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Mieux s’informer, pour mieux défendre l’Ecole

Juin 1951

Dans un récent article de l'Ecole et laVie, un certain Grincheux fait remarquer fort justement « qu’il n’existe aucun ouvrage complet sur la pédagogie américaine (ou russe, ou anglaise, ou allemande) qui permette à un instituteur de chez nous de se faire une idée précise d’une classe primaire à l’étranger dans son fonctionnement quotidien... parce que notre ministère n’a jamais obtenu les crédits nécessaires pour l’envoi d’une mission qualifiée..., tandis qu’un simple contremaître de chez nous vient de s’envoler pour les U.S.A. afin de s’y initier au maniement d’une machine-outil, et d’en prendre livraison. »

Nous sommes, évidemment, en partie responsables de cet état de fait. Si, éducateurs et parents sentaient fortement la nécessité vitale d’une telle information, peut-être alors imposeraient-ils le vote des fonds nécessaires. Mais la scolastique à base de manuels qu’on nous a enseignée semblait se suffire à elle-même et nous suffire... L’Ecole traditionnelle n’avait pas besoin de machines- outils.

Se faire une idée de la façon dont travaille une école primaire à l’étranger ! Mais, se rendait-on compte, avant nos efforts, de la nécessité de connaître la façon dont travaillent les écoles françaises ? Et n’avions-nous pas été les premiers à insister sur un côté constructif et pratique d’une pédagogie qu’on ne nous enseignait que théoriquement, en nous laissant ensuite le soin de nous débrouiller en face des multiples difficultés que rencontre l’instituteur dans la conduite de sa classe. Nous étions, certes, flattés qu’on veuille bien nous considérer comme des ersatz de penseurs et de philosophes ; nous n’en regrettons pas moins de tâtonner lamentablement au point de vue technique parce qu’on n’avait oublié qu’une chose c’était de nous enseigner, par la pratique et le travail, comment on plombe un mur, comment on gâche le mortier et manie la truelle pour monter pierre à pierre la maison que l’homme saura alors habiller d’idéal et de vérité.

L’instituteur-travailleur est en train, aujourd’hui, de reprendre ses droits. C’est au nom de ses droits que nous demandons une large confrontation internationale des pédagogies et des éducateurs.

Les informations plus ou moins générales et théoriques ne manquent certes pas, à qui veut s’informer des tendances de la pédagogie dans les divers pays. Nous ne disons pas qu’elles soient-inutiles. Elles nous sont toujours quelque peu suspectes et restent pour nous bien insuffisantes, parce qu’elles ne sont que très accidentellement écrites par les praticiens eux-mêmes. Dans ce domaine, comme en tant d’autres, il y a ceux qui parlent, qui expliquent, qui divulguent ou étouffent. Leurs écrits ou leurs paroles ont toujours pour nous la tare grave de ne pas traduire les soucis essentiels des travailleurs et de ne pas répondre aux vraies questions qui se posent effectivement pour les travailleurs.

Et ce sont ces questions pour lesquelles nous cherchons une réponse.

Il ne nous suffit pas de lire un savant traité sur l’éducation américaine, anglaise, suisse ou soviétique. Nous voulons savoir comment l’instituteur de Londres, l’instituteur du petit village de la campagne londonienne, l’instituteur de New-York ou de la petite ville californienne, l’instituteur de Tchécoslovaquie et celui du kolkhoze de l’URSS résolvent, non plus théoriquement, les problèmes effectifs — et pas toujours idéaux — que leur imposent leur vie et leur métier. Nous voulons savoir, comme pour la France, comment vit cet instituteur, quels sont ses rapports avec le milieu, à quelle heure il commence la classe, ce qu’il fait de 9 h. à 10 h. ou de 14 h. à 15 heures ; nous voulons voir ses gestes, participer aux réactions vraies de ses élèves, connaître les difficultés réelles qu’ils rencontrent et comment, individuellement ou collectivement, ils les surmontent ; nous voulons savoir comment, dès la base, dans l’atmosphère sociale et politique du milieu, se construit pierre à pierre la pédagogie.

C’est ce souci majeur qui a suscité en France l’activité de notre mouvement de l’Ecole Moderne. Ce souci reste à la base de notre organisation et de nos efforts coopératifs. Nous ne sommes point partis de grandes théories, mais c’est par l’action et le travail à même nos classes que nous réalisons méthodiquement les rêves généreux des pédagogues.

