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Juillet 1951

L’année tire encore une fois à sa fin. Le prochain n° sera le dernier et vous parviendra au moment où vous vous préparerez à partir en vacances.

Essayons donc de faire le point de nos efforts afin d’établir, du même coup, le plan de travail de l’année à venir.

Nous progressons, en pédagogie, comme pour toute aventure humaine, selon les principes d’expérience tâtonnée que nous croyons utile de rappeler ici. Nous n’avons pas décidé d’avance une acquisition, à laquelle nous nous consacrerions toutes autres préoccupations cessantes, selon des voies définitivement fixées à priori. Nous n’avons jamais dit : cette année, nous allons réaliser nos presses automatiques ; l’an prochain, nous mettrons au point notre fichier scolaire coopératif. Cette façon de faire aurait, certes, un faux air rationnel pour personnes qui savent ce qu’elles veulent et suivent un plan strict. Ce n’est pas ainsi que va la vie. Et, si nous voulons modifier les conditions mêmes de cette vie, nous devons les affronter selon les processus qui en sont l’essence. Ces processus sont ceux de l’expérience tâtonnée.

Dans mon livre Essai de Psychologie sensible, j’ai, à diverses reprises, comparé la lutte pour la vie à la bataille que mène une armée. Il y a, certes, la tactique de celui qui vise un monticule et qui y consacre toutes ses forces, fier, au début, des avances substantielles réalisées. Mais, dans la pratique, ces avances ne sont jamais des conquêtes définitives parce qu’elles supposent qu’on dégarnit d’autres régions du front où l’ennemi pourra attaquer et s’infiltrer pour conquérir des bases de départ et des points importants d’où il sera difficile, plus tard, de le déloger. Et puis, on s’avance en pointe dans les zones où porte notre effort. Et, il n’y a rien de plus dangereux pour une armée que cette avance en pointe qui rend le dispositif particulièrement vulnérable, et donne l’impression de gros progrès que la pression ennemie peut changer en désastre.

Un bon chef d’armée mène de front toute la bataille, en ne négligeant aucune conquête, si petite soit-elle, ce qui entretient l’allant de l’ensemble des troupes et les tient prêtes à partir en avant en toutes occasions ou à riposter hardiment à une attaque, où qu’elle soit menée. Mais, en même temps, le général conduit hardiment son offensive : il n’opère pas d’une façon rigide, même si elle paraît logique. Il s’organise pour se saisir d’abord des points stratégiques, ceux sans la possession desquels toute avance deviendrait impossible. Mais il se peut aussi que, au cours des prospections et des tâtonnements, l’avance apparaisse comme plus facile et plus propice dans un coin du front qu’on ne visait peut-être pas. Le général profite alors de l’occasion, pousse au maximum ses avantages qui, en réduisant la pression dans d’autres zones, faciliteront l’avance sur tout le front. Si, au contraire, il rencontre du dur, il ne s’obstinera pas inutilement. Il tâchera de maintenir ses positions et essaiera de porter son effort dans d’autres régions.

C’est ainsi que nous progressons en pédagogie.

Nous menons tout de front, et certains camarades s’en sont parfois émus. Nous lançons à l’avant nos idées comme le chef d’armée part brusquement à l’attaque des points stratégiques. Nous n’allons pas très loin, en général, car nous serions en pointe, et la pointe est trop vulnérable. Après notre première avance, nous asseyons nos positions, nous établissons les communications de façon à préparer pour plus tard, méthodiquement, les conquêtes convoitées.

Il arrive parfois que, par suite de circonstances favorables, nous percions une brèche. Nous nous y engageons à fond pour aller le plus loin possible, et nous profitons de l’occasion pour aligner notre front de combat.

