudes larmes lorsqu’ils avaient ainsi touché le fond de leur drame personnel.

Que cette pratique soit un puissant moyen d’autodiscipline, cela ne fait pas de doute. Elle suppose que les éducateurs, dépouillés de leur autorité formelle, participent loyalement à ce nouveau jeu de la vie, et cherchent eux aussi, et parfois pour leur compte, les solutions qu’ils jugent les meilleures pour la communauté.

Or, un de nos élèves de 13 ans, nouveau venu à l’Ecole, s’est quelque peu ému de ce manque total de sanctions formelles et il a posé la question sur le journal mural : « Ne faudrait-il pas donner des punitions pour que se corrigent ceux qui commettent des fautes ? »

Nous avons à notre tour posé la question : « Pensez-vous que les punitions permettent à l’enfant de s’améliorer ? Vous avez été punis à l’Ecole ; est-ce que ces punitions vous corrigeaient mieux que la vie à l’Ecole Freinet ? »

Et nous avons organisé sur ce thème des punitions un de nos meetings du samedi, au cours duquel, comme dans un meeting adulte, chaque élève peut venir dire à la tribune ce qu’il a à dire. Contrairement à ce qu’on pourrait supposer, les orateurs ne manquent pas.

Une vingtaine d’enfants sont venus dire ainsi, avec un luxe de précisions dont nous vous faisons grâce, quelques caractéristiques de la discipline qu’ils ont subie dans les écoles les plus diverses, laïques et privées. .

En les écoutant, je faisais quelques observations.

Celle-ci d’abord, qu’il n'y a absolument rien de changé sous le rapport de la discipline et des punitions entre l’Ecole 1950 et l’Ecole 1910 que nous avons vécue : mêmes variétés de punitions, mêmes attitudes des enfants,, mêmes trucs, mêmes réactions. Nous croyions naïvement que, pour ce qui concerne la discipline, et sous la pression des événements politiques et du milieu social, nous noterions un essai au moins de modernisation. Tout reste à faire. Et ce n'est pas étonnant car la nouvelle discipline ne peut venir que d'une nouvelle conception de l'organisation et du travail. La discipline a évolué et évolue dans toutes les classes qui sont sur la voie de la modernisation et il nous serait facile d'apporter des preuves et des statistiques. Partout ailleurs, les mêmes problèmes restent posés aux éducateurs, comme une tare rédhibitoire de l'Ecole. Ils ne peuvent répondre que de deux façons aux nécessités d'organisation de la vie scolaire : soit selon les méthodes traditionnelles, soit en modifiant les conditions de travail et de milieu.

Nous sommes nombreux à avoir choisi. La masse des éducateurs choisira avec nous lorsqu’elle sera persuadée que nos solutions, sans être parfaites, sont supérieures à celles qu’on leur a enseignées jusqu’à ce jour.

Et cette preuve nous la voulons d’abord, et exclusivement, expérimentale.

*

* *

Combien nous plaignons les pauvres camarades qui, faute d’avoir entrevu d’autres possibilités, en sont réduits à des pratiques qui ne sont plus dignes ni de l’Ecole ni des éducateurs 1951.

Un auteur a parlé du « drame d'enseigner ». Nous pourrions parler du « drame de l’autorité », car écoutez le récit par R. Perrin d’une aventure, hélas ! trop quotidienne qui pose l’éducateur devant cette alternative : ou bien réagir, brutalement s'il le faut, ou perdre toute autorité et devenir plus que jamais l’homme en proie aux enfants. Et ce n’est pas nous qui jetterons la pierre au jeune instituteur placé dans des conditions matérielles, de milieu et d’élèves qui suscitent, tous les jours, ce grave drame de l’autorité :

« L’élève P., malgré réprimandes et mauvaises notes, persiste à écrire sur la table et à jouer dans sa case au lieu de travailler.

— P., tu me copieras quarante lignes d’histoire sur ta leçon pour demain !...

— Non !

— Tu en auras le double pour demain matin !

— J’m'en fous ! J’les ferai pas !

— Viens ici !

— J’viendrai pas !

Trente-cinq paires d’yeux guettent la suite avec le plus vif intérêt et des sentiments divers agitent ces enfants.

La voix « administrative » murmure à l’oreille de l’instituteur que rien ne peut l’autoriser à dépasser les sanctions prévues par le règlement. Pourtant, le maître sait que sur les cinq minutes qui suivent il va jouer la discipline de sa classe pour des mois.

Il faut qu’il ait le dernier mot et il s'avance vers P. qui, accroché à sa table, refuse de se lever.

Voilà un cas concret sur lequel cours de pédagogie et règlement sont muets. »

Que faire? Priver l’enfant de jeu... Il a toute la Seine à lui... Le renvoyer vingt-quatre heures, lui donner vingt-quatre heures de congé... Et après ?

La gifle est parfois la dernière ressource. Seulement elle est interdite par les règlements et elle peut valoir aux coupables de graves ennuis administratifs.

« Je ne me dissimule pas, ajoute Perrin, qu’il n’y a guère de solution facile à proposer. Mais je voulais au moins que le problème soit posé, parce qu’il se pose en fait, et qu’il ne sert à rien de se voiler hypocritement la face. »

L’auteur voudrait que, en accord avec les inspecteurs, l'administration et les parents, on reconsidère cette question des punitions. Nous pensons, nous qu'on devrait reconsidérer le principe même des punitions et s'orienter délibérément vers une pédagogie qui, changeant radicalement les rapports entre élèves et maîtres, est seule susceptible d'apporter une solution à des problèmes insolubles dans les régimes scolaires actuels.

On nous demande souvent ce qui nous autorise à mettre si radicalement en opposition école moderne et école traditionnelle qui sont parfois si voisines l’une de l’autre pour leurs pratiques scolaires progressistes et les résultats bien souvent comparables qu’elles obtiennent.

L’Ecole traditionnelle en est encore à cette étape dont nos élèves ont eux- mêmes, unanimement, fait le procès.

L'Ecole moderne est celle qui a reconsidéré son organisation, son travail et sa vie, et au sein de laquelle l’instituteur lui-même a reconsidéré son propre comportement. La disparition de l’estrade reste le symbole de cette reconsidération.

Le monde va vers le socialisme, c’est-à-dire vers un état social d’où sera exclue l’exploitation de l’homme par l’homme. Le monde va vers la liberté. C’est pour le socialisme et la liberté que nous devons préparer les enfants qui seront les hommes et, les citoyens de la société socialiste de demain.