Nous voulons aujourd’hui faire déborder vers l’étranger cette technique nouvelle d’information pédagogique et de travail collectif pour une meilleure éducation. Il y a quelques jours à peine, pendant le congé de Pentecôte, une cinquantaine de camarades français de l’Est partaient en car ou en auto pour aller assister à la classe en action de Lucienne Mawet. Vous en lirez d’autre part le compte rendu. Nous commencerons de même à connaître intimement, et donc véritablement la pédagogie suisse le jour où un groupe semblable ira vivre une ou plusieurs journées de classe à Evilard ou à Lausanne. Nous- connaîtrons mieux la pédagogie italienne le jour où nous aurons pu visiter la classe de Tamagnini, ou celle du Prof. Codignola.

Inutile de dire que nous sommes prêts à recevoir en échange, pour les mêmes buts, les groupes belges, suisses ou italiens qui, un jour prochain, pourraient nous rendre visite.

Cette interconnaissance n’est plus aujourd’hui hypothétique. Elle est déjà une réalité ; elle deviendrait demain un des éléments actifs de la pédagogie internationale si les gouvernements, conscients de la nécessité de cette interconnaissance, acceptaient de faciliter les visites d’éducateurs telles que nous les préconisons.

Nous demandons, à cet effet, aux ambassades étrangères de faciliter le voyage dans leur pays d’une délégation d’instituteurs — et bien sûr d’institutrices — de notre mouvement de l’Ecole Moderne Française. Mais nous désirons que ces instituteurs ne se contentent pas d’une tournée plus ou moins spectaculaire au cours de laquelle ils ne verraient que la croûte plus ou moins riche de l’éducation considérée. Nous désirons qu’ils soient autorisés à aller vivre une semaine dans une école pour enfants de 5 à 7 ans correspondant à notre cours préparatoire, et une semaine dans une école primaire de ville ou de campagne. Nous nous engageons d’avance à recevoir dans les mêmes conditions, dans nos classes, les instituteurs étrangers qui voudraient ensuite, sur des bases identiques, s’informer de l’éducation dans notre pays.

Mais il faudrait naturellement que les pays intéressés nous accordent toutes facilités en prenant à leur charge les frais de circulation et de séjour des délégations qui feraient plus pour l’interconnaissance et pour la collaboration pacifique des peuples que les plus ardents discours.

La nécessité d’une semblable prospection m’est apparue encore plus urgente à la lecture d’une brochure que nous venons de recevoir : « Où en est l’Ecole- Soviétique ? »

Nous n’allons pas résumer ici, en quelques lignes, une brochure qui est elle- même déjà un condensé de tout ce qu’un groupe d’instituteurs a pu voir, découvrir, comprendre et sentir en Union Soviétique. Nous recommandons instamment à tous les éducateurs de lire cette brochure, comme nous leur conseillerions de lire tout compte rendu semblable de visite faite par des instituteurs dans les écoles d’Allemagne, des Etats-Unis, du Brésil, de Suède ou de Chine...

Nous insisterons tout particulièrement sur quelques points de la brochure qui sont, à notre avis, décisifs pour l’avenir de la pédagogie populaire.

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L’influence décisive des conditions de milieu sur l’éducation dans une société donnée est, sinon théoriquement, du moins pratiquement, une découverte récente de la pédagogie. Elle est une conséquence d'ailleurs des bouleversements économiques, techniques, sociaux et politiques qui ont marqué les trente dernières années de ce premier demi-siècle. Et la construction en URSS d’une société nouvelle, n’a pas été un des moins importants de ces événements.

Or, soit par conformisme pédagogique, soit par peur timide de la nouveauté, soit parfois aussi par opposition déterminée aux systèmes politiques des pays considérés, nombreux sont encore les éducateurs qui tardent à admettre cette imprégnation de l’école par le milieu, même lorsqu’elle apparaît évidente. Ils considèrent volontiers leur fonction comme le mécanicien celle de l’auto qu’il vient de mettre au point et qui, dans l’absolu, ferait peut-être du 100 à l’heure.

Mais elle fera du 100 dans les conditions optima : en ligne droite, et en palier, et avec une bonne essence, s’il n’y a pas de visibilité, si la route est glissante, l’auto piétinera à 20 k.

Il en est de même pour nos méthodes. Même si, dans l’absolu, elles devaient rendre 100 %, elles peuvent bien ne donner que 10 % dans un milieu défavorable et 80 % dans une atmosphère qui en renforce les qualités et les possibilités. De sorte que notre souci — naturel et indispensable — de perfection technique, ne saurait être dégagé de la nécessité de préparer pour cette éducation les conditions économiques, sociales et humaines qui en permettront l’éclosion.