Pour prendre un autre exemple tout aussi éloquent, nous opérons exactement comme l’enfant qui progresse lui aussi, exclusivement par expérience tâtonnée. Certains mots, prononcés parfois par hasard, s’avèrent comme des réussites. Ce sont des flèches lancées vers l’avenir. Mais elles ne vont pas loin. L’individu est obligé d’asseoir immédiatement et d’organiser le terrain conquis. Il le fait par la répétition des actes réussis qui entrent peu à peu dans l’automatisme. A ce moment-là, l’arrière est consolidé et organisé ; la conquête est définitive. L’individu pourra partir vers d’autres conquêtes.

De sorte que, dans notre vaste entreprise pédagogique, il y a, comme sur le champ de bataille, comme pour le comportement de l’enfant :

a) Les expériences réussies, autrefois parties en pointes, mais qui se sont longuement consolidées par l’expérience répétée et qui sont entrées dans l’automatisme. C’est le terrain définitivement conquis et aménagé dont nul ne nous délogera plus.

b) Il y a ensuite les conquêtes plus récentes qui sont encore en cours d’organisation, pour lesquelles il faudra pendant plus ou moins de temps des aménagements et des répétitions, avant de leur donner la sécurité de l’automatisme. Ce sont les zones encore dangereuses dont l’ennemi peut fort bien nous disputer la possession et que nous devons travailler sans cesse à aménager et à consolider.

c) Et, enfin, il y a les acquisitions en flèche, que nous venons seulement d’oser, dont quelques-unes s’avèrent tout de suite comme des brèches dans lesquelles nous tâcherons d’avancer impétueusement pour faire progresser tout, l'ensemble du front. Le succès de ces pointes est loin encore d’être fixé : nous les tiendrons, peut-être, si les conditions le permettent et si notre action générale le nécessite. Nous les abandonnerons si la conquête nous apparaît, pour l’instant, disproportionnée aux résultats escomptés.

Nous avons alors, tout tracé, notre plan général de travail pour l'année à venir :

1° Positions définitivement conquises, inscrites désormais dans l'automatisme de notre pédagogie, et qui doivent nous servir de bases de départ sûres

  • Textes libres
  • Imprimerie à l’Ecole
  • Limographe
  • Journal scolaire
  • Correspondance
  • Fichiers auto-correctifs
  • Coopératives scolaires (qui restent à harmoniser)

2° Conquêtes déjà assurées, mais qui sont encore en cours d'organisation. Terrain conquis à aménager méthodiquement par nos expériences répétées et par notre travail :

  • Exploitation des complexes d’intérêts.
  • Fichier scolaire coopératif.
  • Bibliothèque de Travail.
  • Plans de travail (mensuels, hebdomadaires).
  • Conférences d’enfants.
  • Dessin libre.
  • Méthode naturelle de lecture.
  • Echanges d’élèves.

Nous nous préoccuperons, certes, de ces questions pour en approfondir l’étude et en faire entrer la pratique dans l’automatisme indiscutable de notre pédagogie. Mais nous n’aurons pas énormément à innover dans ces domaines, la conquête essentielle étant faite. Il s’agit de se préoccuper actuellement de l’aménagement qui est, comme on le sait, d’une importance pourtant encore majeure.

3° C'est sur cette troisième partie, que doivent se porter tout particulièrement notre attention et nos efforts.

Il faut considérer :

D’une part, les positions avancées, sur lesquelles nous nous sommes engagés depuis plus ou moins longtemps déjà, avec plus ou moins de succès, où nous avons piétiné parfois depuis longtemps, attendant les renforts nécessaires ou le moment favorable ; que nous avons, parfois aussi, provisoirement perdues pour les reconquérir péniblement ensuite.

Là, tout reste à faire, ou presque. Les chemins ne sont pas encore tracés. Ils sont parfois dessinés, mais ils ne nous ont pas encore menés aux grandes clairières ; il nous faut chercher, encore et toujours, expérimenter, répéter, consolider les quelques points dont nous avons la maîtrise, organiser peu à peu nos conquêtes pour que, l’an prochain ou dans deux ans, elles puissent s’inscrire au chapitre 2 des conquêtes assurées qui restent en voie d’organisation.

Nous mettrons dans ce sous-titre :

— Nos plans hebdomadaires et mensuels.

