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LES DITS DE MATHIEU - Ils ont oublié leur pomme

Décembre 1949

Ils étaient cinq petits qui montaient vers « l’Auberge », une belle pomme à la main pour terminer leur goûter. Et vous savez combien les enfants aiment le goûter et les pommes à croquer.

Mais voilà que, sur le bord du sentier, une jolie mousse au vernis d’argent tapissait la pierre humide. Les enfants s’agenouillent comme devant la crèche de Noël, puis, délicatement, ils arrachent chacun un morceau de ce trésor qu’ils portent dans leurs mains fragiles.

— Nous la mettrons dans le mouchoir...

— Je la poserai sur la fenêtre, près de ma poupée, avec des papillons dessus...

— Je la rangerai sur ma table de nuit et il y poussera des fleurs...

Ils ont oublié leur pomme. Ils montent le chemin caillouteux, extasiés, transportés, soulevés par la beauté au-dessus des vains soucis du jour, heureux comme des dieux parce qu’ils emportent un trésor : le reflet délicat et fragile de la mousse argentée, comme un oiseau bleu qu’ils auraient un instant saisi...

Avez-vous remarqué la grande place que tiennent les couleurs, les sons et les rêves dans le langage et les premiers écrits d’enfants ? Tout y est lumineux, aérien, libre et frais comme une eau qui coule. Et nous nous empressons, nous, de faire un barrage, d’éteindre la lumière, de ternir la splendeur des paysages, de rabaisser obstinément vers la pierre et la boue des yeux qui s’obstinaient à regarder vers l'espace et l’azur. Et c’est vers la matière, vers l’objet à examiner ou à manipuler, vers le papier à tisser, le crayon à saisir, la construction à monter, c’est vers le prosaïque — pratique peut- être — que nous orientons nos enfants en leur masquant à jamais l’idéal et la beauté.

On nous dira que nous n’avons pas à former des rêveurs, mais des hommes pratiques, capables de bonne heure de creuser la terre ou de visser un boulon. Mais nous savons aussi que nous avons plus encore besoin d’hommes qui sachent oublier, au bord du sentier de la vie, la pomme qu’ils tenaient dans leur main, pour partir, en chercheurs désintéressés, à l’assaut de l’idéal.

Prenez garde à ne pas gaspiller, en l’enfant, des biens inestimables dont il ne connaîtra plus jamais la splendeur.