Pratiquement, nous nous trouvons sur deux pistes différentes : la nôtre où l’auto, même bien construite, même vigoureuse, s’embourbe, ou dérape dans les virages, ou hésite aux trop nombreux carrefours ; celle des pays qui sont en train de se transformer en profondeur — que nous approuvions ou non ces transformations incontestables — et, si de grands espaces goudronnés, des allées ombragées, des lignes éclairées et sûres permettent une vitesse maximum.

Pour ce qui concerne ces pays, nous aurions donc à étudier dans le détail la technique pédagogique elle-même. Les enquêteurs n’ont pas eu le temps de mener cette étude et ils ne nous en parlent qu’accessoirement. C’est une besogne que nous tâcherons de poursuivre par enquêtes personnelles et par comptes rendus de livres et de presse.

Mais nous voudrions aussi, en toute indépendance politique, étudier et apprécier dans quelle mesure des changements radicaux dans la structure et le- comportement sociaux sont susceptibles de modifier toute mie pédagogie.

Il ne fait pas de doute, en effet, que les problèmes que nous nous appliquons à résoudre en France pour intégrer davantage l’Ecole à la vie, ne se posent plus sous la même forme en Russie Soviétique ; que la création de crèches nombreuses et de jardins d’enfants influe directement sur la pédagogie de l’école enfantine ou préparatoire ; que le responsable des travailleurs agricoles en Kolkhozes et en Agrovilles, en modifiant profondément l’économie et les modes de vie, supprime purement et simplement un certain nombre de problèmes qui nous paraissent — à tort ou à raison — primordiaux dans nos vieux pays ruraux de petite propriété, supprime purement et simplement le problème, pour nous si délicat, des classes uniques dans un pays où, au dire des enquêteurs, il n’y a plus d’école à classe unique. Il est incontestable, aussi, que s’établit là-bas une pédagogie des écoles de villes que nous aurions avantage à mieux connaître pour mieux orienter nos propres recherches et nos efforts.

Nous aurions à nous préoccuper, de même, de l’influence sur la discipline et le travail, de l’existence, non seulement à côté, mais au sein même de l’école en U.R.S.S., d’associations d’enfants, Pionniers et Komsomols, qui réalisent un pont original et efficace entre les générations.

Il faut que, sans parti-pris, sans œillères, nous prenions une nette conscience de ces réalités, pour mieux y ajuster nos efforts et nos luttes. Nous y verrons, d’ailleurs, que nous sommes bien sur la bonne voie en élargissant sans cesse, jusqu’à ses limites sociales, nos conceptions pédagogiques, en tâchant d’intégrer l’école et la vie, en recommandant la création et le fonctionnement de Coopératives scolaires, en débordant, par la correspondance, le cadre désuet de l’école, et en nous mêlant, nous-mêmes, en conséquence, aux luttes sociales et politiques dont le succès décide du sort de l’école populaire.

Et c’est par cette observation particulièrement d’actualité que nous terminerons :

Des élections vont avoir lieu dont dépend, que nous le voulions ou non, l’atmosphère et le milieu dans lequel évoluent notre école et notre pédagogie. Nous n’avons pas le droit de rester inactifs et indifférents, d’abord, parce que un éducateur moderne doit donner l’exemple, en fait d’esprit civique ; ensuite, parce que du succès de la consultation électorale dépend le développement accéléré de notre pédagogie ou sa mise à l’index, sinon son interdiction. Ce n’est pas De Gaulle au pouvoir qui va nous aider à former en l’enfant l’homme et le citoyen de demain ; ce n’est pas une chambre anti laïque qui autoriserait plus longtemps les réalisations dont l’école laïque peut s’enorgueillir.

Si vous voulez défendre l’école laïque, défendre nos techniques auxquelles vous êtes attachés, défendre le métier qui est devenu pour vous une raison de vivre, vous devez faire votre devoir, tout votre devoir de citoyen. Il ne suffit pas de voter vous-mêmes pour les candidats qui vous paraissent les mieux aptes à défendre l’école du peuple, vous devez dénoncer autour de vous toutes les manœuvres, tous les mensonges, qui tendent à fausser la consultation et à duper le peuple ; vous devez poser des questions aux candidats, leur demander de prendre des engagements, faire l’impossible, en somme, pour que, après le 17 juin, nous puissions continuer dans la paix, avec une efficience accrue, la bonne besogne commencée et pour laquelle nous ne cessons de battre le rappel des bonnes volontés.

Vous avez entre les mains le destin de l’école populaire, parce que vous avez entre les mains le destin de la démocratie et de la Paix ; alors, un peu de bon sens et faites votre devoir d’éducateurs éclairés au service de l’école laïque.