Voilà une question dont nous discutons depuis longtemps. J’ai retrouvé des plans que j’avais proposés et polygraphiés en 1939.

Nous savons, maintenant, ce que nous voulons, ce dont nous avons besoin. Il nous suffit de passer à la réalisation de ce que nous allons faire. Conformément aux indications que j’ai données dans notre précédent n°, nous allons incessamment constituer les équipes actives de 6 à 8 travailleurs qui seront tenus par nous en liaison permanente par lettres circulaires. Notre ami Bernardin nous a déjà écrit qu’il approuve sans réserve cette organisation : « A 7 ou 8, nous dit-il, on fait dix fois plus de travail qu’en grand nombre. »

Nous réaliserons aussi, pour l’année prochaine, des plans de travail mensuels d’histoire, de géographie, de sciences, de grammaire, de vocabulaire, de calcul. Travailleurs de chacune de ces branches, faites-vous inscrire.

— La réalisation de B.E.N.P. spéciales, contenant, dûment classées, toutes les références aux manuels scolaires pour l’exploitation de nos complexes d’intérêt.

Un grand nombre de camarades s’y sont attelés. Le groupe de la Vienne est en train de mettre au point.

— Le calcul vivant :

Jusqu’à ce jour, le calcul était, avec l’histoire, une des rares techniques dont nous n’ayons pas rénové l’esprit. Nous avons bien nos fichiers auto-correctifs, qui sont déjà entrés dans les automatismes scolaires. Mais, rattacher cet enseignement à la vie afin de cultiver le sens du calcul est une tâche autrement dure que nous avons entreprise, avec les Histoires chiffrées, préconisées par la Commission de calcul, et par la brochure que doit nous donner bientôt Lucienne Mawet.

— Le Cinéma et le film fixe, dont nous avons précédemment exposé le programme.

— Nous allons lancer des vignettes dont on trouvera spécimens dans ce n° et qui seront un complément appréciable à nos fiches.

Les vignettes, qui apporteront une documentation scientifiquement exacte, seront destinées à illustrer des fiches ou des conférences. Elles serviront à compléter certaines B.T. géographiques ou scientifiques. Elles pourront également satisfaire le goût de la collection des enfants qui pourront acheter ces vignettes, les échanger, les coller. Elles seront en vente chez les libraires.

— Nous allons poursuivre, et terminer, si possible, nos travaux sur :

a) Et si la grammaire était inutile ;

b) Pour une histoire utile ;

c) La Connaissance de l’enfant.

Parmi les tentatives et les expériences faites dans des voies encore incertaines, il en est qui, pour des raisons diverses, ont fait brèche et ont progressé très rapidement en pointe. Nous nous engageons dans ces brèches avec tout l’allant dont nous sommes capables, persuadés que ces progrès exceptionnels nous permettent de progresser sur tout le reste du front.

C’est le cas du dessin et des peintures d’enfants. L’entreprise piétinait ; on n’avançait qu’à un rythme désespérant, bien qu’un certain nombre d’éducateurs et surtout d’éducatrices soient parvenus à des réussites qui honoraient l’effort de l’initiatrice.

Elise Freinet a eu l’idée — quelque peu téméraire, à l’origine — d’organiser une, puis plusieurs expositions de peintures d’enfants. Cela a été un succès inespéré qui a stimulé et encouragé nos camarades, en intéressant à cette activité particulière de nos écoles, non seulement les Inspecteurs et les collègues, mais aussi les parents eux-mêmes qui ont mieux compris, par ce biais, un des aspects les plus séduisants de l’Education Moderne.

Nous continuerons donc dans cette voie si féconde. La ronde des expositions va continuer, en s’enrichissant sans cesse et en se complétant par la réalisation de projets qu’Elise vous expliquera. Nous la doublons et la complétons par des films fixes en couleurs représentant les plus belles de nos peintures d’enfants avec présentation et commentaires d’Elise Freinet. On peut, d’ores et déjà, retenir la location de ces films fixes. Des instructions particulières seront données aux Délégués Départementaux.

Et, nous allons publier prochainement un livre abondamment illustré sur la Méthode Naturelle d'Expression par le Dessin, que nous sommes en train de terminer avec Elise Freinet, et qui contiendra, notamment, une échelle de l’intelligence révélée par le dessin.

Autre réussite en flèche : nos albums d'enfants, si unanimement appréciés, et pour lesquels nous recommandons aux camarades de faire une intense propagande.

Bien sûr, les divisions ne sont jamais aussi arbitrairement tranchées. Il est des techniques de travail qui sont déjà passées dans l’automatisme et que nous nous appliquons, cependant, à améliorer. Nous nous préoccupons toujours de parfaire le texte libre, l’imprimerie et la correspondance ; nous enrichissons sans cesse notre F. S. C. ; nous complétons chaque semaine la liste de notre belle collection B.T. Nous l’avons dit : le front progresse en tous points ; une armée qui piétine est une armée perdue. Nous avons, cependant, tenu à faire comprendre les principes généraux de notre travail pour parvenir à une classification de nos activités qui nous permettra d’envisager rationnellement le travail de l’année à venir,

Dette activité complexe de l’Institut sera facilitée à partir de septembre par une organisation matérielle digne, enfin, de l’ampleur de notre mouvement. Les nouveaux locaux montent. Avant la fin du mois, nous planterons sur la charpente neuve le bouquet symbolique et prometteur, et les visiteurs, toujours nombreux, pourront en septembre, venir se rendre compte sur place de ce que peut la collaboration dévouée de milliers d’instituteurs au service de l’Ecole laïque.

On dit que toute pierre va au clapier. Toute recherche pédagogique va, aujourd’hui, dans le sens de nos techniques. Notre mouvement de l’Ecole Moderne qui est, de loin, le plus nombreux et le plus dynamique des organisations pédagogiques de France, attire naturellement — automatiquement — tous les éducateurs, et ils sont l’immense majorité, qui aiment leur métier et s’appliquent à lui donner un maximum d’efficience, qui aiment un travail dont nous avons su exalter la dignité et la magnificence ; et qui sauront lutter pédagogiquement, socialement et politiquement pour que se réalisent, dans la paix, les conditions de milieu qui permettront l’épanouissement de l’Ecole populaire que nous préparons.

C. FREINET.

P.-S. — Nous avons déjà annoncé que notre deuxième film technique « Le cheval qui n'a pas soif » était presque terminé. Il ne reste à tourner que quelques scènes d’intérieurs dans une classe traditionnelle où les enfants n’ont pas soif.

Le Directeur de l’Ecole Montfleury, à Cannes, notre adhérent et ami Buasso, mettait à notre disposition une de ses classes. Naturellement, il fallait l’autorisation de TI. P., à qui nous avons écrit aussitôt. L’I. P. a transmis à l’Inspecteur d’Académie, qui vient de nous répondre par la lettre suivante :

« Estimant qu'il ne doit pas y avoir d'opposition entre les techniques d'enseignement réputées traditionnelles et celles dites « nouvelles », et que notre école publique et officielle doit se prêter à toute tentation de conciliation sur ce point comme sur les autres, et ne pas servir uniquement de « repoussoir » et de machine de guerre, je me vois dans l'obligation de ne pas vous accorder l'autorisation demandée. »

Comme nous n’avons aucune machine de guerre à monter, nous nous inclinons devant cette décision, si mal justifiée, de la haute autorité départementale. Mais nous n’en regrettons pas moins que, au moment où, dans la presque totalité des départements de France et de l'Union Française, tous les officiels comprennent, apprécient, soutiennent et encouragent les efforts désintéressés et généreux de l'Ecole Moderne, Monsieur l’Inspecteur d’Académie des Alpes- Maritimes soit si mal renseigné sur un mouvement qui n’a pas besoin de repoussoir pour animer les milliers d’écoles publiques laïques qui honorent, incontestablement, la pédagogie française. .